Le mouvement contre la réforme des retraites est aussi celui contre la précarité et la paupérisation
Dans le monde une classe en lutte octobre 2010
(Ce texte, écrit avant que le présent mouvement de lutte, ne prenne fin n'est qu'une partie d'un travail plus vaste qui tentera d'aborder tous les aspects de ce qui a largement débordé la réforme des retraites)
Il y a en France une sorte de culte ou de routine de la manifestation qui est plus un acte de pression politique que l'expression d'une action directe de classe. C'est une arme aux mains des syndicats car ils sont pratiquement les seuls à pouvoir en organiser de significatifs à l'échelle de la France.
Gouvernement et confédérations syndicales s'affrontent sur le nombre des manifestants, ce qui serait une sorte de thermomètre de la tension sociale et donnerait plus de poids aux dirigeants syndicaux dans leur dialogue avec le pouvoir. Mais il ne faut pas se faire d'illusion sur ce nombre. En général, il se double d'une « journée d'action », ce qui ne signifie pas forcément une grève mais laisse latitude aux sections syndicales dans l'organisation de la protestation au niveau de l'entreprise. Le nombre peut ne pas venir de la participation active d'un nombre important de travailleurs : c'est un fait bien connu que les confédérations syndicales peuvent, si elles le jugent nécessaire pour cette pression politique, « mobiliser » tous ceux qui, dans les entreprises, ont droit légalement à du temps « non-productif » payé, y compris les « représentants » pris à l'extérieur de l'entreprise ; une usine de taille moyenne, par exemple de 1 000 travailleurs, peut ainsi « mobiliser » une quarantaine de « représentants syndicaux », tous syndicats confondus. S'y ajoutent éventuellement quelques fidèles auxquels les horaires en équipes ou les ajustements de la loi sur les 35 heures permettent d'aller manifester ainsi sans perte de salaire, au point que les détracteurs ont pu parler de « grèves RTT ».
La manifestation est un substitut à la grève, uniquement à caractère politique, sans affirmation sociale en termes de lutte de classe. Cependant, on doit considérer ces manifestations sous un autre aspect. Si, pour les confédérations syndicales, elles sont un moyen de canaliser un mouvement et éventuellement de l'épuiser par leur répétition, ce qui entraîne une désaffection et la mort, elles peuvent aussi avoir un effet exactement inverse : une participation plus importante que prévue, et la nature même de ces actions peut être révélatrice d'une courant plus profond et plus général qui dépasse même l'objet apparent des revendications posées par les confédérations syndicales.
C'est ce qui s'est produit lors de chaque manifestation qui se voulait, semblable aux précédentes, contre les retraites. Non seulement chacune d'elle rassembla autant, sinon plus, de participants que les actions antérieures, mais de telles actions avaient lieu concomitamment dans de nombreuses villes de province, regroupant parfois plus de participants que les effectifs salariés de la ville. Cette caractéristique montrait que la protestation contre la réforme du système de retraite contenait un autre élément plus général : elle traduisait un mouvement ample de mécontentement social, qui ne pouvait s'exprimer en raison des particularismes divers mais qui pouvait profiter de cette opportunité pour paraître au grand jour.
L'unité affichée par les confédérations syndicales dans l'appel à la manifestation portait d'ailleurs témoignage de l'ampleur de ce courant non-apparent de mécontentement social global. Leur embarras sur la suite à donner montre bien la crainte de se trouver devant un mouvement de grande ampleur qui dépasserait leurs forces de contrôle. Des dirigeants syndicaux ont exprimé ouvertement une telle crainte. Ils laissent ainsi apparaître qu'ils n'ont aucunement l'intention de promouvoir une action de grande ampleur, tout en sachant que la réforme sera finalement adoptée et que leur jeu politique avec le pouvoir ne leur permettra de revendiquer que quelques aménagements de détail. Leur rôle effectif actuel, objectivement ou pas, est bien dans la ligne de la fonction syndicale : être les agents efficients de ce dont le capital a besoin pour résoudre les problèmes de sa pérennité et, éventuellement, être les chiens de garde du prolétariat.
Journées de grèves et de manifestations nationales se suivent parfois seulement à quelques jours d'intervalle. Alors qu' habituellement, cette répétition est plus faite pour décourager, elle réunit au contraire le même nombre important de participants, à une même échelle sur tout le territoire. C'est ce caractère témoignant d'une détermination de la base de ne pas cesser la lutte qui contraint pratiquement d'une part au maintien d'une unité intersyndicale, et de l'autre à l'organisation de ce minimum de lutte visant uniquement la réforme des retraites.
Mais, dans le même temps, s'est développée parallèlement une série d'initiatives diverses qui peuvent émaner de la base syndicale, d'initiatives individuelles ou de collectifs divers, tout comme de fédérations syndicales opposées à la politique réformiste de la confédération. Comme le souligne un journaliste de Libération, on a « d'un côté le gouvernement, les directions syndicales, les partis de gouvernement prêts à un compromis pour sortir du mouvement, de l'autre une partie de la base, les lycéens, certaines professions en colère, certaines organisations CGT, des militants disséminés mais actifs » . Ces initiatives peuvent être de deux sortes : d'une part des grèves qui s'installent dans la durée, d'autre part des participations diverses locales à des actions ponctuelles ou de soutien aux piquets de grève. Les grèves peuvent être limitées à des secteurs bien définis : les dockers du port de Marseille, les éboueurs et d'autres agents municipaux de cette ville, les raffineries de pétrole et le blocage des dépôts pétroliers, secteurs où la grève est totale. Par contre, bien que des grèves reconductibles aient été lancées dans le secteur des transports (Sncf et transports urbains), elles n'ont pas été assez puissantes pour perturber ces secteurs dans le temps. On doit regarder avec prudence l'ensemble de ces conflits qui restent entre les mains des centrales syndicales : leur déclenchement à un moment précis, tout comme leur fin à un autre moment précis, montre qu'au-delà du vernis radical qu'on a pu leur prêter, ils entraient dans une stratégie élaborée et bien contrôlée.
Le blocage du secteur pétrolier a été pratiquement le seul capable de perturber sérieusement le ravitaillement sur certaines parties du territoire et par contrecoup toute l'activité économique. La réaction du gouvernement a été de disperser par la force les piquets de grève, d'utiliser des moyens juridiques pour contraindre au minimum un déblocage de la distribution et de recourir à des importations massives des pays voisins. Ces opérations ont déclenché une solidarité active qui est venue renforcer les opérations de blocage qui, après les interventions policières, se sont déplacées sur le réseau routier. Mais, en général, elles n'ont pas été suffisamment soutenues et permanentes pour entraîner un blocage conséquent. Tant de la part des interventions policières que du côté des « bloqueurs », tout s'est le plus souvent déroulé dans une sorte de modus vivendi ne s'apparentant pas à une guerre de classe.
Alors que le mouvement déroulait depuis des jours ses sempiternelles manifestations s'est développé, également dans toute la France, un mouvement de grève des élèves des écoles secondaires, et pour partie des universités. Cela rejoignait ce que l'on avait pu constater, au cours des mois, de fractions de plus en plus importantes et jeunes de la population ; c'est dans le cadre de ce mouvement qui touche également les jeunes des banlieues que l'on a vu les affrontements les plus violents avec la police. Ces grèves lycéennes et étudiantes ont entraîné une sorte de fusion avec les blocages liés à la grève des raffineries, à d'autres grèves, ou aux journées d'actions syndicales.
L'ensemble du mouvement, à l'origine et encore formellement dirigé contre la réforme des retraites, a pris ainsi davantage la forme d'une expression directe, une protestation contre le gouvernement davantage que contre le système capitaliste dans sa crise présente (bien qu'il soit difficile de le caractériser vraiment tant il présente, même dans sa détermination, une grande confusion).
Ce qui s'est passé et se passe encore n'est en rien comparable à mai 68 par exemple, ou à des mouvements d'ensemble plus récents. Alors que certains revendiquaient un « blocage de l'économie », cette économie capitaliste a continué de tourner sans trop de difficultés. Mis à part ceux que nous avons évoqués, aucun des secteurs clés n'a été en grève, ou alors de manière très limitée. L'inconnue sur ce qui peut survenir tient dans plusieurs points : les lycéens et étudiants, la réforme finalement votée - ce qui conduira certainement certains syndicats à se retirer de l'intersyndicale -, le développement de cette fusion vers un large mouvement de contestation sociale échappant au contrôle syndicalo-politique. Ce qui est certain,c'est que les « marginalités de la lutte », pour déterminées qu'elles puissent être, ne pourront, à elles seules - c'est-à-dire sans un mouvement puissant des travailleurs - dépasser toutes les forces de contrôle social et amorcer dans la lutte le changement de société dont elles rêvent. H.S.