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28 juin 2011

Egypte : une insurrection, pas une révolution

Avant, il y avait l’armée soutenue par les Etats-Unis, sauce dictatoriale ; aujourd’hui, il y a encore l’armée soutenue par les Etats-Unis, sauce dictatoriale saupoudrée de démocratie.

Cet article est paru dans Echanges n° 136 (printemps 2011).

Masereel TyranMasereel la démocratie

Quand la lutte de classes est le moteur de l’Histoire

Réduire ce qui s’est passé et se passe encore en Egypte à un débat entre démocratie et dictature, c’est ignorer ou mépriser le rôle central de la lutte de classes dans la montée d’une opposition politique et dans la répression qui frappe aujourd’hui ceux qui veulent aller au-delà d’un simple changement de têtes garantissant le maintien de la domination capitaliste sur ce pays. L’Egypte est un maillon trop important sur l’échiquier mondial pour que les grandes puissances impliquées directement dans l’équilibre politico-économique du Moyen-Orient puissent négliger les mouvements sociaux qui risqueraient de le mettre en cause.

En Egypte comme ailleurs, cet affrontement capital-travail prend des formes différentes selon le stade de développement du capitalisme et on peut le faire remonter aussi loin que la pénétration capitaliste avec la colonisation. Pour tenter d’expliquer la situation actuelle, nous ne remonterons qu’aux luttes des dernières années dont la montée progressive est en quelque sorte l’épine dorsale des transformations politiques en cours.

Comme bien d’autres pays « en développement », la pérennité d’un système politique autoritaire garantit des conditions d’exploitation de la force de travail particulièrement intéressantes pour les pays développés. S’y ajoute pour l’Egypte une position stratégique pour la préservation d’un équilibre politique de tout le Moyen-Orient.

C’est dire à quel point le maintien d’une « paix sociale », dans le statu quo des conditions d’exploitation de la force de travail, était crucial pour le système politique bénéficiant du soutien notamment financier et économique des grandes puissance, particulièrement des Etats-Unis. C’est ce qui explique qu’au moment où les luttes pour les salaires et les conditions de travail gagnent en ampleur et menacent sérieusement l’activité économique, le système politique de domination n’a d’autre choix que de renforcer la répression. Cela ne résout nullement la crise sociale, mais au contraire touche d’autres couches que les ouvriers, notamment les classes moyennes, qui supportaient le régime pour autant qu’il lui garantissait un certain niveau de vie. Nous touchons ici l’impact direct et indirect de la crise mondiale, qui à la fois développe la revendication ouvrière et rebondit sur les classes moyennes, désormais touchées dans le peu d’espace politique les concernant et dans leurs conditions de vie. C’est ainsi que, parallèlement à la lutte de classes et profitant de sa contestation du régime, une revendication politique va se développer et s’amplifier. Dans la mesure où l’ensemble menace de déstabiliser l’équilibre politique antérieur, les grandes puissances dominantes vont tenter de faire que cette revendication politique se transforme en une nouvelle forme de domination, dont la fonction essentielle sera de faire que les conditions d’exploitation de la force de travail soient globalement maintenues.

L’irrésistible ascension de la lutte de classes

Il est évident que cette lutte ne part pas d’une date définie et qu’elle a toujours existé avec le développement industriel de l’Egypte, quelles qu’en soient les formes, capitalisme d’Etat ou capitalisme privé, ou mixte comme aujourd’hui. Il est évident aussi que si 40 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté (souvent avec moins de 1,50 euro par jour) devant recourir à la précarité d’une économie informelle (50 % de l’activité économique), l’Egypte est un pôle d’attraction des industries a fort capital variable, d’autant plus qu’elle est proche des marchés de l’Europe.

Même avant l’impact de la crise de 2008 et des spéculations sur les produits alimentaires de base, ce développement industriel, dans les conditions spécifiques du pays, avait entraîné une croissance continue des conflits sociaux. Avant tout, on doit rappeler qu’avec un contrôle syndical strict d’un syndicat officiel (FSE) séquelle de la période capitaliste d’Etat, toute grève hors de ce cadre est illégale et durement sanctionnée (jusqu’à un an de prison sans compter le licenciement), ce qui est presque toujours le cas, tout reposant alors sur le rapport de forces.

De 2004 à 2008, 1 900 grèves avaient impliqué 1 700 000 travailleurs, en février 2010 plus de 3 000 grèves seront ainsi dénombrées ; pour partie elles correspondaient à un développement de la pauvreté, le taux de pauvreté absolue ayant progressé de 16,7 % en 2000 à 19,6 en 2005. La première grande vague de grèves va éclater de janvier à mai 2007 (1), touchant d’abord l’industrie textile puis faisant tache d’huile dans tout le pays. Mais c’est l’impact de la crise qui d’une part va aggraver les conditions d’exploitation et d’autre part atteindre plus directement le niveau de vie.

Dans un pays d’industries consommatrices de main-d’œuvre bon marché, le ralentissement de la consommation des pays industrialisés a entraîné une chute des exportations (textile, mécanique, produits alimentaires conditionnés), un ralentissement du trafic du canal de Suez et une diminution du tourisme. Parallèlement, une chute des investissements étrangers a fait reporter l’extension des zones économiques spéciales, moteur antérieur du développement économique.

Globalement, en 2009-2010, il est estimé que l’économie se contracte de 3 %. Avec l’afflux annuel de jeunes sur le marché de la force de travail, la montée du chômage était inéluctable.

Malgré les subsides de l’étranger, l’impact de la crise a porté également sur les finances publiques et le secteur pourtant subventionné des produits de base. En 2008, bien que l’inflation ait déjà atteint 16 %, le gouvernement décide d’une augmentation de certaines denrées (40 % pour les carburants, 10 % pour le tabac, avec répercussion sur le coût des transports par exemple). Pour s’assurer au moins le soutien de l’ensemble des fonctionnaires et prévenir une grève, les salaires des fonctionnaires sont augmentés de 30 %.

Le feu de la vague de grèves de 2007 couve encore et la répression s’est considérablement durcie. Immédiatement après les grèves du textile de 2007, le gouvernement a démantelé le réseau de soutien des travailleurs du Center for Trade Union and Workers Services (CTUWS), dit en français Centre des services des syndicats et des travailleurs d’Egypte, qui étaient effectivement des sortes de syndicats clandestins en fermant autoritairement tous les bureaux de cette organisation. En mai 2008, la loi sur l’état d’urgence est étendue pour le rendre plus efficace. Une bonne partie des poursuites sont engagées pour « tentatives de renverser le régime par la force » qui vaudront, dans les six premiers mois de 2009, 230 condamnations à mort dont 50 pour le seul mois de juin. De nouvelles inculpations apparaissent en 2009 conjointement à la répression des grèves : celle des blogueurs, toujours sous les mêmes inculpations. Faut-il voir aussi dans cette montée de la contestation et de la répression le fait qu’en 2008, 60 % des élèves des écoles ont fait l’objet de mesures disciplinaires ?

Cette répression ne va pas pour autant diminuer l’impact de la crise dans les réactions ouvrières : en 2009, sur 600 affrontements sociaux illégaux, 184 impliqueront des occupations d’usines, 123 de simples grèves et 110 des manifestations. En octobre 2009, chaque jour voit naître un conflit, soit sur les salaires soit même pour le simple paiement des salaires dus. Pourtant la répression ne faiblit pas ; un seul exemple : en juillet 2009, une grève de milliers d’ouvriers des carrières dans le centre de l’Egypte se solde par un mort, et 17 policiers blessés ; 53 arrestations et des poursuites judiciaires. Un commentateur peut écrire : « C’est une bombe à retardement . On ne sait pas quand elle explosera. » C’est finalement l’impact de la crise mondiale et de la spéculation qui va tout pousser au point de rupture (en 2010 seulement, le prix du blé va augmenter entre 40 % et 70 %).

Quand « démocratie » signifie « contrôle du mouvement ouvrier et maintien de la mainmise du capital mondial »

Lors de la vague de grèves qui, montées en puissance depuis 2003, culminent au printemps 2007, notamment avec le point fort de l’usine textile de Mahalla dans le delta du Nil, suivies de certaines concessions mais surtout d’une répression, un courant d’opposition politique va se développer d’abord marginalement, pour rapidement connaître un important essor.

Ce courant n’émane pas directement de ces conflits sociaux, mais va en quelque sorte profiter de la profonde crise dont ils sont l’expression. Il ne contient aucune perspective révolutionnaire ; même s’il est réprimé durement par le régime dictatorial en place et précisément à cause de cette répression, son approche politique ne vise qu’à libéraliser le système politique en usant d’appels à des mouvements de masse pacifiques. Il ne conteste nullement par ailleurs le contrôle capitaliste international d’une Egypte, maillon important dans l’équilibre économico-politique de tout le Moyen-Orient dominé par les Etats-Unis. D’une certaine façon, il apparaît que la menace d’un affrontement social majeur a fait concrétiser la revendication d’une classe dirigeante moderne dont les méthodes de gestion politique s’opposent aux méthodes inadaptées du pouvoir en place. Les relations extérieures de ces artisans de la démocratie laissent apparaître que les soutiens dominants du pouvoir politique ainsi contesté ont œuvré discrètement dans ce milieu contestataire avec pour but de préserver leurs intérêts.

Dans le sillage des grèves de 2007, quelques jeunes lancent sur Facebook des réflexions bien senties sur leur propre situation. Esraar Abdel Fattah, journaliste qui travaille à la direction des ressources humaines d’une entreprise du Caire, peut écrire sur son site : « Pas de travail, pas d’universités, pas d’écoles de commerce, on a juste besoin de justice, on a besoin de salaires suffisants, on a besoin de travail. » Les réponses affluent par dizaines de milliers et parmi elles, celle d’Ahmed Maher, ingénieur travaillant dans une entreprise du bâtiment et étudiant pour un master, qui va révéler un talent d’organisateur. Tous deux ont d’ailleurs milité précédemment au parti El-Ghad (Parti de demain), parlementariste, reconnu en 2004, qui prône une réforme politique et économique autour du slogan « La main dans la main, nous bâtirons l’avenir » (2). Un mouvement pour le changement (Kefaya) va tenter d’organiser des manifestations de protestations dans différentes villes à différentes périodes mais, malgré leur faible succès, elles sont plus ou moins durement réprimées.

Ce sont ces « opposants » qui lancent sur Facebook un appel à une « journée de désobéissance civile » pour le 6 avril 2008, invitant « les travailleurs à rester chez eux pour protester contre les bas salaires, les hausses de prix, leur solidarité avec les travailleurs de Mahalla et demandant la suspension des exportations de gaz en Israël ». Entre-temps, des contacts avec les leaders des mouvements précédents de Mahalla (dont Kamel Abbas, responsable du Centre des services des syndicats et des travailleurs CTUWS) ont permis de mettre sur Facebook des images de la répression. Kamel Abbas a eu précédemment des contacts avec Ray Abernaty, délégué de l’AFL-CIO et assistera en février 2010 aux Etats-Unis à un symposium organisé par le Carnegie Endowment for International Peace, une ONG pour le développement de la coopération interétatique et la promotion d’un engagement actif des Etats-Unis sur la scène internationale ; l’organisation qu’il préside a reçu en 1999 le prix des Droits de l’Homme de la République française et en août 2010, le George Meany-Lane Kirkland Human Rights Award décerné par l’AFL-CIO aux Etats-Unis.

Des mots d’ordre sont lancés pour une grève générale pour le 6 avril, jour qui précède des élections locales prévues pour le 8. Des concessions et la répression amènent l’annulation de l’ordre de grève. Mais cette annulation n’est que partiellement suivie. Dans tout le delta, rassemblements et manifestations entraînent le cortège d’affrontements et de répressions autour principalement de deux pôles, les étudiants et les travailleurs de Mahalla, où les émeutes durent deux jours. En fait, il n’y a pas eu de grève générale ; c’est alors qu’est lancé le Comité du 6 avril, qui va bientôt regrouper via Facebook près de 70 000 correspondants et, fort de cette adhésion, appeler en toute occasion opportune à des manifestations politiques dans l’espoir de parvenir à une chute du régime. Le comité est formé essentiellement de jeunes diplômés.

On doit ici relever des liens qui éclairent sur la tactique ainsi suivie par les animateurs de ce comité. Ils semblent avoir été en liaison avec une organisation serbe, Optor (dont les initiatives furent à l’origine de la chute de Milosevic) qui prône les actions de masse non-violentes. Optor est financée et conseillée par des organisation américaines Freedom House (une ONG pour le « développement des libertés » financée par le gouvernement américain) et Open Society Institute (fondée par le financier G. Soros). Optor a joué un rôle d’orientation vers l’action de mouvements de masse et vers les Etats-Unis pour déstabiliser les régimes plus ou moins dictatoriaux en Ukraine et en Géorgie. Dans le passé, la police du régime Moubarak a torturé et assassiné bien des opposants ou grévistes égyptiens sans que cela déclenche des mouvements d’ampleur nationale, y compris à l’appel du Comité du 6 avril. C’est le lynchage par la police d’un jeune de 28 ans, Khalid Saïd, le 6 juin 2010 devant le cybercafé d’où il envoyait des vidéos dénonçant la corruption de la police, qui va déclencher en 2011 le mouvement que le Comité du 6 avril tente de promouvoir depuis trois années. On peut se poser la question : pourquoi ? Sans aucun doute, la situation d’ensemble des classes moyennes comme du prolétariat s’est sensiblement aggravée avec la crise mondiale entraînant un renforcement d’une répression qui devient insupportable. Mais on ne peut négliger le fait que Khalid Saïd, bien qu’orphelin de père, soit un spécialiste en informatique qui a fait ses études aux Etats-Unis, décrit parfois comme « businessman », et qu’un de ses frères travaille actuellement aux Etats-Unis pour une institution gouvernementale et a même changé son nom après le 11 septembre.

Le Comité du 6 avril se double immédiatement d’un autre comité, « Nous sommes tous Khalid Saïd », qui s’adresse avant tout aux usagers d’Internet (ce qui définit un public, quand on sait que l’Egypte compte en moyenne 29 % d’illettrés) pour des actions de protestation pacifiques qui rencontrent un grand écho (250 000 répondent sur Internet) : ainsi, en juillet 2010, le « silent stand », rassemblements immobiles et silencieux, en un jour et un lieu précis, au coucher du soleil ; le « projet de million de billets de banque », qui invite chacun à écrire sur les billets en circulation simplement « Nous sommes tous… » ou des slogans hostiles au régime. Cette campagne peut se poursuivre et s’intensifier avec une certaine complicité de Google et Twitter qui se précisera en février 2011, au plus fort de l’affrontement avec le pouvoir Moubarak, par la mise en place d’un système permettant de déposer des messages appelant aux manifestations sur le réseau téléphonique international qui sont rediffusées ensuite sur Twitter.

Le 25 juin 2010, plusieurs milliers de personnes manifestent pacifiquement notamment à Alexandrie contre la torture, à l’appel de Mohammed El Baradei, prix Nobel de la Paix 2005 au titre de directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique de l’ONU (AIEA), et qui mène une campagne pour une réforme de la constitution . Son « Alternative pour un parlement populaire » regroupe différentes oppositions mais aussi certains membres du parti officiel, le Parti national démocratique (NDP). Il réunira 700 000 signatures à cet effet et le 21 septembre suivant appellera au boycott des élections prévues pour le 23 novembre. Ce sont les événements tunisiens qui vont accélérer l’ensemble du mouvement, d’un côté celui des deux comités, de l’autre celui de la réforme (ils contiennent tous deux cette même revendication).

Le 31 décembre, les deux comités lancent un appel à des manifestations de solidarité avec ce qui se passe en Tunisie pour le 2 janvier 2011. Le 15 janvier s’installe au Caire une sorte de quartier général qui se réunit quotidiennement et va organiser le mouvement de protestation en réglant tous les détails. Un journaliste du magazine Time le décrit comme formé de deux douzaines de jeunes professionnels, juristes, comptables, informaticiens, ingénieurs. Cette organisation est ainsi décrite : « Deux jours avant les manifestations, nous avons établi un nouveau mode d’action dans lequel 30 à 50 militants étaient postés dans des zones centrales ou les places publiques pour informer les protestataires du lieu précis où devait converger la manifestation. Ce lieu était connu d’un seul dans ce groupe et révélé au dernier moment. » Le 23 janvier, ils sont rejoints par un responsable de plus haut niveau, Waël Gonin, qui est le responsable du service marketing de Google pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient et travaille dans l’émirat de Dubaï (il sera d’ailleurs arrêté puis relâché) (3).

Le 24 janvier, ces différents comités ou organisations – Mouvement du 6 avril, Groupe pour la justice et la liberté, Campagne pour le soutien à El Baradei, les Frères Musulmans et le Front démocratique –, vont former une Direction unifiée des jeunes révolutionnaires en colère, qui deviendra une Association nationale pour le changement. Celle-ci prendra contact avec le Conseil militaire, organe présent du pouvoir. Parallèlement, Kamal Abbas prend la tête d’une Fédération des syndicats indépendants. La répercussion des événements tunisiens s’exprime d’abord aussi par un mimétisme individuel de cinq Egyptiens qui s’immolent par le feu.

Jugeant, d’après le succès de leurs appels sur Internet et les échos populaires de l’agitation dans les pays arabes, que le moment est venu de relancer un appel à une journée nationale de protestation, tous ces noyaux d’opposants s’accordent sur la date du 25 janvier 2011. On peut noter que deux des principaux protagonistes de cette opposition dont les relations avec les Etats-Unis sont évidentes vont venir prendre leur place dans la contestation montante : El Baradei depuis Vienne et Gohin depuis Dubaï. mais, comme le soulignera un commentateur, « la révolution Egyptienne n’a pas éclaté juste à cause d’Internet mais par les mêmes forces qui font éclater les révolutions à travers les âges : haine d’une aristocratie corrompue et sa police secrète, frustration d’une classe moyenne montante et désespoir des pauvres ».

Un mouvement populaire bien orienté

Un commentateur pourra analyser ainsi le potentiel mobilisateur de ce qu’on pourrait définir comme une classe moyenne montante : « Leur capacité de modeler l’opinion publique est plus importante que leur nombre (plusieurs centaines de milliers) parce qu’ils résident dans les grandes villes et que leur situation leur confère un statut social supérieur. Ils veulent un développement économique de l’Egypte et l’intervention de l’Etat, ce qui leur ouvrirait des perspectives. »

Effectivement, contrairement aux journées antérieures, cette journée du 25 janvier, toujours appelée sur Internet, regroupe dans le centre du Caire plus de 20 000 manifestants d’origines assez disparates qui sont encerclés par la police anti-émeutes, mais se déroule dans le calme malgré l’apparition de slogans comme « Moubarak dégage ». Ce n’est pas la mobilisation attendue, mais de semblables manifestations ont lieu dans d’autres villes du delta et jusqu’à Assouan. A Suez, elle tourne à l’affrontement avec trois tués dont un policier. Comme le déclarera un des manifestants, un juriste de 28 ans qui a pris la consigne sur son portable : « C’est ce jour-là que nous avons brisé la barrière de la peur. »

A partir de cette date jusqu’au 9 février, le mouvement de révolte va prendre une grande ampleur et il n’est guère possible d’en donner tous les détails, à la fois faute de place mais aussi parce que, si l’on connaît relativement bien ce qui a lieu au Caire et dans le delta du Nil, on en sait beaucoup moins sur ce qui se passe dans l’ensemble du pays, et encore moins sur les tractations politiques qui vont se jouer dans les sphères du pouvoir, notamment sur les interventions américaines. On ne peut que souligner les tendances que cette révolte va exprimer dans une sorte de dialectique du rapport de forces avec le pouvoir en place et avec, moins ouvertement évidente, l’intervention de la seule grande puissance dominante, les Etats-Unis.

Pendant toute cette période, les millions de manifestants qui finiront par occuper en permanence la place centrale du Caire, la place Tahrir, n’exprimeront, à l’instar des initiateurs des appels « au changement », que des revendications politiques. Même les actions les plus radicales vont se diriger contre la police, les commissariats, les bureaux et les sièges du parti dirigeant le NDP. Toutes ces actions ne viseront au début qu’à demander la démission de Moubarak et, lorsque celle-ci aura été acquise, la démission des têtes les plus marquantes du régime qui tentent de se maintenir en place. Pratiquement il n’y aura, même au plus violent des affrontements avec la police ou lors de contre-attaques des partisans du pouvoir, aucune réplique insurrectionnelle visant à prendre d’assaut les bâtiment officiels pour en chasser les représentants d’un pouvoir politique honni. D’une certaine façon, le mouvement de révolte restera dans les normes définies par les instigateurs, c’est-à-dire un mouvement pacifique destiné à faire céder le pouvoir sur des points précis, et nullement à s’y substituer ; même si au début les jeunes des classes moyennes sont rejoints par ceux des quartiers déshérités, la masse des manifestants prendra un aspect plus hétérogène et pacifique avec la venue de familles entières.

Cette attitude explique que ce pouvoir, c’est-à-dire le seul parti dirigeant, NDP et ses têtes, va tenter de miser sur la répression et sur l’épuisement du mouvement. La répression va prendre sa forme habituelle d’attaque frontale des manifestants, mais aussi des tentatives de déstabilisation plus perverses : l’armement d’opposants plus ou moins soudoyés qui iront attaquer les occupants de la place Tahrir, la libération ou l’évasion facilitée de prisonniers qui par des menaces orchestrées de pillage pourront entraîner des réactions de possédants, des attaques plus ou moins manipulées de commissariats ou de bureaux du NDP qui auraient été organisées par des agents du pouvoir pour faire disparaître des documents compromettants. Apparemment, c’est la détermination des manifestants qui réagiront par le nombre à toutes ces tentatives de déstabilisation du mouvement qui contraindront les dirigeants à abandonner d’abord Moubarak puis certains des dirigeants les plus compromis.

Pourtant, l’élément central de la domination, c’est l’armée. Dans la coulisse, elle va tenter de préserver l’essentiel de son rôle économique et politique. Pour ce faire, face à un mouvement qui risque de leur faire perdre cette position, les dirigeants de l’armée d’une part adopteront une sorte de neutralité, semblant s’interposer entre la police et les manifestants, laissant même se développer une sorte de fraternisation entre la troupe déployée sur la place Tahrir et les occupants permanents, entamant un dialogue avec le cartel des instigateurs de la révolte. Cette attitude tend à montrer que ces généraux entendent ne se séparer que des membres les plus compromis de l’équipe Moubarak, qui pourtant font partie, pour beaucoup d’entre eux, de ce même milieu militaire.

Le rôle de l’armée

Depuis 1952, après le coup d’Etat qui renversa le roi Farouk, tous les dirigeants de l’Egypte ont été des militaires appuyés sur l’armée qui reste la colonne vertébrale de l’Egypte moderne, vecteur des intérêts américains au Moyen-Orient.

Les estimations des effectifs de cette armée varient quelque peu, entre une Garde républicaine (entre 3 000 et 5 000), une Garde nationale (environ 60 000), et l’armée proprement dite (entre 400 000 et 500 000 dont environ 200 000 conscrits). On ne sait trop si les fraternisations qui apparaîtront viendront du fait de ces conscrits, mais certaines viendront également d’officiers de second rang (durement sanctionnés lorsque la reprise en main s’amorcera).

Mais, dans l’ensemble, les différents corps de l’armée resteront fidèles au commandement, c’est-à-dire au pouvoir resté en place : apparemment neutre, « en réserve », lorsque la force du mouvement de révolte ne se sera pas entièrement révélé, cédant peu à peu à des revendications qui ne mettaient pas en cause son rôle central mais seulement des têtes et un mode de gestion du clan dirigeant, engageant des pourparlers avec les instigateurs classe moyenne de la révolte dont les revendications ne paraissaient d’ailleurs pas très éloignées de celles de certains éléments de l’armée.

Deux éléments resteront immuables, sans être mis en cause par le mouvement insurrectionnel : d’une part, la place prééminente de l’armée dans l’économie égyptienne, d’autre part ses liens étroits avec les Etats-Unis. On peut penser que l’élimination du clan Moubarak, tout comme les premiers pas vers une démocratisation, furent et sont encore liés avec les orientations de l’insurrection. Une fois la mutation politique et la consolidation d’intérêts économiques plus ou moins assurée, l’armée fera tout pour « rétablir l’ordre » d’autant plus que le mouvement de grève qui se développe à partir du 9 février va la contraindre à accélérer le processus des réformes.

En 1970, à la mort de Nasser, son successeur Sadate met fin au capitalisme d’Etat et aux relations privilégiées avec l’URSS dans un virage à 100 % avec des relations suivies avec les Etats-Unis, un rapprochement avec Israël (qui se poursuivra en une étroite collaboration même après la défaite de la guerre de 1973) et une privatisation de l’économie. Après l’assassinat de Sadate en 1981, Moubarak poursuivra la même politique.

L’armée va profiter doublement de la nouvelle orientation. D’une part, dès 1970, est créée au profit de l’armée une « Organisation arabe pour l’industrialisation » destinée à financer les technologies militaires mais qui en fait va se transformer en une sorte de trust militaire d’investissement assez secret dont les intérêts vont recouvrir presque tous les secteurs de l’économie (plastiques, voitures, centres d’appel, agroalimentaire, BTP, téléphone, tourisme, etc.), y compris l’accaparement de terres. D’autre part, l’armée va se voir subventionnée directement par les Etats-Unis, recevant 1,3 milliard de dollars sur les 3 milliards de subventions annuelles américaines. Il semble que la politique de privatisation de Moubarak au profit de son clan ait porté préjudice aux intérêts économiques de l’armée, dont une partie avait intérêt à profiter de la révolte populaire (d’où l’attitude de neutralité apparente au début des manifestations) pour régler ses comptes avec ce clan.

Si Moubarak pouvait pour une partie de la population être identifié comme l’homme des Américains, et si sa chute a pu paraître signifier une baisse de cette domination, il ne s’agit encore là que d’un changement dans la forme politique de ces « relations privilégiées ». L’Egypte étant une pièce maîtresse du statu quo politique dans le Moyen-Orient, les gouvernements américains successifs ont bien été conscients que la montée de troubles sociaux pouvait menacer ce statu quo. Ceci d’autant plus que dans les milieux arabes, cette politique comportant une collaboration étroite avec Israël a toujours été particulièrement impopulaire (4). Dès 2005, Condoleezza Rice pouvait déclarer au sujet de l’Egypte : « Pendant soixante ans, mon pays a cherché la stabilité dans le Moyen-Orient aux dépens de la démocratie. Maintenant, nous avons prévu une autre voie, nous soutenons les aspirations démocratiques de tous les peuples. » Politique reprise par Hillary Clinton qui, en janvier 2011, avertit les champions du statu quo dans le Moyen-Orient que les fondations du vieux système de domination « s’enfoncent dans les sables » (5). L’envoi d’émissaires du gouvernement américain se fera particulièrement discret, bien qu’il soit déterminant – tout comme la venue fin janvier d’El Baradei ou de Waël Gonin qui, tous deux, bien que dans des domaines différents, représentent les alternatives de jonction avec les militaires, ce qui se fera effectivement.

Le Financial Times du 31 janvier 2011 résumait ainsi la situation : « L’Etat égyptien est puissant et sa forme actuelle ne semble pas remise en question bien que les Egyptiens le voient omniprésent. Tout découle de l’Etat et tout y retourne. La colonne vertébrale de sa structure est son appareil sécuritaire, une “sécuritocratie” des plus sophistiquée. L’armée égyptienne, qui possède un portefeuille économique complexe, a tout intérêt à maintenir le statu quo et peut développer une nouvelle vision de la manière dont les intérêts de l’Etat doivent être préservés… »

La classe ouvrière entre en scène : l’accélération du replâtrage politique

On ne peut pas dire que la classe ouvrière soit restée à l’écart du mouvement, et ce dès la journée cruciale du 25 janvier : nombre de travailleurs ont sans aucun doute participé aux manifestations et occupations de l’espace public, mais ils étaient en quelque sorte noyés dans la masse et contraints de reprendre les slogans et buts des initiateurs, slogans et buts qui n’étaient pas forcément les leurs. Déjà pourtant, dans les villes à dominante ouvrière, les manifestations prenaient un tour plus radical. Les appels à la grève générale limitée du comité du Caire pour soutenir les manifestants de la place Tahrir ne rencontrent guère d’écho, d’autant moins qu’au même moment les représentants de ces derniers tentent de mettre au point une réforme de la constitution devant être discuté avec ceux qui restent encore au pouvoir.

Mais la contestation va prendre un tournant et leur échapper au moment même où, le lundi 6 février, à la faveur d’un remaniement ministériel, est annoncée la réouverture des banques, et la reprise du travail par les fonctionnaires. Des grèves éclatent dans tout le pays qui vont atteindre une grande ampleur le mercredi 9 février : la grève touche les usines textiles, les fonctionnaires, les enseignants, les ouvriers agricoles, les chemins de fer, le canal de Suez. A Port-Saïd, les habitants d’un bidonville attaquent et incendient les bâtiments administratifs alors que d’autres occupent la place centrale. A Louxor, des milliers de travailleurs du tourisme manifestent pour être indemnisés ; à Assouan, 5 000 chômeurs attaquent les bâtiments gouvernementaux, bloquent rues et chemin de fer, exigeant le renvoi du gouverneur qui, lapidé, est obligé de fuir. La révolte gagne la vallée du Haut Nil, y compris les milieux paysans ; les attaques de la police laissent des tués et des blessés. Le 10 février, 2 000 cheminots occupent les voies de la gare centrale du Caire ; 3 000 ouvriers de la maintenance du canal sont en grève, de même que les chauffeurs de bus, les médecins, les ouvriers des aciéries, ceux du textile de Kafr el Dawwar et de Mahalla, 4 000 de la chimie.

Le mouvement qui fait ainsi tache d’huile est nettement distinct de celui de la place Tahrir et ne revendique que des augmentations de salaires, le droit de grève, le droit syndical et souvent le renvoi des dirigeants et du conseil syndical officiel. Un discours de Moubarak le 10 février qui reste ferme au pouvoir provoque une véritable explosion ; bâtiments gouvernementaux incendiés ou occupés, attaques de commissariats, fraternisation avec les militaires, etc.

La reprise en mains et la répression

C’est certainement l’armée et, en coulisse, les Américains qui, pour désarmer le mouvement social et tenter de le ramener sur un terrain politique, décident du départ du seul Moubarak. Le maintien de quelques-uns des dirigeants de son clan ne masque guère la prise du contrôle par les militaires : un Conseil suprême des forces armées dont la première tâche est le maintien de l’état d’urgence et du couvre-feu.

Face à cette situation où la revendication polarisée sur une seule tête est satisfaite et cette affirmation d’autorité, plusieurs courants vont se délimiter nettement.

Les animateurs du comité pour le changement prennent carrément position pour le comité des militaires qui leur promet le dimanche 13 février la dissolution du Parlement, un changement dans la constitution et des élections dans six mois avec la possibilité de former des partis. Un des représentants des « porte-parole » de la révolte, El Baradei, l’homme de confiance des Américains, déclare : « Nous avons confiance dans l’armée et nous demandons au peuple de lui donner l’opportunité de mettre en œuvre ce qu’ils ont promis » ; et un autre des leaders autoproclamés des groupes initiateurs ajoute : « Le but principal de la révolution a été atteint . »

La place Tahrir se vide d’une bonne partie de ses manifestants mais il reste néanmoins une poignée d’irréductibles, plusieurs centaines qui jugent, même de leur point de vue réformiste, que le but n’a pas été atteint ; notamment, presque tout le clan Moubarak garde les rênes du pouvoir et son parti reste opérationnel. Une sorte de chassé-croisé va s’installer entre les tentatives de l’armée, qui cette fois n’est plus du tout neutre, de vider la place, et un nouvel afflux de manifestants. Comme ce mouvement persiste, mais aussi parce qu’en arrière-plan les grèves continuent, le conseil des militaires, qui poursuit des discussions avec le cartel des opposants (il reçoit Waël Gonin), cède peu à peu sur les têtes les plus corrompues du pouvoir et finira même par engager des poursuites contre Moubarak.

Mais cela ne règle pas pour autant le conflit social qui se meut dans une tout autre sphère. Le gouvernement militaire a tenté de camoufler l’extension des grèves en décrétant que le lundi 14 février serait un jour de vacances. Mais cela ne change rien car les grèves continuent les jours suivants dans les banques, le pétrole et le gaz. Plusieurs centaines de travailleurs manifestent devant le siège de l’officielle Fédération des syndicats égyptiens (FSE) au Caire, demandant sa dissolution et son remplacement par des syndicats indépendants. Au point que le Conseil militaire croit devoir lancer des avertissements : « Les Egyptiens responsables voient que ces grèves, dans cette période délicate, ont des effets négatifs car elles touchent la sécurité du pays en perturbant toutes les institutions et le fonctionnement de l’Etat. Les militaires ne toléreront pas le retour du chaos et du désordre. » Mais les concessions politiques successives, quoique minimes, créent l’impression que le pouvoir est en position de faiblesse et les grèves perdurent et s’étendent, toujours sur les mêmes revendications de base, au point que le vendredi 18 février, l’avertissement se fait plus menaçant. Le conseil rappelle que les grèves sont illégales et « qu’il n’autorisera pas la poursuite de ces actes illégaux qui mettent en danger la nation et qu’ils s’y opposeront ».

Le 19 février des centaines de grèves appuient les revendications de salaires mais de plus en plus mettent aussi en cause les dirigeants d’entreprise ; des concessions incitent à revendiquer, comme par exemple à Mahalla où après quatre jours de grève la reprise du travail se fait le 20 février avec le limogeage du président de l’entreprise textile, le paiement des jours de grève et une promesse de 25 % d’augmentation. Mais peu à peu, soit effet des menaces soit lassitude ou plus simplement besoins alimentaires, les grèves semblent s’amenuiser vers la fin février, sans pourtant disparaître complètement. C’est sans doute ce répit qui fait que le 28 février, l’armée attaque les derniers bastions qui continuent à se retrouver place Tahrir, à y passer la nuit malgré le couvre-feu : les bagarres durent quand même six heures avec des blessés et des arrestations.

Pendant tout le mois de mars et jusqu’à la mi-avril, une situation très confuse s’installe. D’une part, les grèves continuent mais, d’autre part, si elles touchent un secteur essentiel l’intervention de l’armée est immédiate : ainsi, le 7 mars, les militaires évacuent les bureaux de poste en grève. Cependant, les travailleurs égyptiens ont découvert leur pouvoir et posent des revendications sur lesquelles les patrons sont prêts à négocier. Des milliers de travailleurs se rassemblent de nouveau devant le siège du syndicat officiel pour demander le départ de tous ses dirigeants. D’un autre côté, des éléments pro-Moubarak tentent d’accentuer le chaos ambiant en organisant des attaques de commissariats ou des bureaux de l’ex-police de sécurité ; le bruit court que les patrons pro-Moubarak incitent les ouvriers à revendiquer pour mettre le Conseil militaire en difficulté et prôner ainsi le retour d’un pouvoir fort.

Le 11 mars le Conseil militaire prend un nouveau décret durcissant les pénalités pour les « actes de violence » jusqu’à la peine de mort. Le 14 mars, le ministre du Travail annonce que le droit de créer un syndicat sera accordé à la Fédération des syndicats indépendants qui s’est reconstituée à partir des réseaux CTUWS qui avaient été démantelés par Moubarak en 2008 (6). La place Tahrir continue d’être le lieu de rassemblement malgré la répression et les arrestations qui conduisent aux tribunaux militaires (elles atteindront plusieurs centaines de détentions, totalement arbitraires pour la plupart). Le 19 mars, suite aux promesses du Conseil militaire, un référendum est organisé pour une réforme de la constitution qui ne consiste qu’en des amendements divers dont le plus important est celui qui permet la formation de partis indépendants. Ce projet a été mis au point avec l’accord des Frères Musulmans et du Collectif des jeunes de la révolution. Manifestement cela n’intéresse guère les Egyptiens puisque seulement 41 % des électeurs inscrits participent à la manipulation d’un vote précipité, ce qui fait que seul à peine un tiers y a trouvé un intérêt. Dans nombre de grandes villes, le vote est même négatif.

Cette tentative de normalisation n’a guère d’effet puisque le 1er avril, plus de 100 000 personnes se retrouvent encore place Tahrir au Caire et plus dans d’autres villes pour « Sauver le jour de la révolution » ; le 8 avril, de nouveau, des centaines de milliers de manifestants réclament un gouvernement civil, mais au matin du 9 avril l’armée entre en action : 6 tués, 71 blessés. Vingt-cinq officiers et des hommes de troupe avaient rejoint les manifestants en dénonçant leur hiérarchie militaire, sans que l’on puisse parler d’une mutinerie, mais ce geste est assez inquiétant pour le pouvoir et huit d’entre eux seront arrêtés. Le mardi précédent, de nouvelles grèves ont éclaté dans les centres textiles du delta du Nil et les grévistes se sont rassemblés dans des manifestations contre les licenciements et la corruption et pour un salaire minimum, sortant des usines pour faire le siège du gouvernement de la province ; menacés par les militaires, ils n’ont pas osé aller au-delà mais ont formé pour partie des contingents qui se sont retrouvés le vendredi place Tahrir au Caire.

Devant les réticences du pouvoir à relâcher son contrôle répressif et malgré une décision judiciaire ordonnant la dissolution du parti de Moubarak, le NDP, le Collectif des jeunes rompt les discussions avec le Conseil militaire. En avril, le Conseil militaire promulgue une nouvelle loi faisant de la grève (toute activité qui entraverait le fonctionnement des institutions publiques et de toute activité pendant l’état d’urgence) un délit puni jusqu’à un an de prison et d’une amende pouvant atteindre 90 000 dollars.

Quels lendemains ?

« Révolution : ensemble des événements historiques qui ont lieu dans une communauté importante (nationale en général) lorsqu’une partie du groupe en insurrection réussit à prendre le pouvoir et que des changements profonds (politiques, économiques, sociaux) se produisent dans la société » (dictionnaire Le Robert).

Même si l’on s’en tient strictement à cette définition, ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte et peut tendre à s’étendre – présentement uniquement dans les différentes nations à dominante religieuse musulmane – sunnite de surcroît),

même si l’on se réfère à ce que furent les événements historiques ayant conduit à une prise du pouvoir par tout ou partie des acteurs de l’insurrection, même sans se référer aux différentes versions de ce que pourrait être une véritable révolution – sociale – qui mettrait un terme au système capitaliste d’exploitation de l’homme par l’homme et d’accaparement du produit de cette exploitation,

force est de constater que, dans les développements tels que nous venons de les décrire, dans aucun des pays touchés par ce qu’on appelle « le printemps arabe » – Tunisie, Egypte et autres plus récents – il n’y a eu de prise du pouvoir par des masses hétéroclites (c’est-à-dire toutes classes confondues). Il y eut, et il y a encore, des attaques ponctuelles contre les bâtiments locaux, parfois nationaux sièges des organismes particuliers du pouvoir (commissariats, mairies, siège du parti au pouvoir) mais pas une attaque générale contre les organismes centraux de l’Etat. : partout l’essentiel des forces d’encadrement et de répression du système (armée, police, administrations, hiérarchies sociales) sont restées pratiquement en place, assurant la pérennité du système capitalisme dans son cadre national et ses liens avec le système mondial de domination du capital.

Peut-on voir dans ces quelques avancées l’éveil d’une conscience de classe qui conduirait à des bouleversements plus radicaux et à l’avènement d’une société communiste mondiale ? La réponse ne peut venir que des exploités, les innombrables prolétaires diversement dominés par la chape de plomb du capital. Il ne fait aucun doute que, sans être réellement les initiateurs directs de ces insurrections, les prolétaires ont contribué à leur développement et que, notamment pour l’Egypte, l’entrée en grève des ouvriers avec leurs propres revendications a accéléré le processus de réformes à la tête de l’Etat. Mais une fois atteint ce changement de têtes, ce qui, même au sein de l’appareil de domination interne ou externe apparaissait comme indispensable pour éviter de véritables poussées révolutionnaires, les travailleurs sont priés de retourner au turbin car on n’a plus besoin d’eux pour cette tâche – par contre, on a bien besoin d’eux pour faire tourner l’économie et continuer à en tirer des profits et alimenter l’appareil d’Etat qui les opprime dans tous les aspects de leur vie.

La révolution sociale n’est pas au programme : d’ailleurs les travailleurs qui se sont lancé dans la lutte des derniers jours n’en demandaient pas tant, seulement des hausses de salaires, le changement des conditions de travail et la possibilité de s’organiser pour se défendre dans le quotidien. Les mêmes exigences pour lesquelles ils continueront à se mobiliser contre leurs employeurs et indirectement contre le système et le gouvernement qui en sont l’émanation. Une autre forme d’insurrection – ouvrière et sociale – peut alors surgir qui pourrait se généraliser si les travailleurs se rendent compte que leurs faibles espoirs ont été vains et que le changement auquel ils ont pu contribué n’a pratiquement rien changé à leur misère quotidienne.

Si les événements évoluaient vers une contestation sociale, ou si, devant cette frustration, ils reprenaient cette voie, la sorte d’union nationale actuelle des partis et de l’armée agirait pour la réprimer, fût-ce dans le sang, avec le soutien de la « communauté internationale » à commencer par les Etats-Unis. Aujourd’hui, ceux qui restent accrochés fermement au pouvoir « conseillent » aux travailleurs de reprendre le travail en échange de projets de réformes politiques mal définies. Si, partie de la Tunisie, contestation et émeutes s’étendent dans leurs cadres nationaux à l’encontre de systèmes politiques similaires, cela n’a pas entraîné même une ébauche d’internationalisation de la lutte dans les pays concernés. Et, encore moins, tout au moins à notre connaissance, on n’a vu surgir des formes spécifiques de lutte ou de prise en main de formes de gestion sociale qui auraient pu servir d’éléments à une telle internationalisation. Pour en revenir à l’Egypte, malgré la répression dont l’armée a pris le relais après celle de Moubarak avant et pendant la révolte (plus de 1 000 tués, des centaines d’arrestations avec leur cortège d’exactions et de tortures et les sentences des tribunaux militaires), le Conseil militaire atermoie toujours entre des concessions « démocratiques » accordées au compte-gouttes sous la pression de la rue ou des usines, et une dictature plus musclée qui ne pourrait, aujourd’hui, qu’entraîner des réactions violentes imprévisibles. Cette relative faiblesse du pouvoir se retrouve non seulement dans les grèves qui persistent et dans des actions locales sur une foule de sujets, dont le commun dénominateur reste ce qui est interprété comme des abus de pouvoir (par exemple la reprise par les paysans de terres distribuées sous Nasser et récupérées illégalement par les anciens propriétaires [7] ou bien la contestation violente à Louxor de la nomination d’un nouveau gouverneur de confession chrétienne). Cette situation incertaine et quelque peu chaotique peut générer tout autant une nouvelle poussée de révolte (peut-être avec un contexte social plus affirmé) qu’une « contre-révolution » d’un régime aussi autoritaire que l’ancien.

Mais, comme partout dans le monde, le destin national de l’Egypte et l’action des protagonistes de la révolte politique (la nouvelle classe moyenne montante cherchant son intégration économique et sociale) ou ceux de la révolte sociale (la classe ouvrière) dépend de l’évolution du contexte international. Les données initiales – la baisse du niveau de vie due à la crise et aux spéculations mondiales – restent présentes et l’économie égyptienne – crise mondiale et troubles intérieurs – est stagnante. Cela signifie qu’aucun régime qui dépendrait forcément de l’aide américaine maintenue (et même récemment accrue [8]) ne pourrait dans l’immédiat résoudre la quadrature du cercle de l’accroissement du chômage et de la montée des jeunes générations (9), qui frappe autant mais distinctement les ambitieuses classes moyennes que l’ensemble du prolétariat. Le monde entier est face à de tels dilemmes, chacun dans son cadre national, devant un avenir d’incertitudes.

H. S.

NOTES

(1) Voir un bref aperçu de ce mouvement dans Echanges n° 121, p. 3 et 124 p 17 ainsi que dans les différents bulletins Dans le monde une classe en lutte..

(2) Ahmed Maher déclarera : « Nous nous préparions à renverser Moubarak cet automne. Nous pensions procéder comme les Serbes .Nous avions établi un plan similaire au leur. Mais la chute de Ben Ali a précipité les choses » (Le Nouvel Observateur, 24-30 mars 2011) ; nous ne pouvons donner tout le détail des liens ainsi décrits dans cet article ; signalons seulement que la tactique utilisée par ces internautes a été décrite par un Américain, Gene Sharp, dans un ouvrage sur la manière de faire tomber les dictatures. L’importance du nouveau moyen de communication axé sur Internet (sans pour cela lui accorder un rôle essentiel, pas plus qu’aux tactiques préconisées) peut se mesurer par le fait que ce groupe collectera 24 millions de contacts Internet, que le « comité Facebook » comptera 5,45 millions d’intervenants, que 300 000 personnes utiliseront Twitter et que 250 000 consulteront les blogs. On ne peut non plus négliger le rôle de la chaîne de télévision arabe Al Jazeera qui fera d’ailleurs, l’objet tout comme les accès Internet, de blocages et d’interdits du pouvoir.

(3) Waël Gonin sera désigné par les médias américains comme le visage de la révolte des Egyptiens. Ce n’est pas un hasard. Plus jeune que Mohamed El Baradei, l’autre poulain des Américains, moins inquiétant que les Frères Musulmans, parlant bien l’anglais, marié à une Américaine et cadre international chez Google, il est un représentant typique de cette classe moyenne montante, une nouvelle génération qu’un texte du Monde.fr du 12 février 2011 appelle la « génération post-islamiste » : plus éduquée, pluraliste, mieux informée – une évolution qui marque aussi le mouvement des Frères musulmans.

(4) Cette collaboration est à la fois économique et politique. Par exemple un pipeline approvisionne Israël en gaz égyptien (40 % de sa consommation totale), ou des zones économiques spéciales en Egypte dont la production entre aux Etats-Unis sans être taxée, à condition qu’elle comporte au moins 10,50 % de produits israéliens. Pour la politique, une collaboration dans les services de sécurité et d’espionnage ou dans le contrôle du Hamas et de la frontière avec Gaza.

(5) Financial Times, 2 et 3 février 2011.

(6) « Conference officially forms new – and growing- independent union federation », 3 mars 2011,

(7) « En Egypte, les paysans sont aussi dans la révolution » pour se libérer de l’appropriation féodale des terres. Raphaël Kempf, site du Monde diplomatique, 5 mars 2011.

(8) William Burns, sous-secrétaire d’Etat, déclare qu’aider à la transition politique en Egypte est une « tâche plus importante pour la politique étrangère américaine que toutes celles qu’il a dû affronter depuis la fin de la guerre froide », Financial Times, 24 mars 2011.

(9) 28 % des jeunes de 18-24 ans sont étudiants et 17 % des chômeurs ont entre 15 et 29 ans.

 

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