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14 janvier 2015

CONTRIBUTION POUR UNE REFLEXION SUR LA "QUESTION KURDE"

« Qestion Kurde », Etat islamique, USA et autres considérations

 Il Lato Cattivo extrait


le texte qui suit a été initialement prévu pour une rencontre publique – qui s’est tenue à Bologne, début septembre 2014 – avec Daniele Pepino, auteur de l’article « Kurdistan, dans l’œil du cyclone » (dans Nutanak, n° 35, été 2014). N’ayant pu participer à cette rencontre, nous avons, ultérieurement, remanié le texte initial ; ce qui en résulte peut être lu soit comme une série de notes en marge de l’article de Pepino, soit comme un texte indépendant.

« Kurdistan, dans l’œil du cyclone » a le mérite de présenter d’une façon claire le cadre des forces politiques qui interviennent dans la région kurde ; mais l’article appelle une série de questions qu’il faut souligner. Au-delà de la simple mise en valeur de l’intervention des milices du PKK dans leur soutien aux kurdes yezidi menacés par l’EI dans le nord de l’Irak, l’auteur procède à une véritable apologie de cette organisation et de son prétendu tournant d’ « ouverture » (le confédéralisme démocratique). De plus, l’absence d’une description des forces sociales et des organisations qui en sont les expressions politiques, tend à faire apparaître leurs interventions comme comme de simples choix subjectifs opérés par des individus socialement indéterminés. Enfin, entre autres questions, celles du financement du PKK ou des alliances qui caractérisent le Moyen-Orient sont trop rapidement évoquées.

 Il est vrai que pour aborder ces questions de manière plus complète il faudrait écrire plusieurs livres. Bien entendu, les notes qui suivent ne manqueront pas de rester lacunaires. Mais nous pensons qu’elles peuvent éclairer sous un axe différent aussi bien les récentes évolutions de la « question kurde » que les conflits qui enflamment, encore une fois, le Moyen-Orient. Sans oublier que si cela peut avoir une utilité quelconque pour nous ou pour d’autres, leur intérêt réside dans le fait de saisir, non la question de l’ « autonomie » (quoi qu’elle puisse signifier), mais celle du communisme.

 Question kurde : une digression historique

 2014_R_fugi_s_kurdes

L’émergence d’une « question kurde » spécifique, à la fin de la Première Guerre mondiale, est à inscrire dans le processus chaotique de la formation des États-nations dans le Proche et Moyen-Orient. Partout, la formation d’un État-nation moderne implique la nécessité de faire coïncider les frontières administratives de l’État avec celles d’une unique communauté nationale ; les États plurinationaux représentent généralement des situations problématiques ou exceptionnelles : l’État-nation, c’est-à-dire l’État du Capital, est mono-national, parce que le rapport entre les individus et l’État mis en avant ne peut tolérer une fidélité à une autre communauté que celle que prétend représenter l’État-nation. État et nation doivent alors coïncider. Un tel processus n’a rien de « naturel », c’est un processus d’homogénéisation qui peut relever du bricolage et prendre des formes d’assimilation soft, comme il peut utiliser la purification ethnique la plus brutale. S’il est vrai que pour l’Europe le puzzle de populations fut plus moins un obstacle que pour les Balkans ou le Moyen-Orient, la raison n’en réside pas tant dans l’importante ou faible complexité ou dans le caractère inextricable du puzzle en soi, mais dans le fait que si en Europe la formation des États-nations s’est faite sur l’impulsion du développement d’un capitalisme endogène, rendu possible par la succession bien définie des modes de production antérieurs, dans les Balkans et le Moyen-Orient cette formation s’est faite selon un développement capitaliste venant d’ailleurs, avec les rivalités intercapitalistes qui en ont découlé. À la suite du démembrement de l’Empire Ottoman, dont les puissances victorieuses (Grande-Bretagne et France) se partagent les dépouilles, il y a la création de l’Irak et de la Syrie que Britanniques et Français mettent sous mandat, et d’autre part celle de la Turquie avec l’ascension du mouvement nationaliste de Mustapha Kemal (Atatürk). Ce dernier se trouve immédiatement confronté au caractère plurinational du futur État turc (Turcs, Kurdes et Grecs d’Anatolie), question sommairement simplifiée par l’extermination des Arméniens en 1915-16 par les « Jeunes Turcs » (1 200 000 morts). Quant aux Kurdes, le traité de Sèvres du 10 août 1920 consignait la possibilité de créer un petit Kurdistan indépendant, à condition que cela corresponde à la volonté collective de la population kurde, ainsi que la formation d’un État arménien à partir d’une des provinces d’Anatolie orientale. Ces conditions furent rejetées par les chefs tribaux et les cheiks des confréries (propriétaires terriens) en raison de la faible étendue du futur État kurde par rapport à la région effectivement habitée par la population kurde, étendue qui serait par la suite réduite par la création d’un État arménien. Le nationalisme kurde embryonnaire tenta alors de s’unir aux kémalistes qui pour toute réponse, à peine parvenus à consolider leurs positions, étouffèrent – au-delà de la composante marxiste – la dissidence kurde à Koçgiri (1921) et imposeront avec le traité de Lausanne (1923), une révision des accords de Sèvres, fixant les frontières actuelles de la Turquie et, avec elles, laissant le Kurdistan méridional sous mandat britannique.

 L’histoire du mouvement kurde se divise en deux grandes périodes : la première, de 1919 à 1990, avec une nette césure en 1946 (la République de Mahabad), et la période du nationalisme proprement dit. La seconde, de 1990 à nos jours, est celle que nous désignerons, à la suite de Hamit Bozarslan, comme la « crise du nationalisme ». Même si, dans une certaine mesure, ils sont plus atténués que dans le reste du Moyen-Orient, ces grands tournants historiques se reproduisent successivement, dans la sphère kurde, au sein des trois fractions de la bourgeoisie à la tête de la société : bourgeoisie terrienne, petite-bourgeoisie intellectuelle et bourgeoisie pétrolière. La première période – sous la domination de la bourgeoisie terrienne – se caractérise par une série de violentes secousses : de 1919 à 1930, dans le Kurdistan iranien c’est la confédération tribale de Shikak – d’abord soutenue puis prise en otage par les kémalistes – qui dirigera le soulèvement ; en Irak, d’abord, le cheikh Mahmoud Barznadji, s’autoproclamant roi du Kurdistan, ensuite la famille Barzani prendront la tête du mouvement ; en Turquie, on enregistre 18 soulèvements en moins de 15 ans (1927-1930 à Ararat ; 1936-1938 à Dersim) ; les Kurdes syriens participeront à la plupart de ces mouvements. L’événement le plus important de cette période c’est la proclamation, le 22 juillet 1946, d’une république autonome en Iran dans le sillage de l’occupation par l’URSS d’une partie du pays ; incapable de mobiliser l’ensemble des Kurdes, malgré la participation effective de nombreux Kurdes de Turquie et d’Irak, déchirée par les conflits intertribaux, la République de Mahabad sera défaite par l’armée iranienne le 15 décembre 1946, avec l’exécution entre autres de son président Muhammed. Le PDK de Mustafa Barzani et ses peshmerga, accourus d’Irak pour soutenir la République, se réfugient en URSS où ils resteront jusqu’en 1958.

 Généralement suspectés de connivences avec les puissances étrangères transfrontalières, ces soulèvements sont écrasés avec le concours des pays impliqués : « Aucune des nouvelles bourgeoisies nationales de Turquie, Syrie, Iran et Irak, n’hésita à accomplir son sale métier. La première à se distinguer par sa férocité fut la bourgeoisie turque « progressiste », dirigée par Atatürk sur lequel la Troisième Internationale, semble-t-il [sic! ndr], fonda de grands espoirs […], le kémalisme se déchaîne, entre 25 et 37 dans la sanguinaire répression des insurrections populaires répétées jusqu’à réduire les Kurdes à des « Turcs montagnards » et le Kurdistan aux régions est de la Turquie, grâce aux campagnes de pacification pour lesquelles le gouvernement turc reçut l’efficace soutien de la France. De son côté, la bourgeoisie arabo-irakienne poursuit l’arabisation forcée de la zone pétrolifère kurde de Kirkouk, dans un premier temps avec le soutien de la Grande-Bretagne (43-45), ensuite avec le soutien politique, sinon militaire, de l’URSS, et a pu écraser une importante guérilla. De son côté, la bourgeoisie iranienne, même avec le révolutionnaire de pacotille Mossadeg, ne reconnut pas non plus l’existence d’une question nationale kurde en Iran, et se distingua elle aussi non seulement par une répression ininterrompue et par quelques tentatives de « solution finale » contre le Kurdistan d’Iran, mais aussi par sa participation à la répression des insurrections kurdes de Turquie (en 1930) et a de plus, avec le plus répugnant cynisme, joué, avec la CIA et Kissinger, au « soutien » des Kurdes irakiens en 1975. Enfin, la bourgeoisie syrienne, la plus progressiste de toutes (comme le savent les Palestiniens des camps de réfugiés de Damas), bien que n’ayant pas un réel « danger kurde » sur son territoire, n’en a pas moins expulsé de leur territoire originel 140 000 paysans pauvres kurdes, les remplaçant par des populations arabes et a usé de façon coutumière contre les Kurdes de l’arbitraire administratif, des coups de filet policiers, des licenciements de représailles et autres innovations du… progrès. » (Avec le prolétariat et les travailleurs révolutionnaires du Kurdistan, Supplément aux Quaderni Marxisti, n°3, 1984)

 La période 1948-1958 est l’ « ère du silence » : exception faite de quelques secousses locales et du succès électoral local du PDK (80 % des votes) dans l’Iran de Mossadeg, le mouvement kurde semble anesthésié ; ce n’est pas la force de la répression, à elle seule, qui suffit à en donner les raisons. En effet, dans les années 1950 commence un exode rural massif, en particulier dans le Kurdistan turc et irakien où les villes de Diyabarkir, Erbil et Souleymanye voient leur population dépasser les 100 000 habitants. Par l’intermédiaire du développement des réseaux de transport et de la scolarisation du Kurdistan turc – eux-mêmes liés au développement de l’industrie turque – apparaît une petite-bourgeoisie composée principalement d’enseignants et de représentants des professions libérales, mais aussi d’artisans autodidactes. De nombreux jeunes venant de milieux pauvres peuvent alors entreprendre des études universitaires : ce sera cette petite-bourgeoisie instruite – formée en Turquie occidentale, à Istanbul et Ankara, uniques cités universitaires dans les années 50 – qui va réactiver le nationalisme kurde dans les années 60-70 à partir du premier coup d’État en Turquie (1960), donnant au mouvement un caractère plus nettement national-populaire : « Les patriotes de gauche sont parvenus à mobiliser les masses. Leur succès venait de leur capacité à  »exploiter certaines difficultés économiques » et à mettre en lumière certaines inégalités (le sous-développement de l’Est, l’insuffisance des fonds d’aide des plans quinquennaux). Il fut également dû à leur capacité à faire cause commune avec les populations frappées par l’expropriation des terres des paysans au profit de l’industrie pétrolière dans la région de Batman. Ils se sont également érigés en défenseurs des paysans et ouvriers de cette région qui revendiquaient d’être employés dans l’extraction du pétrole. Ils sont devenus les avocats des paysans sans terres et des populations, le plus souvent rurales, victimes de la violence des unités spéciales de l’armée » (Özcan Yilmaz, La formation de la nation Kurde en Turquie, PUF, Paris 2013, p. 114). C’est la fameuse « génération 49 ».

 Le coup d’État du 12 mars 1971 en Turquie provoque de violentes réactions motivées entre autres par la situation économique. Ce sont les « années d’ingouvernementabilité » qui voient la succession de gouvernements incapables de reprendre en main les rênes de la situation jusqu’au nouveau coup d’État militaire de 1980. Dans cette période, les organisations illégales kurdes se multiplient. Leur composition sociale est presque la même que celle de la période précédente : étudiants et professions libérales, l’âge moyen est plus bas et l’appartenance politique vire au marxisme-léninisme, à l’époque très en vogue parmi les intellectuels européens. À la suite de l’amnistie générale du 26 avril 1974, les Kurdes arrêtés après le coup d’État de 1971 pour crimes politiques sont libérés et ceux qui s’étaient réfugiés à l’étranger reviennent au pays. Naissent alors des formations comme le PSTK (Parti socialiste du Kurdistan turc, qui a pour projet un Kurdistan autonome dans le cadre d’un socialisme turc) et le PKK (Parti des travailleurs kurdes, séparatiste). Les organisations kurdes surgissant dans cette période s’affrontent durement entre elles et aucune (sauf le PKK dans une moindre mesure) ne survit au coup d’État de 1980.

Initialement, le PKK ne regroupe qu’une poignée de jeunes étudiants imprégnés d’un marxisme vague et surtout réunis autour de la personnalité de Abdullah Oçalan (de la génération de 1949). Le caractère de classe revendiqué dans le nom de l’organisation existe uniquement sur le plan verbal et n’est guère qu’un vœu pieux. Le parti, existant officiellement en 1978, affirme viser la libération du Kurdistan de la colonisation turque « soutenue » à l’extérieur par l’impérialisme et à l’intérieur par les féodaux compradores : les chefs de tribus, et les féodaux kurdes appartenant à la bourgeoisie terrienne qui sont désignés comme « la principale cause sociale empêchant le développement national kurde » (Cf. Kurdistan Devrimin Yolu, manifeste politique de l’organisation). Le PKK reprend donc les thèmes d’organisations de type marxiste-léniniste, guévariste, tiers-mondiste, etc., qui avaient, pour le meilleur ou pour le pire, proliféré jusqu’alors en Amérique Latine, en Asie et même en Afrique. Il reprend ces thèmes légèrement en retard alors qu’ils sont déjà dans la courbe descendante. Cela en particulier dans le Proche et Moyen-Orient : « […] la cuisante défaite des armées arabes face à Israël est incontestablement l’événement principal qui clôt définitivement la succession des avancées du nationalisme arabe révolutionnaire, anti-impérialiste et unitaire, dont l’Égypte de Nasser avait été l’avant-garde à la suite de la nationalisation du canal de Suez en 1956 » (Georges Corm, Pétrole et Révolution. Le Proche-Orient pendant l’âge d’or, Jaca Book, Milano 2005). Bien que sur une longue période les conséquences de ce retard se fassent sentir, elles ne furent pas immédiatement perceptibles. À partir de 1978, l’organisation est suffisamment forte pour se lancer dans la « guerre révolutionnaire » contre les « féodaux » ; dans cette phase, ses actions consistent principalement en homicides (tentés ou réussis) de chefs de tribu, tout en n’excluant pas la participation aux élections municipales (le premier élu du PKK date de 1979 à Batman). À l’époque, la « guerre révolutionnaire » est étendue aux organisations rivales ; les affrontements entre le PKK et le KUK (Libération nationale du Kurdistan) dans les régions de Mardin et Hakkari sont parmi les plus sanglants, avec des dizaines de morts. À la suite du coup d’État de 1980, la majeure partie des membres du PKK qui ne parviennent pas à fuir la Turquie seront arrêtés (les documents officiels parlent de 1 800 arrestations, mais la seule prison de Diyarbkir renferme environ 5 000 Kurdes accusés de participation au PKK). Des dizaines de détenus meurent au cours de grèves de la faim.

 En 1981, commence à tous les niveaux la réorganisation du PKK à l’étranger, mais du point de vue de la situation internationale, 1979 est l’année décisive : l’Égypte de Sadate reconnaît Israël (accords de Camp David), sanctionnant ainsi la banqueroute du socialisme panarabe. La révolution iranienne à partir des usines et des quartiers populaires porte Khomeini au pouvoir. L’URSS occupe l’Afghanistan. Dans ce sombre panorama la cohérence de ce qui pouvait encore se déployer comme un front anti-impérialiste relativement unitaire fond comme neige au soleil (au grand profit de l’islamisme), la question kurde se trouve prise volens nolens dans les conflits qui opposent les États qui se partagent l’espace kurde, des tensions entre la Syrie et la Turquie jusqu’à la guerre Iran-Irak : aux revendications d’autonomie et à l’orientation anti-islamique des Kurdes iraniens, les ayatollahs répondent par la mitraille (45 000 morts selon les estimations). Le PDK et Komala (1) se replient alors en Irak ; de l’autre côté de la frontière, les Kurdes irakiens – face à l’arabisation de la région de Kirkouk voulue par Saddam Hussein afin de « préserver la nation arabe » – acceptent le soutien de l’Iran. À partir de 1988 (phase ultime de la guerre Iran-Irak) le régime irakien passe à l’extermination systématique, utilisant les armes chimiques (180 000 morts). La persécution anti-kurde est condamnée par les puissances occidentales sans sanctions concrètes jusqu’à la Première Guerre du Golfe. Sur un autre front, en 1979, la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran, les tensions avec la Turquie et la nécessité de consolider l’hégémonie alawite et de marginaliser les chiites, poussent Hafez el-Assad (2) à se présenter comme protecteur des Kurdes de la région. La direction du PKK, constituée dans le cadre d’une telle stratégie, rejoint la Syrie pour échapper à la répression de l’État turc dans le cours de la même année. Le régime autorise le recrutement et le PKK s’affirme comme un bon instrument de contrôle du Kurdistan syrien. Dans le Liban de la guerre civile, à ses touts débuts, bien entendu grâce à la protection de Damas, le PKK obtient des bases dans la vallée de la Bekaa où il crée sa première académie militaire. En juin 1983, pour dissuader la Turquie de coopérer avec l’Iran, le PDK irakien signe un protocole d’entente avec le PKK qui autorise ce dernier à organiser la guérilla près de la frontière turque. Le 15 août 1984, le PKK relance la lutte armée en attaquant deux postes militaires turcs. Cela va changer la base sociale de l’organisation : « La guérilla du PKK attire rapidement l’attention des jeunes kurdes qui vont bientôt gonfler ses rangs. Il recrute massivement dans les campagnes, mais aussi dans les cités kurdes, entre jeunes et ouvriers des grandes cités turques et dans certains pays européens, en Syrie et en Libye. Le PKK acquiert un caractère principalement rural » (Ozcan Ylmaz, op.cit., 144). Dans ce sens, il est intéressant d’examiner ce que rapporte Paul White dans son livre Primitive Rebels or Revolutionary Modernizers ? The Kurdish National Movement in Turkey (Zed Book, 2000) au sujet de la base sociale du PKK. Voici un échange entre White et Oçalan lors d’un colloque en 1992 : « (Oçalan) – Les gens qui travaillent soutiennent le PPK : les paysans, la petite-bourgeoisie, la bourgeoisie urbaine. Les patriotes pauvres et la classe moyenne soutiennent le PKK. (White) – Mais quel est le groupe le plus fertile ? Vous avez mentionné divers groupes sociaux. Je crois que le principal groupe, le plus consistant, c’est celui des paysans pauvres, c’est juste ? (Oçalan) – Hé bien, oui, ce sont les principaux soutiens de la lutte. Particulièrement en ce moment ce sont eux qui soutiennent le plus fortement la lutte. Avant le 15 août [1984, ndr], avant les années 80, quand tout a commencé, c’était plutôt les jeunes des cités, les intellectuels, la classe moyenne urbaine » (Paul White, p. cit., p. 156).

 En 1985, le gouvernement turc commence à organiser systématiquement la contre-guérilla, d’abord avec la création de milices villageoises, c’est-à-dire avec les tribus qui sont armées contre le PKK. De telles mesures empêchent alors le PKK d’intervenir, à partir de 1987, sur la totalité de la zone montagneuse du Kurdistan turc. À la déclaration de l’état d’exception dans les villes kurdes de la part du gouvernement turc (1987), le PKK, au printemps 1989, répond par des appels à l’action de masse. La « masse » répond favorablement : en 1989, à Silopi, à l’occasion des funérailles d’un guérillero du PKK, le cortège funèbre se transforme en manifestation de protestation. Quelques mois plus tard, l’événement se répète dans la ville voisine. En mars 1990, à Nusayib, un autre enterrement de guérillero se transforme en révolte. Les participants à ces désordres se comptent par milliers et il y a des morts au cours de ces manifestations. Le 20 mars 1990, des dizaines de milliers de personnes reviennent à Nusayib pour protester contre la répression policière. À la fin de 1990, tout le « Sud-Est » est touché par des manifestations de masse. En 1991, le mouvement s’est désormais implanté dans la quasi-totalité des villes kurdes et dans beaucoup de villes turques (Ankara, Istanbul, Adana, Izmir, Denizli). Dans cette période, parallèlement aux manifestations de rue se développe une vraie diaspora kurde dans toute l’Europe, dont la France, l’Allemagne et la Suède sont les principaux pays d’accueil.

Dans les années 1990 – malgré la répression en Turquie et l’exacerbation du conflit infranational entre le PKK et les kurdes irakiens du PDK – la guérilla se développe au-delà des prévisions les plus raisonnables, sur la base de la revendication d’un État kurde indépendant. En 1995, on crée un parlement kurde en exil, dont le siège est en Europe et, si l’objectif de mettre en place un gouvernement local ne se réalise pas, le PKK parvient malgré tout à remplir une série de fonctions étatiques de taxation et d’administration de la justice. Dans la même période, on voit apparaître des « Kurdes légalistes », expressions d’une classe moyenne (dont 62 % possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur) divisée entre la guérilla et la volonté d’un dialogue avec le gouvernement et la « société civile » turque. L’existence d’un courant légaliste dont on ne peut négliger l’influence (même si elle n’est pas directement conflictuelle avec la perspective guérilleriste), en lien avec le bilan négatif de l’offensive militaire avec une haute mobilisation, mais, substantiellement, ne donnant aucune importante « conquête », pousse le PKK à s’engager dans d’autres voies (sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Mais à la fin des années 90 le PKK subit la douche froide de la capture d’Oçalan. À partir de cet événement, la période comprise en 1999 et 2005 est relativement calme : la perspective d’intégration de la Turquie dans l’Union européenne met le PKK dans une position délicate, car, objectivement, il n’a aucun intérêt à mettre des obstacles au processus d’intégration, en vertu des avantages vrais ou supposés que les Kurdes de Turquie obtiendraient en termes de reconnaissance. Le PKK proclame donc un « cessez-le-feu » unilatéral, aussi pour éviter l’exécution d’Oçalan. La « longue trêve » est une phase de détente pour la population kurde, mais aussi de mécontentement pour beaucoup de militants du PKK et de conflits internes à l’organisation qui sont résolus par la coercition. Le gouvernement turc n’en atténue pour autant pas son offensive militaire qui à la longue ne peut déboucher que sur la reprise des actions armées du PKK. Depuis 2005, les affrontements entre l’armée turque et le PKK ne se sont jamais interrompus. Parmi les actions du PKK, certaines ont touché des civils (Diyarbakir, le 3 juin 2008 : 5 morts et 68 blessés). Les pressions du gouvernement turc sur les USA ont à la fin permis à la Turquie d’intervenir militairement en Irak, afin de détruire les bases du PKK sur les montagnes de Kandil : le 1er décembre 2007 a lieu la première attaque aérienne ; le 22 février 2008, c’est le tour des troupes terrestres. L’« Opération Soleil » se solde par la mort de 240 « terroristes » et 28 militaires turcs. Les USA revoient leur position et retirent leur accord, ce qui accroît la notoriété du PKK. En mai 2009, Ysar Buyukanit – chef de l’état-major turc en retraite depuis peu – déclare que la Turquie ne réussirait pas à chasser le PKK de ses bases de Kandil, même si elle y envoyait toute l’armée turque.

 Jusqu’à aujourd’hui, la condition des habitants du Kurdistan reste, dans la plupart des cas, marquée par la misère : « un déploiement d’investissement » avait promis Ecevit à la fin des années 1990, mais ces déclarations sont restées lettres mortes. Malgré la croissance économique de la Turquie, la zone habitée par les Kurdes est toujours la plus pauvre du pays : « il faut souligner que la disparité entre les régions kurdes et le reste de la Turquie demeure très forte, malgré quelques changements. Le conflit entre le PKK et l’armée turque, qui a détruit l’activité économique dans les campagnes kurdes et, en particulier, l’élevage, a ultérieurement aggravé la situation. […] Actuellement, la population du sud-est (Kurdistan turc) compte 85 % à 90 % de pauvres et le taux de chômage (18 %) est grandement supérieur à celui du reste de la Turquie (11 %). En 2006, les régions kurdes n’ont reçu que 8 % des fonds destinés à stimuler les investissements. En juin 2010, seuls 5 % des entreprises de l’Association des industriels et des hommes d’affaires turcs (TUSIAD) représentant 65 % de la production industrielle turque se trouvaient en régions kurdes » (Ozcan Yilmaz, op. cit., p. 178). L’immigration interne à poussé de nombreux Kurdes à chercher du travail dans les grands centres de la Tuquie occidentale . Même si nous n’avons pas d’informations certaines, on peut penser que les salaires des ouvriers kurdes sont généralement plus bas que ceux des ouvriers turcs. Au cours des dernières années, en particulier en 2010, surtout à l’occasion d’affrontements entre le PKK et l’armée turque, il y a eu des pogroms anti-kurdes, ce qui n’est probablement pas sans rapport – si notre supposition est exacte – avec la pression sur les salaires due à la présence de cette main-d’œuvre à bas coût.

 Au-delà des frontières turques, en Iran, après l’ère Khatami qui avait suscité de grandes espérances (et autant de désillusions) autour de l’obtention d’un statut autonome, l’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 avait déjà provoqué des secousses dans certaines villes du Kurdistan iranien, accompagnées de quelques actions armées du PJAK (Parti de la Vie Libre pour le Kurdistan, fondé en 1903 par quelques militants du PDK d’Iran). En 2008, la grève générale décrétée en souvenir d’un militant tué en 1989 suscite une grande participation dans les principales villes kurdes. En 2009, les protestations contre la réélection d’Ahmadinejad sont massives et en 2010, quatre activistes sont condamnés. L’élection du modéré Hassan Rohani va atténuer le radicalisme de l’ère Ahmadinejad, tant en ce qui concerne l’anti-américanisme sur le plan géopolitique, particulièrement dommageable pour l’économie iranienne, qu’en ce qui concerne la « main de fer » exercée contre la minorité kurde.

 En Syrie, l’expulsion d’Oçalan voulue par Hafez el-Assad marque la fin de l’idylle kurdo-syrienne, pendant que la mort du même el-Assad la rend irréversible. À partir de ce moment, le mécontentement et la volonté de « démocratisation » (mais aussi les sympathies proaméricaines) des Kurdes syriens se manifestent à plusieurs reprises jusqu’aux manifestions de 2011 et à l’éclatement de la guerre civile l’année suivante, pendant que l’opposition kurde gardera une attitude fuyante (dont nous devrons examiner les raisons). En 2004, par exemple, au cours d’une partie de football opposant l’équipe locale de Quamichli (la plus grande ville kurde en Syrie) à celle de Der-ez-Zor, l’intervention policière à la suite de bagarres entre supporters arabes et kurdes provoque sept morts, suscitant une vague de secousses qui touche les villes de Quamichli, Afrin, Damas, et Alep. Les révoltés brûlent les portraits des el-Assad père et fils, et déploient des banderoles kurdes et américaines, appelant à l’unisson : « Kurdistan libre ! »

 En Irak, les jours glorieux de la guérilla autonomiste du PDK de Mustafa Barzani sont plus que jamais lointains : « […] la guerre du Golfe a radicalement changé la configuration de la question kurde. Elle a abouti à la création d’une zone de protection dans laquelle les Kurdes irakiens ont pu édifier des institutions qu’ils gèrent eux-mêmes. […] Enfin, la guerre d’Irak de 2003 qui a renversé Saddam Hussein et recomposé l’Irak et l’espace régional a confirmé les Kurdes d’Irak dans leur rôle d’alliés stratégiques des États-Unis. Les Kurdes irakiens ont su gagner une influence sur les Kurdes de Turquie, de Syrie et d’Iran. L’expérience des Kurdes d’Irak influence aussi les autorités turques qui ne peuvent plus ignorer la nouvelle position politique et économique des Kurdes irakiens par rapport à leur frontière » (Sabri Gigerli & Didier Le Saout, Oçalan et le PKK, Maisonneuve & Larose, Paris 2005, pp 385-386). À la fin de la guerre de 1991, la perte de contrôle du gouvernent irakien sur son propre territoire permet au PKK, en plus de de se fournir en armes et munitions, de profiter d’une plus grande marge de manœuvre en Irak. Mais l’ascension du PDK actuel de Massoud Barzani (allié d’Ankara, et non seulement des USA) et avec lui d’une bourgeoisie liée à la rente pétrolière, a rendu la vie plus difficile au PKK. Non seulement en raison des conflits interkurdes que cela a produit, mais aussi de la récurrente apparition de fractions « liquidationnistes » au sein du PKK (nous y reviendrons).

 Voilà pour ce qui concerne le passé. À présent, la question kurde fait les premières pages des journaux, surtout depuis que le tristement célèbre Daesh est parvenu à prendre pied en Irak. La presse internationale célèbre l’intervention salvatrice des « Kurdes » au secours des Yezidi du nord de l’Irak. Ce que la presse omet de dire, c’est que les Kurdes en question sont les « terroristes » du PKK ou du PYK, et non les peshmerga du PDK de Massoud Barzani, qui en revanche ont pris leurs jambes à leur cou, ce qui ne change pas le contenu du discours, celui d’un banal frontisme anti-Daesh. Pouvons-nous faire notre ce discours ? La réponse est non. Voyons pourquoi.

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