Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
SPARTACUS
Archives
Derniers commentaires
7 février 2020

Rudolf Hilferding:LE CAPITAL FINANCIER

hilferdingLe Capital Financier Rudolf Hilferding

Table des matières

INTRODUCTION 3

Préface 20

PREMIERE PARTIE - L’ARGENT ET LE CRÉDIT 22

CHAPITRE I - LA NECESSITE DE L'ARGENT 23

CHAPITRE II - L'ARGENT DANS LE PROCESSUS DE LA CIRCULATION 29

CHAPITRE III - L'ARGENT COMME MOYEN DE PAIEMENT
L'ARGENT-CREDIT 42

CHAPITRE IV - L'ARGENT DANS LA CIRCULATION DU CAPITAL INDUSTRIEL 46

CHAPITRE V - LES BANQUES ET LE CREDIT INDUSTRIEL 55

CHAPITRE VI - LE TAUX D'INTERET 66

DEUXIEME PARTIE
LA MOBILISATION DU CAPITAL - LE CAPITAL FICTIF 71

CHAPITRE VII - LA SOCIETE PAR ACTIONS 72

CHAPITRE VIII - LA BOURSE DES VALEURS 88

CHAPITRE IX - LA BOURSE DES MARCHANDISES 100

CHAPITRE X - CAPITAL BANCAIRE ET BENEFICE BANCAIRE 111

TROISIEME PARTIE
LE CAPITAL FINANCIER ET LA LIMITATION DE LA LIBRE CONCURRENCE 118

CHAPITRE XI - LES OBSTACLES A L'EGALISATION DES TAUX DE PROFIT ET LES MOYENS DE LES SURMONTER 119

CHAPITRE XII - CARTELS ET TRUSTS 131

CHAPITRE XIII - LES MONOPOLES CAPITALISTES ET LE COMMERCE 134

CHAPITRE XIV - LES MONOPOLES CAPITALISTES ET LES BANQUES.
TRANSFORMATION DU CAPITAL EN CAPITAL FINANCIER 144

CHAPITRE XV - LA FIXATION DES PRIX DES MONOPOLES CAPITALISTES.
TENDANCE HISTORIQUE DU CAPITAL FINANCIER 147

QUATRIEME PARTIE
LE CAPITAL FINANCIER ET LES CRISES 151

CHAPITRE XVI - LES CONDITIONS GENERALES DE LA CRISE 152

CHAPITRE XVII - LES CAUSES DE LA CRISE 161

CHAPITRE XVIII - LES RAPPORTS DE CREDIT AU COURS DE LA CONJONCTURE 166

CHAPITRE XIX - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL PRODUCTIF PENDANT LA DEPRESSION 174

CHAPITRE XX - LES CHANGEMENTS DANS LE CARACTERE DES CRISES.
CARTELS ET CRISES 178

CINQUIEME PARTIE
LA POLITIQUE ECONOMIQUE DU CAPITAL FINANCIER 185

CHAPITRE XXI - LE CHANGEMENT DANS LA POLITIQUE COMMERCIALE 186

CHAPITRE XXII - L'EXPORTATION DE CAPITAL ET LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE ECONOMIQUE 191

CHAPITRE XXIII - LE CAPITAL FINANCIER ET LES CLASSES 204

CHAPITRE XXIV - LA LUTTE POUR LE CONTRAT DE TRAVAIL 211

CHAPITRE XXV - LE PROLETARIAT ET L'IMPERIALISME 219

INTRODUCTION

 par Yvon BOURDET

Quelques mois après la parution, à Vienne, du Capital financier, Jean Jaurès, à la fin d'un grand discours devant les députés français, en présentait ainsi la thèse principale  :

« il y a dans le monde, aujourd'hui, une autre force de paix, c'est le capitalisme le plus moderne à l'état organisé.

« (...) Dans la première période d'expansion coloniale de l'Europe, comme c'est la propriété foncière qui était d'abord le tout, puis l'essentiel de la vie économique des nations, c'est sur le type de la propriété foncière, de la propriété exclusive et immobile, que se construisait la politique coloniale de ce temps (interruptions), et l'ambition naturelle, nécessaire des peuples, c'était de façonner les pays lointains conquis par eux, sur le type de ce qui était chez eux la forme dominante de la propriété. Et alors, coloniser signifiait acquérir de la terre, avoir sur les pays lointains un monopole territorial qui servait de face à un monopole de commerce.

« Peu à peu, la propriété se mobilise ; la propriété industrielle se superpose à la propriété foncière, la propriété industrielle nominative et enracinée, individualisée, se transforme en propriété par actions. La propriété a la rapidité de mouvement, la liberté de coups d'ailes des grands oiseaux migrateurs (mouvements divers). Un même capital passe d'une entreprise à une autre et les associations s'étendent, s'élargissent.

« ( ... ) Par-dessus les frontières des races et par-dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financier (« Très bien! Très bien ! ») et les banques, les grandes banques s'installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent ; et comme elles subventionnent en même temps les succursales lointaines dans tous les pays et par-delà les mers, voilà que la puissance des banques se dresse, coordonnant les capitaux, enchevêtrant les intérêts de telle sorte qu'une seule maille de crédit déchirée à Paris, le crédit est ébranlé à Hambourg, à New York, et qu'il se fait ainsi un commencement de solidarité capitaliste, redoutable quand elle est manœuvrée par des intérêts inférieurs, mais qui, sous l’inspiration de la volonté commune des peuples, peut devenir à certaines heures une garantie pour la paix. »

(Vifs applaudissements à l'extrême- gauche.)

M. Jules CELS.- « Vous voilà capitaliste, alors ? »

M. JAURÈS. - « Oh, comme vous nous connaissez mal, comme vous ne savez rien de nos doctrines, rien !

(Applaudissements à l'extrême-gauche.)

Ce que je vous dis là, c'est le résumé affaibli des doctrines toujours par nous formulées1, c'est le résumé affaibli de l'œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance. Il montrait que la banque, la grande banque, coordonnant et organisant les capitaux, permettait, par cette action internationale, de répartir entre les divers pays producteurs, en proportion de leur production et de leur puissance de travail, les grands débouchés économiques du monde. Et c'est là qu’est le principe d’une expansion économique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane.

« ( ... ) Il y a là une puissance nouvelle formidable qui, si elle n'est pas contrôlée par l'opinion, si elle n’est pas contrôlée par des gouvernements indépendants d’elle (vifs applaudissements à l'extrême-gauche), si elle n'est pas contrôlée par des démocraties éclairées et autonomes, peut prostituer des prétextes de paix à des combinaisons misérables, mais qui, si elle est éclairée, contrôlée, surveillée par des grandes nations indépendantes et fières, peut ajouter à certaines heures, dans l’équilibre instable du monde, aux chances de la paix2. »

Nous laissons de côté, pour l’instant du moins, la question de savoir si ce résumé est tout à fait fidèle ; puisque le lecteur français a maintenant la possibilité d’en juger par lui-même grâce à l'excellente traduction de Marcel Ollivier. Le fait est que le Capital financier fut interprété autrement par Lénine. Lorsque, quelques années plus tard, en 1916, celui-ci écrivit l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, il cita, à la première page de son livre, les deux ouvrages dont il s'était inspiré : l’Imperialisme de l'économiste anglais J. A. Hobson (1902) et le Capital financier « du marxiste Autrichien Rudolf Hilferding » dont il signale la traduction en russe, parue dès 1912. Selon Lénine, « au fond, ce qu'on a dit de l'impérialisme pendant ces dernières années - notamment dans d'innombrables articles de journaux et de revues, ainsi que dans les résolutions, par exemple, des congrès de Chemnitz et de Bâle en automne 1912 - n'est guère sorti du cercle des idées exposées ou, plus exactement, résumées par les deux auteurs précités »... Plus précisément il ajoute en ce qui concerne le Capital financier, que cet ouvrage constitue une analyse théorique éminemment précieuse de « "la phase la plus récente du développement du capitalisme" comme l'indique le sous-titre du livre ». Lénine cite plusieurs fois le texte de Hilferding, le plus souvent d'ailleurs pour critiquer les thèses de Kautsky, assez semblables selon lui à celles de Hobson. sur le caractère pacifique du développement du capitalisme : « Ce raisonnement de Kautsky ( ... ) mérite un examen plus détaillé. Commençons par une citation de Hilferding ( ... ) : « Ce n'est pas l'affaire du prolétariat. écrit Hilferding, d'opposer à la politique capitaliste plus progressive la politique dépassée de l'époque du libre-échange et de l'hostilité envers l'Etat. La réponse du prolétariat à la politique économique du capital financier, à l'impérialisme, ne peut être le libre-échange, mais seulement le socialisme. Ce n'est pas le rétablissement de la libre concurrence, devenu maintenant un idéal réactionnaire, qui peut être aujourd'hui le but de la politique prolétarienne. mais uniquement l'abolition complète de la concurrence par la suppression du capitalisme. » Un peu plus loin. Lénine utilise de nouveau Hilferding contre Kautsky par une citation d'une grande page ainsi introduite : « Hilferding note très justement la liaison entre l'impérialisme et le renforcement de l'oppression nationale3 »

Certes, après la révolution russe, Hilferding et Lénine deviendront des ennemis politiques, et, dans la préface de 1920 de l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Hilferding n'est plus qu'un « ancien « marxiste », aujourd'hui compagnon d'armes de Kautsky ». Mais c'est là une autre histoire. Par ces citations. nous entendons seulement souligner l'importance du livre de Hilferding. Nous ne prétendons pas, en effet, dans cette introduction, séparer le bon grain de l'ivraie pour dire ce qui a vieilli et ce qui reste valable au tribunal d'aujourd'hui. Pour qu'un tel tri soit possible, il faudrait supposer, à chaque époque, l'unité des théories et des « vérités » économiques. Comme on donne encore des mêmes phénomènes des explications diverses, voire opposées, toute appréciation sur l'actualité ou le caractère périmé du Capital financier révèle surtout les opinions et les valeurs de celui qui la formule. On sait par exemple que, dans leurs comptes rendus, pour l'essentiel très élogieux, Karl Kautsky4 et Otto Bauer5 critiquèrent les analyses de Hilferding concernant le rôle de la monnaie ; or, en 1961 dans la préface à l'édition italienne, Giulio Pietranera écrit : « A la lumière de l'expérience contemporaine, l'étendue des erreurs de Hilferding en ce qui concerne l'économie monétaire semble bien moindre qu'elle ne pouvait le sembler au début du siècle6. » Pietranera ajoute que le Capital financier n'est pas une œuvre strictement organique, où tout s'enchaîne inexorablement et que, de ce fait, les « erreurs » des deux premières parties - si erreurs il y a - ne se répercutent pas sur toutes les autres thèses du livre. Quoi qu'il en soit, comme on peut le voir, rien ne vieillit plus vite que la succession des « jugements définitifs » sur les grandes œuvres. Ces dernières offrent, à chaque génération, quelque chose de neuf et instruisent même par leurs « erreurs» ; surtout, par leur problématique, correcte ou non, et par les solutions préconisées, adéquates ou non, elles éclairent ce que les hommes ont pensé des problèmes de leur époque ; et la façon dont ils les ont perçus contribue à éclairer les énigmes de notre temps. Il ne s'agit donc pas pour nous de juger mais simplement de contribuer à faire comprendre l'étude de Hilferding par son histoire.

« Le Capital financier » et l'austromarxisme

En matière d'économie, la littérature marxiste n'a été, la plupart du temps, qu'une vulgarisation ou une apologie des œuvres de Marx. Le Capital financier de Hilferding, en revanche, a été considéré dès sa parution et reste considéré comme une des rares7 contributions originales qui, prenant en compte des phénomènes nouveaux, a fait progresser la théorie marxiste. Une telle œuvre était le fruit de l'attitude consciente d'un certain nombre de théoriciens qui formaient, au début de ce siècle, l'école marxiste de Vienne, plus tard désignée par le nom d'austromarxisme8. Il paraît donc opportun de décrire, dans ses grandes lignes, le milieu intellectuel qui a rendu possible le Capital financier. On ne considère souvent Hilferding que comme un socialiste allemand qui a été épisodiquement ministre des Finances sous la République de Weimar9. Or, on le verra, il a composé l'essentiel de son principal et presque unique ouvrage à Vienne, et il ne s'agit pas là d'une simple domiciliation : Hilferding était un membre actif du parti socialiste autrichien, en liaison permanente avec les autres théoriciens du parti, dont les plus connus étaient Max Adler, Karl Renner. Gustav Eckstein. Otto Bauer et Friedrich Adler. La preuve en est que la première publication austromarxiste. le premier volume des Marx-Studien10, est précédée d'une préface conjointement signée par Max Adler et Rudolf Hilferding et qui, non sans quelque solennité, définit les intentions des jeunes théoriciens viennois.

La tâche à laquelle Max Adler et Rudolf Hilferding veulent se consacrer est double : d'une part, comme le nom de Marx-Studien l'indique, il s'agit d'abord d'une étude approfondie et systématique de la doctrine de Marx et d'Engels « pour en faire ressortir, par un acte de recréation consciente, le contenu complet dans le contexte d'ensemble de la pensée des créateurs ». En second lieu, ils ont l'ambition de faire évoluer la doctrine de Marx « en enchaînant et en confrontant sans cesse ses acquis avec ceux des études philosophiques et scientifiques » de leur époque. Si on se réfère ensuite aux œuvres publiées dans les Marx-Studien, on peut dire que Max Adler se chargea davantage de la première partie de ce programme et Hilferding de la seconde. Toutefois, les deux auteurs se rendaient bien compte que la quasi-dualité de leur entreprise soulevait quelques problèmes. Certes, ils espéraient bien que les œuvres qu'ils publiaient et publieraient11 justifieraient leur dessein mieux qu'une préface ne pouvait le faire. Cependant, étant donné l'importance qu'avaient alors les polémiques entre Bernstein et Kautsky, ils croyaient de leur devoir de dire s'ils étaient des marxistes orthodoxes ou des révisionnistes. Mais, à cause des simplifications déformantes de la polémique, il leur était impossible de répondre sèchement qu'ils optaient pour l'un des deux partis. Bien sûr, ils reconnaissaient que le titre de leur publication les désignait déjà comme des orthodoxes, mais ils ajoutaient aussitôt que l'« orthodoxie » ne devait pas se confondre avec le « dogmatisme ». Mieux, c'était leur fidélité à Marx qui les préservait du dogmatisme. Et ils rappelaient que Marx avait écrit dans sa jeunesse : « Je ne suis pas pour que nous arborions un drapeau dogmatique, au contraire. (...) Nous ne nous présentons pas au monde comme des doctrinaires avec un nouveau principe : C'est ici qu'est la vérité, agenouillez-vous devant elle12 ! » Il faut néanmoins ajouter que, s'ils répudiaient ainsi le sectarisme, Max Adler et Hilferding ne voulaient pas pour autant ressembler à ces essayistes brillants qui n'ont aucune peine à échapper au dogmatisme du fait de leur absence de doctrine. Ils n'acceptaient donc que « leur cohérence scientifique » pût passer pour une tare aux yeux de ceux dont « la liberté d'esprit brille à bon marché », car elle n'est autre chose qu'une « agilité incapable de se fixer ou une largeur de vues apparente qui témoigne de l'incertitude des principes ». Ils ne craignaient pas non plus de se réclamer du nom de Marx : ceux qui le leur reprocheraient montreraient par là qu'ils ne savent pas voir que « les grands noms dans l'histoire des idées ne sont jamais de simples noms », mais qu'ils impliquent un programme et une action. Max Adler et Rudolf Hilferding se rendaient bien compte de l'ambiguïté de leur position et ils paraissaient irrités qu'on ne sait quelle « bonne conscience de greffier » voulût à tout prix étiqueter leurs publications pour les ranger, soit dans le tiroir du révisionnisme, soit dans celui de l'orthodoxie. C'est que, d'un côté, ils se réclamaient de Marx et de la cohérence de sa doctrine et, de ce fait, apparaissaient comme des dogmatiques ou, du moins, des orthodoxes ; mais, en même temps, ils ne cessaient de répéter que leur marxisme n'avait rien de rigide, qu'il était un « marxisme en évolution », de telle maniere qu'on était tout de même en droit de les « accuser d'une sorte de révisionnisme » (einer Art des Revisionismus beschuldigen). Pour essayer de faire admettre que leur marxisme évolutif restait orthodoxe, nos deux auteurs en étaient réduits à s'exprimer par métaphores. Leur conception du marxisme pouvait être représentée par « un grand fleuve qui se répand dans le vaste champ des activités intellectuelles » et qui, par tous les affluents qu'il reçoit en cours de route, s'élargit, s'approfondit, s'enrichit et accroît sa puissance. Adler et Hilferding voulaient sans doute suggérer par là que le marxisme est un sens : l'affluent, quelle que soit l'originalité de son apport, ne peut remonter le courant, tout au plus peut-il provoquer quelques remous. Ils voulaient accueillir la nouveauté au sein d'une structure dynamique et, emportés par leur imagination, voici qu'ils évoquaient la mer : le « drapeau dogmatique » qu'on leur supposait ne devait pas être compris comme une borne à la recherche, mais comme un signe d'orientation pour ceux qui « dans l'immense mer de la pensée luttent avec les vagues qui se dévorent les unes les autres ». Ce « signal » indiquait à ceux qui la cherchent de quel côté se trouve la terre ferme, non point « pour qu'ils viennent s'y reposer» mais pour qu'ils viennent y chercher des forces nouvelles afin d'aller plus loin, car, concluaient-ils, leur projet n'était pas d'atteindre à quelque chose qui vaudrait pour tous les temps13.

Quelques années plus tard, dans un article publié dans la Neue Zeit à l'occasion du quarantième anniversaire de la parution du premier livre du Capital, Otto Bauer définissait, sans images, et avec plus de netteté, la position des austromarxistes à l'égard du « marxisme ». Il décrivait la façon dont l'ouvrage de Marx avait été reçu et diffusé. Etant donné la difficulté des analyses du Capital, il avait d'abord « fallu qu'une pléiade d'excellents vulgarisateurs convertisse les lingots d'or de la pensée de Marx en monnaie courante14. Engels, en tant qu'auteur de l'Anti-Dühring, était, selon lui. le premier de ces grands vulgarisateurs. C'était là une étape nécessaire. Une théorie cesse d'être abstraite lorsqu'elle est comprise par un grand nombre d'hommes. La vulgarisation du Capital était donc la condition nécessaire à « sa progression vers une validité universelle ». Il reste « qu'aucune science ne peut être vulgarisée sans perdre en même temps une grande partie de ce qu'elle a de meilleur ». C'est ainsi que l'œuvre de Marx devint un corps de doctrines, une série de thèses ; on se mit à répéter des formules définitives. « Les masses, écrit Otto Bauer, s'en tenaient aux résultats. Elles ne pouvaient comprendre les thèses ou Marx résume les résultats de ses recherches dans leur dépendance réciproque au sein du système et dans leur interrelation avec l'ensemble du mouvement de la vie sociale ; au contraire, elles juxtaposaient arbitrairement les thèses15. » Or, c'est à partir de phrases réunies ainsi un peu au hasard que le grand public se faisait une idée du marxisme et que naissait la « Vulgate ». Assurément, une telle Vulgate pouvait être utile aux masses ouvrières ; elle les aidait à mettre en question les « évidences » naïves et les « certitudes » subtilement imposées par la classe dominante ; elle orientait leur volonté en leur donnant une tâche à remplir qui résultait de la prise de conscience du caractère historique - et donc modifiable - de leur situation sociale. Mais, en même temps, ces thèses isolées les unes des autres prêtaient le flanc à la critique des spécialistes à l'extérieur et bientôt, avec Bernstein, à l'intérieur du marxisme. Les uns purent ainsi facilement exercer leur ironie dans de nombreuses « réfutations du marxisme », les autres entreprirent de la réviser. « La théorie révisionniste, poursuit Otto Bauer, n'est pas autre chose que la contrepartie du marxisme vulgaire, la conséquence nécessaire du non moins nécessaire abâtardissement de la doctrine de Marx au cours de sa première propagation dans de larges couches sociales encore peu formées16. » Il convenait donc de retourner aux sources pour savoir si ces prétendues réfutations et révisions étaient véritablement fondées ou, plus précisément, puisque les résultats étaient contestés, il fallait examiner si la méthode qui avait permis de les établir était valable ou non. Si cette méthode d'analyse était correcte, la contestation des résultats ne pouvait signifier qu'une chose : de nouveaux phénomènes s'étaient produits qui exigeaient une nouvelle étude. Il ne fallait donc pas répéter les résultats établis par Marx, mais utiliser sa méthode pour faire progresser le socialisme scientifique qui, comme toute science, ne peut être qu'une recherche continue et infinie. Telle fut la « conversion » opérée par la jeune génération de l'école marxiste de Vienne. Le changement de la situation historique entraîna ainsi un changement dans le mode de travail ; il ne suffisait plus de vulgariser : « Nous nous mîmes au travail avec une tout autre disposition d'esprit que nos maîtres il y a un quart de siècle 17. »

Ainsi, la mutation entre les deux générations se manifesta à un double point de vue :

1° Comme les thèses de Marx, isolées et incomprises quant au fond, étaient exposées aux critiques, il fallait d'abord les repenser en profondeur dans leur enchaînement systématique, ce qui est le contraire de leur vulgarisation : « Si nous voulions répondre aux questions qui, de tous côtés, nous assaillaient, nous devions achever notre propre prise de conscience à l'aide de toute la richesse de la science nouvelle exposée pour la première fois dans l'œuvre même de Marx. » Il faut souligner qu'Otto Bauer dit : « exposée pour la première fois » et non « définitivement » comme pouvait le laisser supposer le comportement de ceux qui se bornaient à une activité de vulgarisation et d'apologie. Otto Bauer reconnaît, en même temps, qu'une telle prise de conscience, que cette « re-pensée » est une entreprise difficile et de longue haleine ; elle présuppose la connaissance directe de toute la philosophie allemande, de l'économie et de l'histoire du mouvement ouvrier. Encore ne suffit-il pas de restituer la nébuleuse conceptuelle qui rendit possible l'œuvre de Marx ; il faut tenir compte de ce que cette œuvre maintenant existe. On peut, dés lors, d'une part étudier sa genèse et, d'autre part, ré-interpréter à sa lumière les œuvres antérieures en y découvrant ce que Marx n'y avait pas vu et ce que n'y voient pas les historiens classiques. Telle fut principalement la tâche que s'imposa Max Adler à l'égard de Kant. C'était la seule façon d'invalider l'effort des néo-kantiens ; il devenait en effet dérisoire de vouloir contre Marx revenir à Kant si on montrait pas exemple que Kant allait à Marx.

2° Toutefois, ce travail de haute marxologie ne pouvait suffire ; s'il fallait relire en philosophe Le Capital, il était tout aussi important de savoir comprendre, grâce à la méthode scientifique inaugurée par Marx, les phénomènes sociaux, économiques et politiques du XXe siècle. Depuis la parution du Capital, le capitalisme a créé un nouvel univers. « Que représentent les filatures du Lancashire décrites dans le premier volume du Capital face aux entreprises géantes de notre industrie sidérurgique, qui combinent en un tout prodigieusement organisé les mines de charbon et les hauts-fourneaux, les aciéries et les laminoirs ? demande Otto Bauer en 1907. Que représentent les capitalistes de Marx, maîtres de quelques centaines d'ouvriers, comparés aux magnats des cartels et des trusts modernes qui dominent des branches entières de l'industrie, avec leurs centaines de milliers d'ouvriers, face aux grandes banques modernes18 ? » Pendant qu'Otto Bauer écrit cet article, Rudolf Hilferding met la dernière main au Capital financier qui est écrit pour répondre à ces questions. Comme on voit, il ne s'agit plus simplement de répéter Marx ni de simplifier les phénomènes nouveaux pour les faire entrer dans les catégories historiques de Marx, qu'on veut faire ainsi fonctionner comme la table a priori de Kant. Il convient d'étudier les diverses formes changeantes de la concentration du capital, mais tout autant les conséquences de ces transformations du capitalisme sur les relations entre nations au sein des empires multinationaux19 ou coloniaux sur les multiples formes de dépendance des petits commerces et de l'artisanat, sans compter les profonds bouleversements de la structure des entreprises agricoles20 et la formation de nouvelles classes sociales au sein des nations industrielles hautement développées21. « Nous devions, avertit Otto Bauer, assimiler tout cela intellectuellement ; avant même de pouvoir nous réclamer de l'école marxiste, il nous fallait (...) comprendre, dans leur enchaînement nécessaire, les relations économiques des hommes, rapports infiniment enchevêtrés » ; nous devions, sous peine de « les laisser se dessécher », découvrir les lois de ces phénomènes, au lieu de borner notre activité à « une vaine prophétie des transformations purement superficielles22 ».

Nous espérons que ces que quelques indications permettront de replacer le Capital financier dans son contexte historique et contribueront à faire comprendre l'intention de son auteur. On aura vu, en même temps, que seul le hasard et les retards des traductions et de la diffusion des idées en France au cours des deux dernières décennies a pu faire qu'on ait attribué au Lukács d'après la première guerre mondiale une interprétation du marxisme comme méthode scientifique de recherche, qui fut explicitement formulée et pratiquée à Vienne dès le début de notre siècle.

Biographie de Hilferding (1877-1941)

Pour comprendre une œuvre, il n'est jamais indifférent de connaître l'histoire de celui qui l'a écrite ; lorsqu'il s'agit d'un homme qui. comme Hilferding, a milité toute sa vie pour ses idées, cette connaissance devient encore plus nécessaire. Dans ce cas, en effet, quelle que soit l'indépendance de la « pratique théorique» en matière d'économie, les événements historiques auxquels l'auteur a été mêlé lui donnent certes une nouvelle matière à interpréter mais risquent surtout d'avoir une incidence sur l'interprétation elle-même ; il s'arrangera par exemple, d'une façon plus ou moins consciente, pour qu'apparaisse la justesse de ses prévisions ou de ses actions. Et ce danger est encore plus grand si l'auteur a vécu une période marquée par deux guerres mondiales, l'effondrement de l'empire austro-hongrois, la séparation en deux camps de l'Internationale ouvrière après la révolution russe et le fascisme, qui l'acculera à un exil terminé par la mort violente. Malheureusement, même en langue allemande, aucune biographie scientifique n'a encore été établie23 et les documents sont épars et peu nombreux ; les émigrés ne songeaient pas principalement à emporter leurs archives. qui furent aussitôt mises à sac par les nazis. Ainsi nous n'avons pu guère tirer parti que des quatre-vingt-quatorze lettres écrites à Karl Kautsky de 1902 à 1931. Pour la fin de la vie de Hilferding notamment, nous utiliserons les mémoires de Léon Blum et de Vincent Auriol ainsi que quelques témoignages inédits.

Rudolf Hilferding est né le 10 août 1877 à Vienne, dans une famille juive ; son père n'était pas, comme on l'a écrit24, un riche commerçant, mais employé dans une compagnie d'assurances. Après le lycée, il fit des études de médecine, mais il ne s'adonna guère à sa profession et consacra le meilleur de son temps à l'étude de l'économie politique et des problèmes financiers. D'ailleurs, bien avant la fin de ses études, il avait adhéré dès l'âge de quinze ans à l'Association des étudiants socialistes25. Il n'est pas possible de connaître exactement les circonstances de cette adhésion. On peut seulement observer qu'à la même époque d'autres jeunes étudiants, tels Otto Bauer ou Gustav Eckstein, suivirent le même chemin. Dans la Vienne de la fin du siècle dernier, capitale d'un grand empire multinational, la vie intellectuelle et la circulation des idées étaient intenses, comme en témoignent de nombreux « cercles » ou écoles qu'on a pu considérer comme « le creuset du XXe siècle». D'autre part, sous l'impulsion de Victor Adler, le mouvement ouvrier possédait une organisation dynamique depuis le congrès d'unification de Hainfeld (1889). Hilferding devait y avoir milité activement et s'être déjà fait connaître puisque, à vingt-deux ans, ses articles étaient traduits en français dans Le Mouvement socialiste26 26. Toutefois, sa collaboration à la célèbre Neue Zeit, dirigée par Kautsky, ne commence qu'en 1902, par un article sur la tendance moderne de la politique commerciale. A partir de cette date, il est un peu plus facile de suivre l'évolution de Hilferding grâce à la correspondance échangée avec Karl Kautsky. Hilferding se montre naturellement très heureux que Kautsky ait apprécié son envoi, car l'article d'un « auteur inconnu » perdrait toute efficacité s'il n'était pas publié dans la Neue Zeit et il promet, comme on l'y invite, de collaborer régulièrement ; déjà il manifeste son intention de ne pas se contenter d'une pure tactique défensive du marxisme. Certes. il croit toujours que la critique de la critique est elle-même critique, puisqu'il publiera bientôt son « Anti-Böhm-Bawerk27 »), mais, dès sa seconde lettre à Kautsky28, il juge « stérile ») la critique de Böhm-Bawerk et pense qu'il vaut mieux étudier les phénomènes que Marx ne connaissait pas, du moins sous leur forme actuelle, comme par exemple l'évolution du capitalisme concurrentiel. Un tel projet sera réalisé par le Capital financier, qu'on peut donc supposer en chantier dès 1902.

L'année suivante, Hilferding participe activement au grand débat sur la grève générale et, dans sa lettre du 31 août 190329, il commente longuement son article de la Neue Zeit30, qui sera suivi d'autres études sur le même sujet31. Il s'oppose à la fois à ceux qui, comme Bebel, ne veulent pas entendre parler de la possibilité de la grève générale et à ceux qui, suivant Rosa Luxemburg, cherchent à user et abuser de la grève générale, qu'ils conçoivent comme une tactique éducative de la classe ouvrière. Hilferding s'affirme résolument « parlementariste », mais ce n'est pas pour cela qu'il faut renoncer à l'arme de la grève générale ; celle-ci doit demeurer la menace réelle qui rend possible l'exercice du suffrage universel. Si la bourgeoisie s'apercevait que l'exercice légal du droit de vote risquait de la déposséder, elle serait tentée de supprimer le suffrage universel ; alors la grève générale deviendrait l'ultima ratio du prolétariat ; il se moque de ceux qui tremblent à la seule évocation d'un affrontement violent contre la bourgeoisie.

En même temps, Hilferding annonce et justifie la parution à Vienne des Marx-Studien32. La Neue Zeit, publication bihebdomadaire, garde un peu l'allure d'un journal ; les articles ne peuvent guère s'y étendre sur plus de quel­ques pages et la même étude doit souvent être découpée en trois. voire quatre livraisons, ce qui est gênant pour les lecteurs ; cela pose également des problèmes aux collaborateurs et à la rédaction ; le plus grave, c'est que ce manque de place dans l'unique organe marxiste de langue allemande est une entrave à l'approfondissement et au développement de la théorie. Toutefois, dans cette justification par Hilferding de la nouvelle publication viennoise, il faut faire la part de la courtoisie envers Kautsky et on peut estimer, avec Georg Lukács33, que le besoin ressenti par les jeunes théoriciens viennois d'avoir leurs propres publications marque en réalité le début de l'austromarxisme. De fait, la critique de Böhm-Bawerk, en tête du premier volume des Marx-Studien (1904), fit de Hilferding une étoile parmi les jeunes théoriciens marxistes de Vienne. « Que penses-tu du jeune Hilferding? » écrivit Karl Kautsky à Victor Adler, le 18 octobre 1904. « Il me fait à moi la meilleure impression34. » N'ayant reçu aucune réponse sur ce point, Kautsky renouvelle sa question le 8 décembre, car Hilferding lui a demandé conseil ; il est à la croisée des chemins : doit-il exercer la médecine ou non? Ce qui est sûr, c'est que Hilferding a « un grand talent pour l'économie théorique» et qu'il est un élément de valeur au sein du petit groupe de la nouvelle génération des théoriciens marxistes. Kautsky ajoute qu'il ignore si Hilferding serait ou non un médecin remarquable, mais, en toute hypothèse, il faut se dire qu'il y a davantage de bons médecins que de bons marxistes. Enfin, Kautsky estime qu'il faut trancher, car il lui paraît impossible d'être à la fois un médecin scrupuleux et un théoricien original en économie35. Pourtant, pendant deux ou trois ans encore, à Vienne, Hilferding exerça la profession de médecin tout en poursuivant ses recherches en économie. Dans une lettre datée du 10 mars 1906, il devra de nouveau dissiper les craintes de Kautsky, qui redoutait de le voir se consacrer entièrement à la médecine. Quelques mois plus tard, il est appelé à Berlin par August Bebel comme professeur d'économie politique et d'histoire de l'économie à l'école du parti, qui groupait trente fonctionnaires, mais la police prussienne lui interdit bientôt cette activité, aucun étranger ne devant être chargé de fonctions d'enseignement. Hilferding fut remplacé par Rosa Luxemburg. Toutefois Hilferding put rester à Berlin jusqu'en 1915 comme « rédacteur» du Vorwärts, tout en continuant à collaborer à la Neue Zeit et, plus tard, à la nouvelle publication mensuelle des austromarxistes, Der Kampf, parfois sous le pseudonyme de Karl Emil. Cependant, ni le nom ni le pseudonyme de Hilferding n'apparaissent dans les pre­mières livraisons du Kampf36 et, lorsqu'on sait que le Capital financier a paru en 1910, on peut se demander dans quelle mesure son auteur. installé à Berlin depuis quatre ans, doit encore être rattaché à l'école de Vienne. Certains semblent même en conclure que Hilferding n'est pas à compter parmi les austromarxistes37. Mais il s'agit là d'une conclusion hâtive. En effet, à la fin de la préface du Capital financier, datée de Noël 1909. Hilferding écrit : « Le présent travail était déjà, il y a quatre ans, terminé dans ses grandes lignes (Die vorliegencle Arbeit war in ihren Grundzügen schon vor vier Jahren im wesentlichen fertig). Des circonstances extérieures en ont seules retardé l'achèvement. » Il donne cette précision pour expliquer qu'il n'ait pas pu tenir compte de livres récemment parus sur les problèmes de l'argent par exemple38 ; comme le texte des chapitres concernant ces questions était déjà établi, il a dû se contenter de quelques « modifications sans importance, ainsi que de notes critiques39 ». On pourrait supposer que Hilferding - qui passait pour indolent - a surtout voulu ainsi s'excuser de n'avoir pas assez tenu compte de la littérature récente sur son sujet. C'est pourquoi les lettres écrites de Vienne à Kautsky apportent un témoignage décisif. Le 11 mars 1905, après avoir rendu visite à Kautsky, Hilferding écrit qu'il aimerait bien s'installer définitivement à Berlin. mais qu'il vaut mieux pour le moment qu'il reste à Vienne pour des raisons familiales40 et surtout parce qu'en Allemagne il se lancerait dans la politique et n'aurait pas le loisir de continuer ses travaux théoriques. A ce propos, il ajoute qu'il est en train d'étudier ce qui a trait à l'argent et aux banques (Geld- und Bank-literatur) et qu'il s'occupera ensuite des cartels et de la Bourse pour arriver à une description du capitalisme moderne41. Un mois plus tard, il ne fait plus preuve du même optimisme et se sent plutôt écrasé par l'énormité de la tâche qu'il a entreprise, mais il pense en même temps qu'en matière de théorie toute tentative est utile, au moins à celui qui l'entreprend42. Le 27 mai, on apprend qu'il a changé d'appartement et qu'il a eu de la peine à l'aménager « à cause de la grève des menuisiers » ; il vient tout de même de commencer à rédiger le Capital financier, mais ajoute, sans doute avec humour. qu'il n'a encore guère écrit autre chose que le titre43. Le 4 juillet, il se plaint que la chaleur et ses occupations de médecin l'empêchent de travailler ; quelque temps après, il est reçu par la famille Kautsky à Saint-Gilgen44. Le 24 octobre il manifeste la ferme intention de continuer à rédiger le Capital financier au cours de l'hiver qui approche. Il ajoute qu'il se réjouit beaucoup du retour de Gustav Eckstein et, en post-scriptum, annonce qu'Otto Bauer a passé ses examens avec les félicitations du jury, mais que cela ne lui a pas tourné la tête le moins du monde45. Ces notations, ainsi que les commentaires et les explications que donne Hilferding à Kautsky sur de multiples aspects de l'action du parti animé par Victor Adler, montrent, s'il en était besoin, que Hilferding ne s'était pas enfermé dans une tour d'ivoire pour rédiger son livre mais qu'il était en liaison constante avec les autres membres du groupe. On sait que les intellectuels marxistes de Vienne siégeaient presque en permanence au fameux Café central qui fut aussi assidûment fréquenté par Trotsky de 1908 à 1914.

Le 18 décembre 1915, Hilferding s'excuse auprès de Kautsky de n'avoir pas assez travaillé pour la Neue Zeit : les malades et le Capital financier lui prennent tout son temps46 46. La longue lettre du 7 février 1906, et surtout sa seconde partie, datée du 10 mars 1906, est très intéressante. Hilferding annonce qu'il a terminé, pour l'essentiel, le premier chapitre sur l'argent et qu'il étudie maintenant le rôle de l'argent dans le processus de la circulation du capital. A ce propos, il demande à Kautsky la permission de consulter le manuscrit des tomes II et III du Capital de Marx, car il soupçonne Engels de n'avoir pas toujours bien compris de quoi il s'agissait (Ich habe nämlich den Verdacht, dass Engels nicht immer gesehen hat, ,worum es sich handelt) ; il tient quelques-unes de ses polémiques contre Marx pour tout à fait contestables (einige seiner polemischen Bemerkungen gegen Marx halte ich direkt für unrichtig) et il pense qu'il serait intéressant de vérifier si Engels n'a pas « laissé de côté des passages qui seraient justement importants pour la compréhension des problèmes de la concurrence47 ». Nous ignorons si Kautsky accéda à la demande de Hilferding, mais voici ce qu'écrit Maximilien Rubel qui a pu, quant à lui, « étudier, pendant plusieurs années », à l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam, les manuscrits originaux des Livres II et III du Capital : « Engels a fait à la fois trop et trop peu pour le Livre II, comme d'ailleurs, pour le Livre III (...) : trop, en lui donnant l'apparence d'un ouvrage définitif ; trop peu, en écartant de son choix des manuscrits dont la publication intégrale eût révélé des aspects importants de l'entreprise scientifique de Marx, en même temps qu'elle eût mieux fait comprendre les raisons de son inachèvement48. »

Par la suite, il ne fut plus question du Capital financier dans les lettres de Hilferding à Kautsky. Hilferding se demandait surtout s'il devait ou non aller s'installer à Berlin. Les raisons qu'il donne. tantôt pour retarder, tantôt pour souhaiter ce départ, éclairent sa mentalité et laissent supposer chez lui une certaine vanité, confirmée d'ailleurs par le témoignage de ceux qui l'ont connu à cette époque. Dans une lettre à Kautsky, du 7 février 190649, il estime qu'il vaut mieux pour lui rester à Vienne pour « prendre de la bouteille » (ablagern) ou, si l'on préfère, pour « mûrir » (ausreifen). S'il partait maintenant à Berlin, il y serait considéré comme un « jeune qui manque de maturité» (als ein "junger", "unfertiger") et il devrait écouter respectueusement ses camarades pleins de tant d'expérience. S'il vient plus tard, lorsqu'il aura pu faire ses preuves, il aura plus de chances de réussir. Il ajoute toutefois une raison plus sérieuse : un théoricien marxiste ne doit pas se contenter de travailler en chambre, il doit intervenir pratiquement dans la politique du parti, autrement - sauf le cas exceptionnel de Kautsky, qu'il met courtoisement à part -, ce théoricien n'est qu'un simple employé du parti dont l'opinion a peu de poids. Or, comme Hilferding n'est pas citoyen allemand. il n'aura même pas la possibilité de participer aux élections ; c'est pourquoi il demande à Kautsky s'il ne pourrait se faire naturaliser en Allemagne. Il réalisera ce vœu en 1920, mais on assistera, dès lors, moins à une liaison entre théorie et pratique qu'à une absorption par la pratique. On sait, en effet, qu'après la guerre Hilferding, devenu en Allemagne un homme politique de premier plan, n'a plus écrit que des articles ou des discours. Cette activité pratique semble, au demeurant, concorder davantage avec son tempérament. Ceux qui ont connu Hilferding à l'époque où il écrivait le Capital financier50 ont été frappés que cet homme jovial ait pu, avant l'âge de trente ans, écrire cet épais volume, technique, aride, froidement argumenté et dont, à s'en tenir aux apparences, ils auraient plus volontiers attribué la paternité à l'austère Otto Bauer. Hilferding était grand, très brun ; il avait une figure ronde et colorée. Bon vivant, voire viveur, il aimait dit-on les plaisirs de la table, le vin et les femmes. Dans cette ville de Vienne dont, selon Freud, la bonne société était hypocritement pudique et « refoulée », Hilferding, impulsif et extraverti, s'exprimait franchement et vivait sans distance les émotions et les passions de l'instant, tantôt fougueux, tantôt abattu51. Il s'était marié jeune, avant même la fin de ses études, avec Margarete, qui était un peu plus âgée que lui et à ce qu'on dit, peu jolie. C'était une femme d'une grande bonté et d'une grande intelligence, qui paraissait dominer son époux. Hilferding fait lui-même allusion à cette situation dans une lettre à Kautsky52. Margarete Hilferding était médecin et écrivit des comptes rendus dans la Neue Zeit et des articles dans le Kampf. Elle suivit son mari à Berlin, où naquit leur second fils, en 1908, mais, la même année. elle revint à Vienne ou elle s'installa définitivement avec ses deux enfants. Son divorce, par consentement mutuel, fut prononcé en 1923. Plus tard, elle fut déportée par les nazis. Hilferding se remaria ; les Viennois disent de sa seconde femme qu'elle jouait les grandes dames et qu'elle contribuait à faire évoluer Hilferding vers l'« embourgeoisement ». A Vienne, et pendant son premier séjour à Berlin, Hilferding était un socialiste de gauche : lorsque, le 4 août 1914, le groupe social-démocrate du Reichstag vota les crédits militaires, Hilferding fut de ceux qui, au sein du parti, s'opposèrent à ce vote53. Malgré cela, ses relations avec Rosa Luxemburg - qui dès 1907 avait pris sa succession à l'Ecole du parti - n'étaient pas bonnes. Gottschalch affirme que cet antagonisme était moins motive par de profondes divergences d'opinion que par une sorte d'incompatibilité d'humeur, Rosa Luxemburg reprochant à Hilferding son style de vie à la viennoise, nonchalant et jouisseur54. Il est vrai que les lettres des austromarxistes conservées à l'Institut d'Amsterdam, notamment celles de Gustav Eckstein, témoignent d'une certaine animosité méprisante à l'égard de Rosa Luxemburg, couramment appelée « la Rosa ». Dans une lettre à Clara Zetkin, Rosa Luxemburg se plaint elle-même de ce que Hilferding s'était allié à Bebel pour retarder la parution de L'Accumulation du capital55 et on sait que, par la suite, dans sa Critique des critiques, elle fait un sort particulier à Otto Bauer et relève les critiques sans indulgence de Hilferding et de Gustav Eckstein56, Quoi qu'il en soit, ces intenses polémiques furent interrompues par la guerre.

Hilferding ne quitta pas tout de suite l'Allemagne ; il ne fut mobilisé dans l'armée autrichienne qu'en 1915, il avait trente-huit ans. Nous savons qu'il fut en poste à Steinach57, à une quinzaine de kilomètres du col du Brenner, sur la route d'Innsbruck, Paul F. Lazarsfeld, alors à peine âgé d'une quinzaine d'années, et sa jeune sœur Elisabeth furent pendant deux semaines, confiés à sa garde, à Steinach. Cela peut laisser supposer que Hilferding était considéré comme étant plutôt à la campagne qu'en campagne, ce qui était bien naturel de la part d'un antimilitariste. Les lettres qu'il écrivit à Kautsky pendant la guerre sont laconiques et banales. Toutefois, on peut y lire qu'il considère l'assassinat du premier ministre de l'empereur par Fritz Adler comme une « folie pure58 ». Cependant il reste à la gauche du parti et, lors d'une permission, rend visite à Fritz Adler dans sa prison ; il rapporte à Kautsky que cette rencontre avait été aussi libre et détendue qu'une « causerie dans un café59 ». Après la révolution russe, le 3 décembre 1917, il écrit, toujours à Kautsky. que le parti socialiste autrichien, comme prévu, semble se ranimer sous l'influence d'Otto Bauer, rentré de captivité. Toutefois. il trouve les jugements de Bauer sur la Russie un peu trop optimistes et il redoute une déception60.

La guerre finie, Hilferding retourne à Berlin et devient aussitôt rédacteur en chef de la Freiheit dont, en six mois, le tirage passe de 30 000 à 250 000 exemplaires. En même temps. il devenait membre du comité directeur du parti socialiste indépendant (U.S.P.D.). On sait qu'en avril 1917, à Gotha. une scission s'était produite ; la minorité de gauche s'était constituée en parti indépendant autour de Kautsky, Haase, Ledebour, Bernstein et Dittman. La fraction spartakiste, animée par Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Clara Zetkin et Franz Mehring, adhéra au nouveau parti. Mais des divisions ne tardèrent pas à apparaître. Le 15 décembre 1918, Hilferding fit approuver, par une majorité des trois quarts de l'assemblée générale des membres berlinois de l'U.S.P.D. la résolution suivante : « La tâche politique la plus importante de l'U.S.P.D est actuellement l'organisation des élections à l'Assemblée nationale61. » Opposée à l'adoption de cette voie parlementariste, Rosa Luxemburg tenta vainement de faire convoquer immédiatement un congrès du parti ; sa proposition ne recueillit que 195 voix contre 485. Ainsi, prisonniers d'un parti qu'ils ne pouvaient ni contrôler. ni même influencer, les spartakistes réunirent, le 29 décembre 1918, une conférence nationale de leurs partisans d'où allait sortir le parti communiste allemand.

Dès novembre 1918, Hilferding s'était prononcé pour la nécessité de remettre, par priorité, la production en marche, mais il tirait en même temps de ce louable souci la conclusion qu'il ne fallait socialiser qu'avec prudence et s'en tenir, pour le moment. aux industries « arrivées à maturité62 ». Ces positions ne pouvaient que le conduire à s'opposer aux partisans de la IIIe Internationale, qui manifestaient moins le souci de remise en ordre de l'économie que celui de l'expropriation violente des expropriateurs. De fait, lors du congrès de Halle, du 12 au 17 octobre 1920, au cours duquel se produisit la scission de l'U.S.P.D., Hilferding fut le leader de la fraction minoritaire63 63 qui refusait d'adhérer à la IIIe Internationale ; le congrès fut marqué par le duel oratoire qui l'opposa à Zinoviev64. Mais les communistes n'avaient pas attendu ce congrès pour s'en prendre à Hilferding ; des le début de 1920, le comité exécutif de la IIIe Internationale reprochait à l'U.S.P.D de lui avoir confié la direction de la Freiheit65 et, au cours du second congrès de l'Internationale communiste, le 29 juillet 1920, à Pétrograd, Zinoviev s'en prit particulièrement à Kautsky et à lui66. Toutefois, Hilferding restait fidèle à la tendance du Centre et participa aux activités de l'Union des partis socialistes pour l'action internationale (U.P.S.), dite aussi l'union de Vienne ou, par dérision « IIe Internationale et demie ». A la conférence préliminaire de Berne, du 5 au 7 décembre 1920, il représentait l'U.S.P.D avec Crispien, Ledebour et Rosenfeld. On le retrouve également à Vienne67 en février 1921, pour la conférence constitutive. Il s'y fit remarquer par une intervention contre les « réparations » imposées à l'Allemagne, dans lesquelles il voyait une continuation de la guerre par des moyens économiques. Or, la guerre, c'est le désordre et l'injustice sur le plan international. Selon Hilferding, critiquer les réparations, ce n'était pas tomber dans le nationalisme et, à ce propos, il rappelait que lui-même et tous ceux qui se réunissaient pour fonder l'U.P.S. s'étaient toujours opposés à la guerre et au social-patriotisme. Mais, justement, d'un point de vue internationaliste, il était absurde d'obliger l'Allemagne à livrer par exemple le charbon - dont elle manquait - pour réduire au chômage des mineurs du pays de Galles ou de Belgique. De même, la livraison de bateaux provoquait une crise dans la construction navale des pays de l'Entente. Il montrait, d'un autre côté. la situation misérable du prolétariat allemand et combien il allait être vulnérable à la propagande des agitateurs nationalistes68. Les socialistes patriotes qui avaient approuvé, voire signé, les décisions de la « Conférence de la Paix » préparaient donc une nouvelle catastrophe ; mais les dirigeants de la IIIe Internationale allaient malheureusement dans le même sens en proposant à la bourgeoisie allemande une alliance avec la Russie soviétique. Cependant, l'U.P.S. n'eut qu'une vie brève, de 1921 à 1923, et, faute de pouvoir pratiquer sa doctrine, Hilferding en était réduit au rôle de Cassandre.

Ce fut sans doute, pour une part, le souci d'éviter l'inefficacité de ceux qui ont raison tout seuls qui incita Hilferding à rejoindre, en septembre 1922, au congrès de Nuremberg, le parti socialiste majoritaire et ses sociaux-patriotes. Ainsi, à la grande déception de ses amis restés à Vienne, Hilferding qui, selon une expression de Trotsky, était arrivé en Allemagne « en révolté69 », évoluait de plus en plus vers la droite. Il entraîna avec lui la majorité de ce qui restait de l'U.S.P.D. Mais la gauche de ce parti, animée par Ledebour et par Théodore Liebknecht, refusa la fusion et lança un nouvel hebdomadaire dont le titre annonçait la couleur : Klassenkampf.

Dès lors, Hilferding fit carrière dans le grand parti socialiste. Naturalisé depuis 1920, il fit partie, de 1920 a 1925, du Reichswirtschaftrat et devint ministre des Finances dans le cabinet Stresemann constitué en août 1923 ; mais la bourgeoisie, effrayée par les mouvements de grève et plus généralement par ce qu'elle croyait être « le climat de novembre 1918 » (Novemberstimmung), exigea la démission de Hilferding, jugé par elle trop à gauche. On lui reprochait aussi de n'avoir présenté par écrit aucun projet précis ; il avait pourtant préparé soigneusement une réforme de la fiscalité et, entre temps. il avait vainement tenté de faire indexer le mark. Il fut remplacé, le 6 octobre 1923, par le populiste Luther. En 1921. Hilferding fut élu député au Reichstag et conserva cette fonction jusqu'à l'arrivée de Hitler au pouvoir. Cette même année 24, ayant dû abandonner la direction de la Freiheit en même temps qu'il rejoignait les rangs des socialistes majoritaires, il devint (et restera également jusqu'en 1933) directeur de la revue Die Gesellschaft70. Il semble toutefois que Hilferding épuisa rapidement les délices de l'activité politique pratique. Comme Kautsky avait quitté définitivement Berlin pour Vienne, il se sentait un peu isolé ; il souhaitait qu'Otto Bauer vint le voir à l'occasion d'un de ses déplacements et il regrettait de n'avoir plus assez de temps pour se livrer aux recherches théoriques ; il désirait reprendre et élargir sa théorie de l'argent (Geldtheorie) et étudier la signification des récentes crises financières aux U.S.A. et en Angleterre pour savoir quelles conclusions on pouvait en tirer en ce qui concernait l'influence de la Banque centrale sur la conjoncture71. On voit par là que Hilferding, une nouvelle fois. se montre bon disciple de Marx : pas plus que ce dernier ne considérait le Capital comme une œuvre définitive - puisqu'il aurait souhaité réviser le Livre I plutôt que d'écrire les suivants -, Hilferding ne prétend avoir « tout prévu », tout analysé ni encore moins avoir écrit une quelconque Bible. Il pense sans doute, comme Otto Bauer72, que « chaque génération, chaque âge et chaque milieu culturel a son Marx », ou du moins qu'ils devraient l'avoir. Malheureusement, Hilferding ne semble pas avoir dépassé le stade du regret et on ne peut suivre concrètement l'évolution de sa pensée que par ses articles ou par ses discours. A ce propos, il convient de faire une place à part à son intervention au congrès du parti socialiste de Kiel, en mai 192773. Examinant d'abord « le capitalisme après la guerre », il exprime l'opinion que l'effondrement du système capitaliste n'a rien de fatal, qu'on ne peut l'attendre de la contradiction de ses lois internes mais seulement de l'action consciente de la classe ouvrière. Les économistes bourgeois ont vu, poursuit-il, dans l'amélioration de l'économie, la preuve de l'erreur et de l'échec du marxisme, alors que le passage du capitalisme de la libre concurrence sous le règne des lois aveugles à un capitalisme organisé par le moyen des cartels et des trusts internationaux ne fait que hâter l'heure où un Etat démocratique pourra contrôler l'économie (ce qni est, pour Hilferding, le but pisé par les marxistes). Il n'est pas vrai que le capitalisme moderne ne soit pas en mesure d'augmenter réellement les salaires ; cette impossibilité n'était le fait que du capitalisme primitif. De même il n'est pas vrai que tout Etat doive être détruit : aux mains de la classe ouvrière, l'Etat peut être un instrument de direction de l'économie dans l'intérêt de tous. La force ne doit avoir qu'un rôle défensif et, pour se moquer des nostalgiques de la violence, il leur attribue ce mot d'Otto Bauer : « Le socialisme ne me plaît pas si je ne puis employer la violence pour le réaliser. » A un interrupteur qui lui demande : « A quoi sert le parti, alors? », il répond aussitôt : « Si vous n'avez pas compris que la sauvegarde de la démocratie et de la République est pour le parti la tâche la plus importante et la plus utile, vous n'avez pas compris l'A.B.C. de la politique. » Il rappelle qu'il a lutté, en son temps, contre la soumission aux vingt-et-une conditions de Moscou et, à ceux qui dénoncent « les illusions démocratiques »,il répond que ce qui est aujourd'hui dangereux, ce sont les illusions antidémocratiques, quand l'ensemble de la réaction en Allemagne est en train de s'unir contre la démocratie et pour le fascisme » (gegen die Demokratie und für Faschismus einigen). Les élections du 20 mai 1928 semblent donner raison aux partisans de la voie parlementaire : les sociaux-démocrates gagnent 1 300 000 voix, alors que les nationaux-socialistes, perdant 100 000 poix, n'en ont plus, en tout, que 810 000, contre 9 153 000 aux sociaux-démocrates. Après de longues négociations. Hermann Müller, qui avait déjà été chancelier en 1920, forme un cabinet de grande coalition. Hilferding occupe le ministère des Finances. Une nouvelle fois, le 6 décembre 1929, il devra démissionner. Il négociait, en effet, avec la banque américaine Dillon l'octroi d'un crédit à court terme pour assurer le traitement des fonctionnaires ; la banque américaine demanda à la Reichsbank si elle était d'accord pour ce crédit ; le directeur de la Reichsbank, Schacht, qui exigeait, avant tout nouvel emprunt, des mesures de déflation, répondit par la négative, et Hilferding ne put que s'effacer74. Cet incident permet de comprendre l'attitude étonnante de Hilferding lorsque en 1933 Hitler devint chancelier, Dans sa préface, Pietranera cite un témoignage, rapporté par P.M. Sweezy, qui nous montre un Hilferding gardant la tête froide, les pieds au chaud dans ses pantoufles ; selon lui, il ne s'agissait que d'un gouvernement de coalition comme un autre ; Hindenburg était toujours président de la République75. Mais c'est le professeur Paul F. Lazarsfeld qui nous donne, semble-t-il, la clé de cet étrange optimisme. Le 30 janvier, tandis que Lazarsfeld donnait une conférence, on vint annoncer l'arrivée de Hitler à Berlin ; de sept heures du soir à une heure du matin, les hommes du Casque d'Acier, noyés au milieu des sections d'assaut, dont les bataillons n'étaient séparés que par des cliques militaires, défilèrent en une immense retraite aux flambeaux76. Selon Lazarsfeld, Hilferding ne prit pas cette mascarade au sérieux. A son avis. le pouvoir de Hitler ne pouvait durer plus de six ou huit semaines : dès qu'il toucherait à la Reichsbank, il serait rejeté par la bourgeoisie capitaliste. On voit par là que Hilferding exagérait considérablement la signification de sa propre éviction du ministère des Finances par le directeur de la Reichsbank. Toutefois, il dut bientôt se rendre à l'évidence ; pour échapper à la Gestapo, il se cacha chez un ami et, à la fin de mars 1933, le député socialiste Otto Eggerstedt - qui devait plus tard être tué par les nazis - le fit passer au Danemark, d'où il rejoignit la Suisse. Il vécut à Zurich jusqu'en 1938. Il y vécut dans le dénuement, car au lieu de chercher un travail rémunéré comme professeur d'économie politique ou comme expert économique, il voulut consacrer tout son temps et toutes ses forces à la poursuite du combat politique. Il participa à l'activité de l'Internationale77 et du parti socialiste allemand. dont la direction s'était réfugiée en Tchécoslovaquie ; il écrivit un grand nombre d'articles78, parfois sous le pseudonyme de Kern. Herbert Marcuse, qui de 1930 à 1933 avait écrit un certain nombre d'importants articles dans la Gesellschaft79, le rencontra à Zurich peu après la prise de pouvoir par Hitler. Ils eurent ensemble une longue conversation, au cours de laquelle Marcuse lui demanda si l'instauration du nazisme l'avait amené a mettre en question la justesse de la politique de la social-démocratie. Hilferding répondit par la négative80. D'après d'autres témoignages, au contraire, le succès de Hitler aurait incité Hilferding à changer toute la philosophie et les principes de la social-démocratie allemande. Il aurait pensé, en particulier, que seul un combat révolutionnaire pouvait renverser la dictature hitlérienne et empêcher la guerre. Il fit inscrire, en janvier 1934, dans le programme de Prague de la social-démocratie allemande, que « la classe ouvrière devait employer tous les moyens pour conquérir et pour conserver le pouvoir politique81 ». C'était là répudier avec éclat le réformisme traditionnel de la social-démocratie allemande. Il se peut toutefois que cette « nouvelle ligne» ne comportât pas la condamnation de la politique passée qui s'exerçait dans d'autres conditions. Il n'y a pas de tactique valable pour tous les temps, et on ne trouvait guère de réformistes qui estimaient que le despotisme hitlérien pourrait être renversé sans violence. La grande victoire de Hitler ne fut pas tant de vaincre ses adversaires qu'en un sens de les vaincre dans leur doctrine même, de mettre en doute leur foi dans l'efficacité de la rationalité pacifique.

En 1938, Hilferding rejoignit à Paris son ami Breitscheid, avec qui, tout au long de sa carrière politique en Allemagne, bien que de tempérament différent, il s'était senti en accord ; ils avaient notamment pris les mêmes options au sein du parti socialiste indépendant d'Allemagne (U.S.P.D.). Breitscheid était très lié avec plusieurs socialistes français : il était l'ami de Léon Blum et Pierre Viénot lui laissait la disposition de son appartement, rue Cognacq-Jay82. On sait peu de choses de la vie de Hilferding à Paris. Le Populaire le cite parmi les socialistes allemands qui assistèrent aux obsèques d'Otto Bauer, au Père-Lachaise. le 6 juillet 193883.

En juin 1940, Breitscheid et Hilferding, comme le gouvernement et beaucoup de Français, fuirent vers le sud de la France. Ils étaient munis d'un visa exceptionnel tchèque qui, en temps normal, aurait dû leur permettre de partir pour les Etats-Unis, mais maintenant il y manquait un cachet (Sichtvermerk)84 des autorités françaises et il leur était impossible de s'embarquer. Ils envisagèrent la possibilité de franchir illégalement85 la frontière espagnole, mais ils y renoncèrent, craignant sans doute d'être immédiatement livrés par Franco à Hitler. Heinrich Mann se sauva pourtant de cette façon, mais le sort d'un homme politique aurait peut-être été différent. Ils tentèrent aussi de retourner en Suisse pour y prendre l'avion de Lisbonne, mais sans doute ne purent-ils atteindre cette frontière. En désespoir de cause, ils cherchèrent à obtenir un visa de sortie des autorités françaises par des démarches auprès de Vincent Auriol et de Léon Blum, qu'ils purent retrouver aux environs de Toulouse. Voici le récit de Vincent Auriol :

« Dans l'après-midi du 25 juin, mon secrétaire fait entrer dans mon cabinet86 la fille d'Hermann Müller, ancien président du Conseil de la République allemande et signataire du traité de Versailles, Hilferding et Breitscheid, qui furent ses collaborateurs. Mme Breitscheid les accompagne.

« Un instant de surprise, non d'étonnement. Je comprends. J'ai lu cette clause de la convention d'armistice : « Le gouvernement français est tenu de livrer, sur demande, tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich et qui se trouveront en France ou dans les possessions françaises » (Art. 19).

« Breitscheid et Hilferding ne se font pas d'illusion. Hitler va les réclamer. Le gouvernement les lui livrera. Ils veulent aller en Amérique.

« ( ... ) C'est au cours des conférences socialistes internationales réunies pour étudier et essayer de résoudre le problème des réparations dans l'intérêt de la démocratie et de la paix que j'ai connu Müller, Breitscheid et Hilferding. Je peux porter témoignage de leur amitié pour la France87. Ils l'ont prouvé en méritant la haine du nationalisme et des magnats allemands. (...) Grand économiste, c'est par conviction républicaine et socialiste qu'Hilferding désirait une organisation démocratique de l'Europe. (...) Hilferding et Breitscheid se réfugièrent en France. Hitler les déclara déchus de la nationalité allemande. Il les fit condamner à mort par contumace. Depuis sept ans, ils vivaient péniblement à Paris88.

« Aujourd'hui, le bourreau les réclame. Grâce au dévouement d'un fonctionnaire courageux, ils ont obtenu un laissez-passer pour aller de Bordeaux a Sète. On les a refoulés. Ils n'espèrent plus se sauver, mais ils ne veulent pas être livrés vivants : Breitscheid s'est procuré un poison, Hilferding un revolver.

« Après trois jours de démarches, d'inquiétudes et d'espoir, j'ai pu les faire conduire jusqu'à Marseille.

« A Vichy, pendant les séances de l'Assemblée nationale, Marx Dormoy essaiera d'obtenir de Marquet, qui les avait connus au temps où il était socialiste, les papiers nécessaires à leur départ de France. Rien ne fut fait89.

Léon Blum écrit de son côté :

« Une clause de l'armistice (...) obligeait le gouvernement français à livrer aux mains de Hitler, sur simple réquisition, les ex-citoyens du Reich, même ceux que les nazis avaient fait déchoir, par décrets nominatifs, de la nationalité allemande. Cette clause infâme, qui suffirait au déshonneur des hommes qui y ont souscrit, était, en effet, l'une de celles que les plénipotentiaires français avaient accueillies avec un semblant de protestation. Mussolini y avait dédaigneusement renoncé, mais Hitler l'avait férocement maintenue, et le gouvernement de Pétain s'était incliné devant la volonté du vainqueur en feignant de tenir pour valable une très vague assurance donnée de vive voix, et à titre privé, par le maréchal Keitel90. Tous les exilés et proscrits allemands pouvaient donc tomber, d'un jour à l'autre, sous le coup de cet engagement qui subsistait dans sa teneur littérale. J'avais vu à L'Armurier91 mes vieux amis Breitscheid et Hilferding. Passant de ville en ville avec leurs femmes, et aussi avec la fille d'Hermann Müller, que les Breitscheid avaient comme adoptée92, ils s'étaient arrêtés pendant quelques jours prés de Toulouse, et Vincent Auriol les avait accueillis à Muret. Breitscheid, dont le fils unique était déjà prisonnier des nazis depuis leur entrée à Copenhague, m'avait dit : « Nous avons du poison, ma femme et moi. Sous ne tomberons pas sous leurs griffes... » Vincent Auriol et moi avions alors essayé de régler leur voyage par étapes jusqu'à Marseille puis leur embarquement pour les Etats-Unis, mais nous n'avions réussi à exécuter que la première partie du programme.

« Voilà de quoi Dormoy était allé s'entretenir avec Marquet. Si bas que fût tombé notre ancien camarade93, l'idée de livrer aux bourreaux des hommes qui s'étaient confiés à l'hospitalité française lui faisait pourtant horreur : « Prenez les devants, lui répétait Dormoy ; faites-les filer en douceur avant que Hitler vous les réclame ; car il les réclamera un jour ou l'autre, les bons propos de Keitel ne l'engagent à rien. Délivrez bien vite les passeports ; au besoin, faites établir de faux états civils ; autorisez ou préparez les passages. Tout cela n'est qu'une très simple affaire de police... » Marquet avait promis, mais je doute que les promesses aient été entièrement tenues. Au moment où j'ai été arrêté94 les Breitscheid, les95 Hilferding, la petite Birmann - la fille d'Hermann Müller - n'avaient pas encore quitté la France96. »

En effet les Breitscheid, Erika Müller et Hilferding se trouvaient toujours à Marseille, attendant un visa. C'est là, en particulier, que Alexander Stein rencontra Hilferding, qu'il trouva très découragé. Ne comptant plus partir légalement, ils s'étaient laissés convaincre, par des amis américains qui appartenaient à un comité d'entr'aide aux juifs, de s'embarquer sur un bateau à destination de Casablanca ou (selon Kurt Kersten) d'Oran. Mais, la veille de l'arrivée de ce bateau, ils furent refoulés à Arles et consignés à l'hôtel Forum. Mlle Catherine Augier qui s'occupait à l'époque de l'hôtel avec son frère, se souvient encore bien de l'arrivée de Hilferding et même du numéro de la chambre qu'il habitait. Hilferding et ses compagnons menaient une vie très tranquille et parlaient peu. Ils travaillaient dans leurs chambres ; cependant ils étaient libres de sortir de l'hôtel à tout moment ; ils en profitaient pour faire de petites promenades et surtout pour fréquenter la bibliothèque d'Arles. M. Fernand Benoit97, qui fut conservateur de cette bibliothèque pendant l'occupation de la zone nord, écrit qu'ils ne venaient qu'irrégulièrement, car le fonds de la bibliothèque n'était pas riche ; ils consultaient surtout des livres de littérature courante. Dans sa chambre, Hilferding travaillait à une étude sur la conception moderne de l'Etat98. Cependant sa situation était, comme on s'en doute, précaire : une première fois, le 17 décembre 1940, le gouvernement allemand demanda son extradition ainsi que celle de Breitscheid. Il semble que le gouvernement français fit la sourde oreille tant que Pierre-Etienne Flandin fut ministre des Affaires étrangères, du 13 décembre 1940 au 8 février 1941. En tout cas, la date de l'arrestation de Hilferding (8 février) concorde avec celle du remplacement de Flandin par l'amiral Darlan,. Kurt Kersten de son côté affirme que Breitscheid et Hilferding furent les premières victimes du renforcement de la politique de collaboration99. Cependant, durant leur séjour à Arles, Breitscheid et Hilferding - selon le témoignage du sous-préfet d'alors, M. Jean des Vallières100 - n'étaient pas particulièrement inquiets et semblaient même avoir confiance en certaines assurances qui leur auraient été données. M. des Vallières leur fit savoir à plusieurs reprises, à titre privé, qu'il n'avait aucun moyen de les protéger et il insistait auprès d'eux pour qu'ils prennent le large à temps101. De son côté, un ami américain, du nom de Varion Bry, au début de février 1941, avait retenu pour eux des places sur un bateau en partance pour la Martinique. Il semble, d'après Kersten, que ce départ avait été autorisé, sinon préparé par Pierre-Etienne Flandin, qui cherchait à lutter contre l'ingérence de l'ambassadeur allemand Abetz dans les affaires françaises. La demande d'extradition du 17 décembre avait été renouvelée deux fois et il était urgent d'agir. Hilferding et ses compagnons purent aller à Marseille avec l'accord explicite du sous-préfet ; ils y firent tout ce qui était nécessaire pour leur voyage ; Erika Müller, qui put, elle seule, gagner les Etats-Unis, en guise d'adieu posta à l'adresse de M. Benoit, conservateur de la bibliothèque d'Arles, une carte postale non signée représentant un paquebot. Confiants, les réfugiés revinrent à Arles pour faire leurs bagages mais, à peine étaient-ils revenus qu'on leur demanda de rendre leurs passeports et leurs visas de sortie ; ils furent dès lors l'objet d'une surveillance sévère ; il est probable que les services allemands avaient eu vent de ce départ et avaient donné des ordres par-dessus la tête de Flandin, qui allait, en même temps, être destitué. Quoi qu'il en soit, dans la nuit du 8 février, deux inspecteurs français en civill102 venus de Vichy se présentèrent a l'hôtel Forum et demandèrent aux deux hommes (Breitscheid et Hilferding) de les suivre au commissariat. Là, on leur fit savoir qu'on voulait les transférer en lieu sûr pour les soustraire à la Gestapo. Ce récit de Kersten est confirmé par Mme Viénot : « Lui-même (Hilferding) et Breitscheid ont en effet été arrêtés par la police française à l'hôtel Forum à Arles. J'y suis allée (...) pour voir Mme Breitscheid, qui m'a raconté toute la tragédie de cette arrestation, avec toute l'hypocrisie (ou la naïveté) des policiers leur assurant que jamais on ne les livrerait aux hitlériens. que c'était une insulte à la France que de supposer chose pareille103. » On peut, en effet, supposer que les policiers donnaient ces assurances pour se faciliter la tâche, ou bien que cette ruse était le fait des autorités responsables, en haut lieu, de l'arrestation, qui redoutaient peut-être que les policiers français ne s'arrangent pour laisser s'échapper les deux socialistes allemands. En fait, ils furent conduits à Vichy dans les locaux de la Sûreté nationale et on se contenta de hausser les épaules quand ils demandèrent quel allait être leur sort. Le 10 février, on leur fit connaître la demande d'extradition des autorités allemandes. Malgré les démarches de Mme Breitscheid, à laquelle, sur sa demande instante, les policiers avaient accordé, de mauvaise grâce, la permission de suivre son mari, Breitscheid et Hilferding furent remis, le même jour, au représentant de la police allemande auprès du gouvernement de Vichy, Hugo Geissler. Ce dernier s'écria en les voyant, vulgaire et méprisant : « Eh bien, les voilà, vos social-démocrottes104. » Sous les yeux de Mme Breitscheid, les deux hommes durent monter dans deux voitures séparées. A la prison de la Santé, ils se revirent un bref instant et Hilferding eut le temps de dire à Breitscheid que, durant le voyage, il avait été sauvagement frappé. Ils furent enfermés dans deux cellules différentes. Toutes les deux ou trois minutes, le veilleur regardait par le judas et éclairait violemment la pièce. Le lendemain matin, alors qu'il avait été conduit dans le bureau du directeur, Breitscheid entendit par hasard un employé dire à son collègue : « L'autre, je n'ai pu le mettre sur pied » (Den andern habe ich nicht hochgekriegt)105. Breitscheid106 et Hilferding ne devaient plus se revoir.

On ne sait rien de précis sur la mort de Hilferding. Si on se fonde sur la phrase entendue par Breitscheid, on incline à penser que Hilferding avait réussi à s'empoisonner avec un somnifère. C'est la version que retiennent notamment Kurt Kersten et Alexander Stein, lequel précise que Hilferding employa sans doute du véronal caché dans ses vêtements. Ensuite. ces auteurs pensent qu'il fut transporté dans un hôpital militaire où il fut laissé sans soins jusqu'à ce qu'il meure ; selon une autre version, il survécut à l'empoisonnement mais succomba à une pneumonie. De son côté, Vincent Auriol écrit que Hilferding se pendit dans sa prison107 ; c'est également ce qu'a entendu dire Mme Viénot, mais cela parait peu vraisemblable si on tient pour vraie l'étroite surveillance dont les prisonniers firent l'objet à la Santé. Aufhäuser pense au contraire qu'Hilferding n'était pas homme à se suicider et retient le récit de Högner selon lequel il aurait été précipité par la Gestapo du haut d'une fenêtre et se serait écrasé dans la rue108. C'est également cette dernière version que Mme Zerner nous a dit avoir entendue, mais elle ne sait pas si Hilferding se jeta ou fut précipité d'une fenêtre ou dans une cage d'escalier. D'après Kersten, il fut enterré dans la division protestante du cimetière du Père-Lachaise. Or, il n'y a pas de division protestante au Père-Lachaise et, de toute façon, aucun Hilferding ne figure sur les registres du cimetière, ni parmi les enterrés ni parmi les incinérés. La prison de la Santé a, toutefois, conservé un registre dont le dépouillement a permis de relever, à la date du 10 février 1941, un acte d'écrou au nom de Rudolf Hilferding, et, à celle du 11 février, le transfert du même Hilferding à l'infirmerie spéciale des prisons de Fresnes où on perd sa trace, Ces derniers renseignements qui nous ont été communiqués par le ministère de la Justice semblent confirmer la version de l'empoisonnement.

Quelques semaines après l'arrestation, deux membres de la Gestapo accompagnés de deux policiers français en civil vinrent chercher à l'hôtel Forum d'Arles les vêtements d'hiver de Breitscheid. Ce fut seulement de cette façon indirecte que fut connue la mort de Rudolf Hilferding109.

Situation du « Capital financier »

Dans les pays de langue allemande, l'ouvrage de Rudolf Hilferding a été souvent considéré comme le quatrième volume du Capital de Marx110. Certes, il ne faut pas prendre à la lettre une telle affirmation. En 1865, Marx avait signé un contrat qui l'engageait a livrer a Otto Meissner, éditeur à Hambourg, dans un délai de deux mois, les « quatre livres » du Capital111. En fait, le Livre IV, concernant l'Histoire de la théorie, ne fut publié qu'entre 1905 et 1910 par Kautsky en trois tomes. Mais Kautsky édita les Theorien Über Mehrwert (Théories sur la plus-value)112 à part et non comme quatrième Livre du Capital. Aussi bien fut-il le premier à considérer le Capital financier de Rudolf Hilferding comme le véritable quatrième Livre du Capital de Marx113. Si l'on se reporte aux premiers plans généraux de « l'économie » établis par Marx114, on constate en effet que l'ouvrage de Hilferding aborde un certain nombre de questions - par exemple des diverses formes du crédit et du rôle de l'Etat dans l'économie - que Marx avait primitivement envisagé d'étudier mais qu'il n'avait pu traiter à fond dans le Capital115. Cependant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que Hilferding a surtout cherché à refaire les Livres II et III du Capital de Marx en tenant compte de phénomènes économiques inexistants ou encore invisibles du temps de Marx. Il écrit en effet un peu plus loin dans son livre, avec la révérence qui convient : Marx « a prédit la domination des banques sur l'industrie, le phénomène le plus important des temps modernes, alors que les germes de cette évolution étaient il peine visibles116 » Mais, comme bien l'on pense, il y a une différence entre « prédire » un phénomène et l'analyser concrètement comme une catégorie économique distincte. Marx avait écrit en effet : « (. .. ) Si derrière le producteur de marchandises, il y a un capitaliste financier qui avance au capi­taliste industriel du capital-argent (au sens le plus strict du mot " de la valeur-capital sous la forme monétaire), le point de reflux de cet argent est la poche de ce capitaliste financier. Ainsi, quoique l'argent passe plus ou moins par toutes les mains. la masse de l'argent en circulation appartient à la section du capital monétaire qui est organisée et concentrée sous forme de banques, etc.117. » C'est justement cette organisation et cette concentration que Hilferding analyse en détail, mais, pour qu'on puisse mieux situer, l'une par rapport à l'autre, l'œuvre de Marx et celle de Hilferding, il est utile de les comparer d'abord dans leurs grandes lignes.

Dans une lettre à Lassalle, du 11 mars 1858, Marx explique très bien comment s'articulent les trois Livres du Capital : « Processus de production. Processus de circulation. Unité des deux. » Ce troisième Livre, Marx l'avait finalement intitulé : « Les formes du processus d'ensemble » ; Engels modifia légèrement la formulation : « Le processus d'ensemble de la production capitaliste. » Hilferding, quant à lui, ne reprend pas les analyses du premier Livre : « Ce qui nous intéresse ici, écrit-il, c'est seulement le changement de forme de la valeur, non sa formation. » Or le changement de forme est du domaine de la circulation tant de l'argent que des marchandises, ce qui pose le problème de leurs rapports, sinon de leur enchevêtrement, à mesure que se développent les sociétés par actions et les grandes banques. Ces derniers développements ne mettent nullement en question l'analyse de la plus-value (que Hilferding tient pour acquise), ni la description historique de l'accumulation primitive qui font l'objet du premier Livre du Capital, mais il n'en est pas de même pour « le mouvement circulaire du capital ». A ce niveau sont apparus de nouveaux phénomènes caractéristiques du capitalisme « moderne », notamment des phénomènes de concentration au moyen de cartels et de trusts, qui obligent à mettre en question « la libre concurrence », Cette concentration est, en même temps, cause et effet d'une liaison plus étroite entre capital bancaire et capital industriel, d'où résulte le « capital financier » que Hilferding conçoit comme la « manifestation la plus haute et la plus abstraite » du capital. Pour faire comprendre ce qu'il entend par « capital financier », Hilferding, dans la troisième partie de son livre, reprend une comparaison irrévérencieuse que Marx avait déjà utilisée pour symboliser l'union de la plus-value et du capital : « Le capital industriel est Dieu le Père qui a libéré le capital commercial et bancaire comme Dieu le Fils, et le capital-argent est le Saint-Esprit. Ils sont trois, mais pourtant un seul dans le capital financier. » Un peu plus loin, il abandonne l'image théologique et recourt à la triade dialectique de la logique hégélienne : « Un hégélien pourrait parler de négation de la négation - le capital bancaire était la négation du capital usuraire et lui-même à son tour est nié par le capital financier. Ce dernier est la synthèse du capital usuraire et du capital bancaire et s'approprie, à un niveau infiniment plus élevé du développement économique, les fruits de la production sociale. » Plus précisément, le capital financier est le capital bancaire en tant qu'il fait fonction de capital industriel.

Pour mener à bien l'étude de cette nouvelle catégorie économique, Hilferding devait donc analyser les formes juridiques des entreprises industrielles modernes. Mais, pour décomposer, en ses éléments les plus simples, la société par actions, il devait. par une démarche régressive, décrire les formes du crédit et élaborer une théorie monétaire, d'où son plan en cinq parties : 1) Théorie de l'argent. 2) Analyse des sociétés par actions. 3) Les limitations de la libre concurrence par les cartels, trusts et monopole. 4) L'étude des crises qui surviennent malgré la réglementation monopolistique de la production. 5) L'impérialisme. Cette dernière partie est différente des quatre premières, qui se situaient au niveau de l'analyse théorique. A la fin de son ouvrage, Hilferding veut montrer quelle influence les nouveaux phénomènes qu'il vient de décrire scientifiquement exercent sur la politique des grandes classes de la société bourgeoise. C'est cette cinquième partie qui fut la plus remarquée et approuvée à l'époque de la parution. Quoi qu'il en soit, on peut remarquer que l'ouvrage de Hilferding - même s'il déborde le champ d'étude de Marx, auteur du Capital - ne peut être considéré comme un quatrième volume mais bien plutôt comme une refonte des Livres II et III. Cette reprise de l'analyse du capitalisme ne se distingue pas seulement de celle de Marx parce que de nouveaux phénomènes sont étudiés, mais souvent par une autre conception de la réalité économique et par une contestation de quelques-unes des plus importantes conséquences des thèses de Marx.

En ce qui concerne d'abord la théorie de l'argent, Hilferding abandonne la thèse de la monnaie conçue comme une marchandise. Frappé par les variations, observées en Autriche, en Hollande et en Inde, entre le prix du métal-argent et celui des pièces d'argent, il en conclut que, par exemple, la valeur du florin est « le reflet de la valeur de la totalité des marchandises en circulation » (à vitesse de circulation égale) ou plus généralement que le « cours » de l'argent est déterminé par ce qu'il appelle « la valeur de circulation socialement nécessaire »118. Cela ne signifie pas, comme on l'a parfois cru119, que le cours de l'argent soit une convention arbitraire : « Personne n'expliquera jamais », écrit Hilferding, « comment l'Etat peut donner, ne serait-ce que pour un centime, à un billet ou à un gramme d'argent un plus grand pouvoir d'achat par rapport aux vins, aux bottines, aux boîtes de cirage, etc., sans compter que, chaque fois qu'il a essayé, il n'a pas réussi. » En 1910, les critiques marxistes du Capital financier se concentrèrent sur la théorie monétaire de Hilferding, dans laquelle ils ne voulaient voir qu'une théorie autrichienne de la monnaie ou un retour à Ricardo. En revanche, dans la seconde partie, l'analyse économique et sociologique de la société par actions parut à tous et apparaît encore aujourd'hui comme une contribution importante et originale par rapport au Capital.

Assurément. la description de Hilferding semblera maintenant classique, sinon banale. C'est la rançon d'un succès dont Proust par exemple a finement démontré le processus à propos de la sonate de Vinteuil. Toute nouveauté est vue d'abord comme « anormale » au sens durkheimien du terme, mais, si elle a une valeur « normative », elle secrète bientôt son public, ses disciples et ses plagiaires. Dans les pays de langue anglaise et de langue française surtout, les épigones ont pris l'habitude de se citer les uns les autres sans plus jamais se référer au texte, non traduit, du Capital financier.

Hilferding était d'ailleurs conscient de son apport a la théorie marxiste et il écrivait sans fausse modestie : « Notre conception de la société par actions va plus loin que celle développée par Marx. » En effet, Marx n'avait pas considéré le dividende comme une catégorie économique spéciale et avait ainsi laissé en dehors de son étude le bénéfice des fondateurs (Gründergewinn). Hilferding explique les raisons de la tendance actuelle à substituer aux entreprises individuelles des sociétés par actions. Le capitaliste double son pouvoir en transformant sa société personnelle en société par actions puisqu'il lui suffit d'y conserver la moitié de son capital pour en garder l'entier contrôle. Avec le capital qu'il a ainsi retiré (et remplacé par la vente d'actions a des tiers), il peut fonder des filiales selon le même processus, étant entendu que souvent la possession d'un tiers et même d'un quart du capital suffit à lui assurer le contrôle total d'une société. En effet, on peut créer deux sortes de participation au financement : les actions et les obligations sans droit de vote. Le capitaliste établit ainsi un véritable pouvoir de décision sur le capital étranger. Ce pouvoir de décision sur le bien d'autrui est bien plus important qu'un titre de propriété, puisqu'il est une expropriation invisible120 et que même les petits porteurs ont l'illusion de partager la propriété de la société par actions et de participer a sa gestion. De là vient qu'une société par actions trouve plus facilement à emprunter qu'un capitaliste individuel. Mais ce ne sont pas là les seuls avantages de la société par actions. Cette dernière permet en effet aux fondateurs de s'approprier une partie de la plus-value, après déduction des frais et le paiement d'un taux d'intérêt aux autres actionnaires. C'est le fameux « bénéfice des fondateurs », qui n'est, dit Hilferding, « ni du brigandage, ni une indemnité, ni un salaire, mais une catégorie économique spéciale ». Il naît, à chaque fondation de société par actions, de la transformation du capital productif rapportant du profit en capital fictif portant intérêt. Ainsi, l'analyse de cette nouvelle catégorie économique fait apparaître comme caduque la distinction établie par Marx entre le capitaliste qui prête du capital et « se contente d'un intérêt, tandis que le capitaliste industriel empoche le profit d'entrepreneur121 ».

La description que fait ensuite Hilferding du fonctionnement de la Bourse et de la concentration industrielle au moyen des cartels et des trusts est également classique, mais la conclusion qu'il en tire peut être considérée comme une contestation radicale d'une des thèses fondamentales du Capital de Marx : celle de l'écroulement nécessaire du système capitaliste122.

Toutefois, la conception de Hilferding est souvent présentée, d'une façon incorrecte, comme l'antithèse exacte de celle de Marx, comme si Hilferding prétendait que l'instauration du socialisme devait automatiquement résulter du développement graduel du capitalisme. Cette thèse - qui semble retenue par Jaurès dans le texte cité au début de cette introduction et qui sera celle de Kautsky, théoricien de l'ultra-impérialisme - a été ensuite accréditée par la pratique politique de Hilferding en Allemagne après la première guerre mondiale et surtout par les tenants de la IIIe Internationale, mais elle n'est pas celle du Capital financier, écrit tout à fait au début du siècle.

Dans le chapitre XX, intitulé « Changements dans le caractère des crises - Cartels et crises », Hilferding insiste bien sur le fait que les trusts ne peuvent empêcher les crises. Sur ce point, il reste en accord avec ce qu'avait écrit Marx en 1865 : « Toute idée d'un contrôle commun, général et prévoyant de la production des matières premières (...) est, dans l'ensemble, incompatible avec les lois de la production capitaliste et ne reste qu'un pieux désir ou se limite à des mesures communes prises exceptionnellement aux moments de péril extrême. » En publiant ce texte, dans le Livre III du Capital, Engels ajoute, en 1894, que les capitalistes sont devenus conscients des dangers de la concurrence, mais que les trusts ne peuvent réussir à réglementer la production et qu'ils ne peuvent avoir qu'une fonction : « veiller à ce que les petits soient mangés par les gros plus rapidement encore que par le passé123. » C'est exactement ce que soutient Hilferding124. Selon lui, les cartels ne suppriment pas les effets des crises, ils les modifient seulement (comme d'ailleurs l'indique le titre du chapitre : « Changements dans le caractère des crises ») en ce sens qu'ils rejettent tout le poids des crises sur les industries non cartellisées. La raison que Hilferding donne de cette incapacité des trusts est que les crises ne résultent pas simplement d'une surproduction de marchandises125, mais aussi du capital. En d'autres termes, les crises sont consubstantielles au capitalisme en ce sens que les conditions de mise en valeur du capital entrent périodiquement126 en contradiction avec les conditions de sa réalisation. Il s'agit d'un trouble spécifique de la circulation en régime capitaliste. L'accroissement de la consommation entre en contradiction avec la réalisation du profit127, ou, si l'on veut, le groupe des capitalistes, de moins en moins nombreux mais de plus en plus puissants, s'oppose nécessairement à la classe ouvrière et aux couches en voie de prolétarisation qui lui sont liées.

Néanmoins, le développement du capitalisme, malgré ses contradictions internes entre capitalistes et sa contradiction fondamentale entre le caractère social de la production et le caractère privé de l'appropriation, comporte selon Hilferding une tendance à l'organisation de la production par la suppression-dépassement (Aufhebung) de la concurrence. Ainsi le phénomène visible des crises dissimule le travail souterrain de la « vieille taupe » qui prépare les conditions d'une organisation rationnelle de l'économie mondiale d'où naîtrait une entente entre les nations.

Telle est la différence radicale entre Hilferding et ce que Raymond Aron a appelé « l'optimisme catastrophique » de Marx. Pour Hilferding, le socialisme s'obtiendra presque128 par le passage à la limite d'une progression asymptotique, tandis que, pour Marx, il ne peut s'agir que de la brusque cassure d'un infini à l'autre.

L'explication économique de cette différence d'appréciation se trouve dans une différence d'analyse du taux de profit. Dans le Livre III du Capital, Marx établit, avec une certaine hésitation toutefois129, ce qu'il appelle « La loi de la tendance à la baisse du taux de profit ». Ensuite, il analyse six ordres de phénomènes « contraires » à cette loi130, qui, de ce fait, n'est plus présentée que comme une tendance (invisible). Hilferding, de son côté, insiste sur ce que Marx appelait les « influences contraires» : la diminution de la durée de la journée de travail, par exemple, est compensée par l'intensification du travail et, si la plus-value absolue baisse, la plus-value relative augmente. Dans certains secteurs de l'industrie de précision, la diminution du temps de travail était techniquement rentable pour le capitaliste, car l'attention des ouvriers a des limites. Il en résulte une conséquence qui n'est que rarement mise en évidence par les commentateurs : la vanité, d'après Hilferding, de la lutte syndicale en tant que telle131. Certes Hilferding sait visualiser la modification de la proportion entre capital constant (c) et capital variable (v), qui s'exprime par « le changement de l'image que présentaient la manufacture et la fabrique pré-capitaliste avec leurs groupes d'ouvriers serrés les uns contre les autres dans des ateliers exigus autour de quelques petites machines, en comparaison avec l'usine moderne où, derrière les immenses carcasses des automates, les petits hommes à peine visibles çà et là semblent toujours disparaître de nouveau ». Mais il remarque, en même temps. que la haute composition organique du capital (croissance de c par rapport à v) permet à l'entreprise moderne de mieux absorber une éventuelle hausse des salaires. D'un autre côté, la cartellisation rend les entreprises moins vulnérables aux grèves, auxquelles elles peuvent riposter par le lock-out, et leurs liens avec les banques peuvent leur permettre, pendant un certain temps, de tourner sans profit et même a perte. Enfin, le revenu des actions et des obligations étant ramené a un intérêt qui peut être faible, le bénéfice des fondateurs, quant à lui persiste sinon croît, ce qui va encore à l'encontre de la baisse du taux de profit. Ainsi, la lutte syndicale ne peut, dans les meilleures conditions, que ruiner une entreprise, non le capitalisme. En effet, une fois l'industrie cartellisée, une augmentation des salaires imposée par les syndicats est aussitôt compensée par une hausse des prix que la concurrence (supprimée par le trust) n'impose plus. De toute façon, ajoute Hilferding, comme le but de la production capitaliste est la production de profit par l'exploitation de la force de travail, la suppression de cette exploitation ferait apparaître à l'entrepreneur son activité comme absurde. Il arrêterait alors la production, transférerait ailleurs son activité et réduirait les ouvriers a la famine. « La lutte pour l'abolition complète de l'exploitation est ainsi en dehors du cadre des tâches proprement syndicales » et le « réformiste » Hilferding conclut, un peu plus loin, en affirmant que « la lutte à l'intérieur de la société bourgeoise passe par la lutte contre cette société elle-même » et que « la dictature des magnats du capital se transforme finalement en la dictature du prolétariat ».

Pour Hilferding, le capitalisme ne peut s'effondrer ni par l'action syndicale ni par ses prétendues contradictions internes, bien qu'il ne soit pas non plus capable d'éliminer ses crises périodiques. La tendance à l'effondrement établie par Marx serait plutôt selon Hilferding, nous l'avons déjà noté, une tendance à la rationalisation de l'économie. Mais la symétrie dans l'opposition n'est pas parfaite car, même si les lois économiques sont objectives, l'intervention politique des hommes n'en est pas moins possible, souhaitable et efficace. Toutefois, cette intervention ne peut se faire que de l'extérieur, par la médiation d'une puissance qui, dans l'état actuel du développement de la société, ne peut être que l'Etat. Pour Marx, l'Etat n'était qu'un instrument entre les mains de la classe bourgeoise et la libération de l'humanité passait par l'anéantissement de l'Etat ; il fallait briser cette machine pour qu'on puisse remplacer la domination sur les hommes par l'administration des choses. Pour Hilferding, au contraire, l'Etat tend à être une structuration rationnelle et consciente du corps social qui permettra une détermination dans l'intérêt de tous. L'action politique révolutionnaire consiste donc, non à détruire, mais à s'emparer de l'Etat pour réaliser une rationalisation de l'économie, que la cartellisation a préparée mais qu'elle ne saurait mener à terme.

Cette capacité organisationnelle de l'Etat, Hilferding ne la déduit pas d'une théorie abstraite : il l'a observée dans le développement impérialiste du capitalisme moderne.

A ce propos, il faut d'abord répondre à l'objection préjudicielle de ceux qui croient - ou qui feignent de croire, pour invalider à bon compte le marxisme - que Hilferding ou Lénine prétendent expliquer toutes les formes du colonialisme par le capitalisme. Ils sont alors à l'aise pour admirer cette évidence que l'ère des conquêtes coloniales s'étale sur une plus vaste période que celle du capitalisme monopolistique. Mais Lénine reconnaît tout le premier que « Rome, fondée sur l'esclavage, faisait une politique coloniale et pratiquait l'impérialisme132 ». Il ajoute que les formes de cet impérialisme ont changé au cours même du XIXe siècle, et, si on lit le titre VII de sa brochure, on y voit qu'il ne veut définir qu'un « stade particulier » de l'impérialisme lié aux formes du capitalisme au début du XXe siècle. Car il faut noter, d'une part que le colonialisme ne s'explique pas uniquement par des causes économiques et que ces causes, lorsqu'elles existent, sont souvent invisibles, du moins pour la conscience des acteurs colonisants ; d'autre part, que l'« impérialisme » du capitalisme ne prend pas seulement, ni d'une façon privilégiée, les formes du colonialisme. Souvent il a paru plus sûr aux banques de jouer un simple rôle usuraire (commission de 8 à 10 %) en « plaçant» des emprunts étrangers auprès d'une clientèle qui supporte seule les risques ou d'investir directement133 d'abord dans les pays « indépendants », quitte à remettre à plus tard (lorsque, par exemple, après la guerre de 14-18, le change sera défavorable) l'exploitation des terres coloniales (Zone franc) que l'on avait mises politiquement à l'abri de la convoitise des autres puissances par la conquête militaire.

Ce qui avait frappé Marx à l'époque du premier essor des entreprises concurrentielles, c'était que le capitalisme avait détruit toutes les valeurs « sacrées » pour ne laisser subsister que le froid calcul et le « paiement comptant134 ». Si les prolétaires, ne possédant rien d'autre que leur force de travail, n'avaient pas de patrie, les capitalistes avaient leur patrie partout où ils avaient des intérêts ; à « l'internationalisme prolétarien » faisait pendant « le capitalisme apatride ». Or, bientôt les rigueurs et les dangers de la concurrence conduisirent les entrepreneurs capitalistes à s'organiser en cartels et les cartels à considérer que ce qui était bon pour eux était bon pour la nation entière et qu'en conséquence l'Etat devait être pour eux un moyen de protection et d'expansion135.

Par l'établissement de droits de douane, l'Etat préserve le cartel « national » de la concurrence des entreprises étrangères et, à l'intérieur des frontières, il permet de vendre à des prix supérieurs aux cours mondiaux et de procurer ainsi aux entreprises un surprofit. Ce surprofit à l'intérieur permet, en outre, le dumping, c'est-à-dire après leur avoir fermé des débouchés - d'aller concurrencer chez elles les industries rivales en vendant des produits sans profit, voire à perte pendant le temps qu'il faut pour les asphyxier. Ainsi, remarque Hilferding, la protection douanière, « arme défensive du faible, devient l'arme offensive du fort ». En même temps, comme les idées et les valeurs sont, pour une large part, relatives aux nécessités économiques, se développent des sentiments nationalistes. Les peuples expansionnistes deviennent aussitôt dominateurs et se perçoivent vite comme « nations élues », chargées par surcroît d'apporter la civilisation au monde. Tel semble être le fondement de l'affirmation de Nietzsche qui « prévoit » que le XXe siècle sera l'ère des nationalismes, énoncé que Malraux rapporte comme si c'était une révélation qui pourrait justifier les épousailles en secondes noces d'une cause nationale à la place de celle, abandonnée, du prolétariat.

La politique offensive de la nation élue se manifeste encore par l'exportation des capitaux et la délimitation d'un champ clos le plus vaste possible, réservoir de matières premières et de main-d'œuvre bon marché qui peut prendre les formes de l'empire multinational d'un seul tenant comme l'empire austro-hongrois136, celles de l'empire colonial au-delà des mers ou, un peu plus tard, celles de « l'espace vital ». Il est frappant de voir que, dans un livre écrit avant 1910, Hilferding expliquait que la liaison du cartel et de l'Etat ne pouvait manquer de développer, avec le nationalisme, non seulement l'impérialisme mais ce racisme qui lui vaudrait, trente ans plus tard, l'exil, la torture et la mort. Le nationalisme vit en effet de la conscience plus ou moins nette d'une supériorité qui ne se distingue que d'une façon modale du racisme, quelles que soient la mauvaise foi et les hypocrisies universalistes de son messianisme.

Il est vrai que l'événement dépassa largement les prévisions de Hilferding, qui n'avait pas cru au succès durable du nazisme, à une telle hypertrophie de l'Etat nationaliste. Il avait postulé une sorte de progrès parallèle de l'industrialisation, de la démocratisation et de la rationalisation, qui aurait assuré la révolution politique par le suffrage universel. Alors, le nouvel Etat réellement démocratique, en expropriant les cinq ou six banques nationales, qui avaient elles-mêmes exproprié toutes les autres entreprises, aurait réalisé la socialisation en profondeur de toute la société. Mais la réduction de la puissance capitaliste à quelques banques ne fait que rendre apparemment plus aisée l'expropriation des expropriateurs. Le « passage » des six plus grands établissements de crédit allemands au socialisme pourrait-il être autre chose qu'une rupture, un saut ?

Ce que Hilferding avait grandement sous-estimé, c'était la résistance et la puissance du capitalisme monopolisé, qui, en évitant la paupérisation absolue, se garde en même temps de perdre sa substance humaine, puisque, au contraire, il informe et réforme au point d'être devenu, dans les pays industriels développés, nombre d'autres circonstances aidant, l'espoir du grand nombre. Il est curieux de remarquer que, dans son livre, Hilferding avait justement décrit ces phénomènes, pourtant à peine visibles à l'époque : il avait souligné le développement, plus rapide que celui du prolétariat, du secteur tertiaire, de la « nouvelle classe moyenne » et d'une couche de dirigeants non propriétaires mais qui se révèlent les vrais maîtres de l'économie. Au lieu d'une paupérisation croissante et uniforme, il observait partout une différenciation hiérarchique « qui étouffe les sentiments de solidarité » ; chacun « espère grimper avant les autres et s'évader de sa condition semi-prolétarienne pour accéder au niveau d'un revenu capitaliste ». Il s'agissait là, un demi-siècle à l'avance, de la description, aujourd'hui fameuse, de l'intégration générale au système capitaliste, et on comprend que Marcuse puisse tenir Le Capital financier comme une grande œuvre prophétique137.

Ces mêmes phénomènes incitèrent, plus tard, Otto Bauer à découvrir ce que nous avons appelé l'« aporie du réformisme » : la puissance dominante ne laisse la « révolution lente et pacifique » se développer que dans les limites de son innocuité. Ainsi, après tant de brillantes descriptions théoriques des dernières formes du capitalisme, Hilferding terminait son livre dans les perspectives d'une grande illusion138. Il avait su voir que le capitalisme n'était pas contradictoire au point de s'effondrer de lui-même ; en sens inverse, il savait aussi que le capitalisme ne pouvait dépasser par lui-même les violences et les contradictions de l'impérialisme pour réaliser la rationalisation de la société mondiale. Il avait pensé qu'il fallait, pour cela, que l'Etat devienne une force indépendante du capitalisme par l'action « des masses populaires exploitées par le capital financier, et, de ce fait, appelées par lui à la lutte », mais il ne sut pas mettre en œuvre les moyens d'atteindre ce but et les deux conflagrations mondiales qui suivirent la parution du livre de Hilferding semblèrent justifier l'appréciation de Lénine : « Les ententes entre impérialistes ne peuvent être que des trêves entre les guerres139. »

Le Capital financier n'en reste pas moins un grand classique qui - nous l'avons dit en commençant - enseigne aussi par ses erreurs140. Hilferding a su dominer et mettre en perspective son sujet. Malgré une absence totale de pédantisme, la culture économique, historique, humaniste de l'auteur affleure à chaque page. Ce livre, dont le style est parfois relâché et qui, de toute façon pourrait être d'une lecture de bout en bout aride, est, au contraire, émaillé de formules bien frappées141, voire de comparaisons humoristiques. L'évolution accélérée de la société industrielle fait que les « heurs et les malheurs » y sont « encore plus changeants que ceux d'Ulysse », car, demande-t-il, « que signifie aujourd'hui Polyphème, avec son œil unique, à côté du douanier aux yeux d'Argus de New Port, ou la belle Circé à côté de la police vétérinaire allemande ? » Vers la fin du livre, il développe, non sans complaisance, l'allégorie de l'or sous les diverses variations d'une relation amoureuse. Plus brièvement, il réduit « la conscience du monde bourgeois au bulletin des halles » ; la Bourse lui parait avoir « perdu ses croyants et conservé uniquement ses prêtres, qui font leur affaire de la croyance des autres ». C'est que l'or, ajoute-t-il plus loin « n'a pas comme Peter Schlemihl vendu son ombre, mais qu'il achète avec son ombre ».

Bien que chacun ait intérêt à les connaître et à les méditer, les analyses de Marxne sont que des exemples et nous devons avoir, à l'égard du Capital financier, une attitude semblable a celle de Hilferding vis-a-vis du Capital142. Il ne s'agit pas de sauver les apparences par des habiletés apologétiques ou par les subtilités d'une relecture herméneutique, mais de se sauver des apparences par la découverte de leurs causes invisibles et simples, par la compréhension des lois qui permettent d'atteindre, par-delà le règne de la nécessité, celui de la liberté. Or, l'intelligence des faits économiques d'aujourd'hui ne peut résulter uniquement de la lecture des livres d'autrefois. Les arbres poussent vers le ciel mais ils n'ont pas leurs racines dans le ciel.

Préface

 Nous nous proposons ci-dessous d'apporter une explication scientifique des phénomènes économiques du déve­loppement capitaliste moderne. Mais cela signifie tenter d'incorporer ces phénomènes dans le système théorique de l'économie politique classique, qui commence avec W. Petty et trouve sa plus haute expression chez Karl Marx. Ce qui caractérise le capitalisme « moderne », ce sont les phénomènes de concentration qui se manifestent, d'une part, dans la « suppression de la libre concurrence » au moyen de cartels et de trusts, de l'autre, dans une liaison de plus en plus étroite entre capital bancaire et capital industriel. Par cette liaison, le capital, nous le montrerons plus loin, prend la forme de capital financier, qui est sa manifestation la plus haute et la plus abstraite.

C'est ici que les apparences mystiques, dans lesquelles s'enveloppe, d'une façon générale, le système capitaliste, sont les plus difficiles à percer. Le mouvement propre du capital financier, qui paraît autonome, bien qu'il ne soit qu'un reflet, les formes variées dans lesquelles il s'accomplit, la façon dont il se détache et devient indépendant du mouvement du capital industriel et commercial, sont des phénomènes qui appellent d'autant plus l'analyse que son accroissement rapide et l'influence de plus en plus grande qu'il exerce dans la phase actuelle du capitalisme rendent impossible de comprendre les tendances écono­miques actuelles, comme aussi toute science économique, sans la connaissance des lois et de la fonction du capital financier.

L'analyse théorique de ces phénomènes devait ainsi mener à l'étude des rapports qu'ils soutiennent entre eux et par là à une analyse du capital bancaire et de ses rap­ports avec les autres formes de capital. Il fallait examiner s'il convient d'accorder une importance économique spéci­fique aux formes juridiques sur lesquelles est fondée l'entreprise industrielle et ce qu'a à dire à ce sujet la théorie économique de la société par actions. Mais, dans les rap­ports entre capital financier et capital industriel on ne pouvait considérer que les rapports existant entre les formes élémentaires du capital-argent et du capital pro­ductif. Ainsi se posait la question du rôle et de l'essence du crédit, question à laquelle on ne pouvait répondre qu'en expliquant le rôle de l'argent. C'était d'autant plus important que, depuis qu'a été formulée la théorie marxienne de l'argent, toute une série de problèmes ont été posés par les formes que celui-ci revêt en Hollande, en Autriche et en Inde, problèmes auxquels la théorie de l'argent à jus­qu'ici en vigueur n'apporte aucune solution, ce qui a amené Knapp à tenter de renoncer à toute explication économique pour y substituer une terminologie juridique qui paraissait offrir, sinon une explication scientifique, du moins la possibilité d'une description objective. Mais l'étude approfondie de ce problème de l'argent s'imposait d'autant plus que c'est seulement grâce à elle qu'on pou­vait apporter la preuve de la justesse d'une théorie de la valeur constituant la base de toute doctrine économique et que seule une analyse correcte de l'argent permet de faire comprendre le rôle du crédit et, par là, les formes élémentaires des rapports entre le capital bancaire et le capital industriel.Ainsi s'imposait d'elle-même la structure de cette étude. Après l'analyse de l'argent vient celle du crédit, suivie de la théorie des sociétés par actions et de l'analyse de la position que le capital bancaire occupe par rapport au capital industriel. Cela mène à l'étude de la Bourse des valeurs en tant que « marché des capitaux », à la suite de quoi un chapitre spécial doit être consacré à la Bourse des marchandises, à cause des rapports qu'elle incarne entre le capital-argent et le capital commercial. Avec le progrès de la concentration industrielle, les liens entre capital bancaire et capital industriel s'enchevêtrent de plus en plus et rendent nécessaire l'étude de ces phénomènes de concentration qui atteignent leur point culminant dans les cartels et les trusts, et celle de leurs tendances de développement. Les espoirs, liés à la formation des monopoles, en vue de la « réglementation de la production » et par là du maintien du système capitaliste, monopoles auxquels on a attribué une influence considérable sur les crises commerciales périodiques, imposaient une analyse des crises et de leurs causes, par quoi prenait fin la partie théorique. Mais, du fait que le développement, dont on a essayé de donner une explication scientifique, a des effets considérables sur la composition des classes au sein de la société, il paraissait opportun d'étudier dans une der­nière partie les influences principales qui s'exercent sur la politique des grandes classes de la société bourgeoise.On a souvent reproché au marxisme d'avoir négligé l'étude des théories économiques et ce reproche est justifié dans une certaine mesure. Mais il faut dire également que cette lacune n'est que trop explicable. L'économie politique, du fait de l'infinie complexité des phénomènes à étudier, est certainement l'une des entreprises scientifiques les plus difficiles. Et il se trouve que le marxiste est dans une situa­tion toute particulière : exclu des universités, qui offrent le temps nécessaire à des recherches scientifiques, il ne peut consacrer à ce genre de travaux que les heures de loisir que lui laisse la politique. Exiger de combattants que leur contribution à l'édifice de la science progresse aussi rapidement que celui de travailleurs pacifiques serait injuste, si cela ne témoignait d'un certain respect pour leurs capacités. L'étude de la politique économique néces­site peut-être, après les nombreuses controverses méthodologiques de ces derniers temps, sinon une justification, du moins une courte explication. On a dit que la politique est un enseignement de règles, déterminées en dernière analyse par des jugements de valeur. Mais, comme de tels jugements ne sont pas objet de la science, il s'ensuit que le travail politique déborde le cadre de l'examen scienti­fique. Engager ici des discussions d'ordre méthodologique sur les rapports de la science normative et de la science des lois, de la finalité et de la causalité, est bien entendu hors de propos, et je dois y renoncer d'autant plus que, dans le premier tome de ses études sur Marx, Max Adler a longuement étudié le problème de la causalité pour la science sociale. Il nous suffira de dire ici que l'étude de la politique ne peut avoir pour le marxisme d'autre but que la révélation de rapports de causalité. La connais­sance des lois de la société productrice de marchandises montre en même temps les facteurs essentiels qui déter­minent la volonté des classes de cette société. Montrer la façon dont se détermine la volonté de classe est, selon la conception marxiste, la tâche de la politique scientifique, c'est-à-dire de la politique qui décrit des rapports de cau­salité. Tout comme sa théorie, la politique du marxisme ne comporte aucun jugement de valeur.Il est donc faux, quoique ce soit là une opinion très répandue, de confondre marxisme et socialisme. Car, consi­déré uniquement en tant que système scientifique, et abstraction faite par conséquent de ses effets historiques, le marxisme n'est qu'une théorie des lois du mouvement de la société, qui formule d'une façon générale la concep­tion marxiste de l'histoire, tandis qu'elle applique l'éco­nomie marxiste à l'époque de la production de marchan­dises. La conséquence socialiste est le résultat des tendances qui se manifestent dans la société productrice de marchandises. Mais la compréhension de la justesse du marxisme, qui inclut la compréhension de la nécessité du socialisme, n'est absolument pas le produit de jugements de valeur, pas plus qu'une incitation à une conduite déter­minée. Car reconnaître une nécessité est une chose et se mettre au service de celte nécessité en est une autre. On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme et se mettre au service de ceux qui le combat­tent. Mais la compréhension des lois du mouvement de la société qu'apporte le marxisme confère une supériorité à celui qui l'a faite sienne, et, parmi les adversaires du socialisme, les plus dangereux sont certainement ceux qui se la sont assimilée.Mais d'un autre côté l'identification du marxisme avec le socialisme est facile à comprendre. Le maintien de la domination de classe est liée à la condition que ceux qui y sont soumis croient à sa nécessité. Reconnaître son caractère provisoire, c'est en préparer la chute. D'où la répul­sion insurmontable qu'éprouve la classe dominante à accepter les résultats du marxisme. En outre, la complexité du système exige une étude que seul peut s'imposer celui qui n'est pas convaincu d'avance du caractère nuisible des résultats. C'est ce qui explique que le marxisme, qui est une science objective, exempte de tout jugement de valeur, reste nécessairement la propriété des porte-parole de la classe dont la victoire est pour lui le résultat de son étude. C'est dans ce sens seulement qu'il est la science du prolé­tariat, opposée à la science économique bourgeoise, tout en maintenant fermement la prétention qu'a toute science à la valeur objective de ses résultats.Le présent travail était déjà, il y a quatre ans, terminé dans ses grandes lignes. Des circonstances extérieures en ont seules retardé l'achèvement. Mais je me permettrai de faire remarquer que les chapitres traitant du problème de l'argent étaient déjà terminés avant la parution du livre de Knapp* , et je n'y ai apporté depuis que des modifi­cations sans importance, ainsi que des notes critiques. Mais ces chapitres sont aussi ceux qui causeront le plus de difficultés au lecteur car, dans les questions d'argent, ce n'est pas seulement la bonne humeur qu'on perd faci­lement, mais aussi la compréhension théorique, ainsi que le reconnaissait Fullarton, qui écrivait mélancoliquement : « The truth is, this a subject on which there never can be any efficient or immediate appeal to the public at large. lt is a subject on which the progress of opinion always has been, and always must be, exceedingly slow. » Et cela ne s'est certainement pas amélioré depuis. C'est pourquoi nous nous hâtons d'assurer qu'une fois franchi le cap des premières discussions, le lecteur n'aura pas lieu de se plaindre de difficultés particulières.Berlin-Friedenau, Noël 1909Rudolf HILFERDING.


PREMIERE PARTIE - L’ARGENT ET LE CRÉDIT

CHAPITRE I - LA NECESSITE DE L'ARGENT

 

 La communauté humaine de production peut être constituée de deux façons. D'abord d'une façon consciente. La société - que ce soit la famille patriarcale, le clan com­muniste ou la société socialiste - se crée les organes qui fixent, en tant que représentants de la conscience sociale, la quantité et le genre de la production et répartissent entre ses membres le produit social. Comment, où et par quels moyens, dans les conditions de production naturelles et artificielles existantes, de nouveaux produits sont fabri­qués, c'est ce que décide le pater familias ou les repré­sentants communaux, régionaux ou nationaux de la société qui, connaissant soit par expérience personnelle les besoins et les ressources de la famille, soit par tous les moyens d'une statistique de la production et de la consommation les besoins sociaux, déterminent d'une façon consciente toute la vie économique d'après les besoins des commu­nautés qu'ils représentent et dirigent. Les membres d'une communauté ainsi organisée entretiennent entre eux des rapports conscients en tant que parties d'une même com­munauté de production. La place qu'ils occupent dans le travail et la répartition de leurs produits sont soumis au contrôle central. Les rapports de production apparaissent, dans la mesure où ils se rapportent à la vie économique, comme des rapports sociaux déterminés par l'ordre social et soustraits à leur volonté individuelle. Les rapports de production eux-mêmes sont compris comme fixés et voulus par la collectivité.

Il en est autrement dans la société dépourvue de cette organisation consciente. Elle est composée d'individus indépendants les uns des autres, dont la production apparaît comme une affaire, non plus sociale, mais privée. Ils sont ainsi des propriétaires privés, contraints par le déve­loppement de la division du travail d'entrer en relation les uns avec les autres; l'acte au moyen duquel ils le font est l'échange de leurs produits. C'est seulement par lui que la société éclatée dans ses atomes par la propriété privée et la division du travail reçoit une certaine cohé­rence. Mais, en tant que cause de cette cohérence, l'échange offre un objet d'analyse économique. Car, même dans une société socialiste, il peut y avoir échange. Mais c'est un échange qui a lieu après une répartition fixée d'une façon consciente par la communauté comme une sorte de correc­tion privée de la répartition sociale, un acte privé soumis à des considérations d'ordre subjectif, mais non objet d'analyse économique. Il joue pour la science économique le même rôle que l'échange de jouets dans la nursery entre Lotte et Fritz, un échange fondamentalement diffé­rent de l'achat fait par leur père chez le marchand de jouets. Car ce n'est qu'un élément dans la somme de tous les actes d'échange au moyen desquels la société se réalise en tant que communauté de production. C'est dans chacun de ces actes d'échange que la communauté de production doit par conséquent s'exprimer. Car c'est seulement par eux que s'opère la liaison en un tout de la société frag­mentée par la propriété privée et la division du travail.

C'est pourquoi, quand Marx dit qu'à l'intérieur du rap­port d'échange le vêtement vaut davantage qu'en dehors de ce rapport, on peut dire également qu'à l'intérieur d'une société déterminée le rapport d'échange vaut davantage qu'à l'intérieur d'une autre143. C'est seulement là où l'échange établit le lien social, par conséquent dans une société où les individus sont, d'une part, séparés par la propriété privée et la division du travail, de l'autre liés les uns aux autres, que l'échange a une signification sociale, qu'il doit rendre possible la vie sociale. Par l'accomplissement de tous ces actes d'échange possibles dans cette société doit se réaliser ce qui, dans une société communiste, organisée d'une façon rationnelle, est déterminé consciemment par l'organe social central, à savoir ce qu'on produira et en quelles quantités, où et par qui on le pro­duira. Bref, l'échange doit faire pour les producteurs de marchandises ce que font pour les membres de la société socialiste leurs représentants, qui règlent la production, fixent la place de chacun dans le travail, etc. C'est l'objet de la science économique de trouver la loi de cet échange. De cette loi le règlement de la production dans les sociétés productrices de marchandises doit découler, tout comme le fonctionnement normal de l'économie socialiste découle des lois, règlements et prescriptions des autorités socia­listes. Non que cette loi ne prescrive pas consciemment l'attitude humaine dans la production, mais elle agit avec une « nécessité sociale », à la façon d'une loi de la nature144.

Mais l'échange doit également répondre à la question de savoir si la production doit être le fait d'un artisan indépendant ou d'un entrepreneur capitaliste; c'est la question du changement dans le rapport d'échange qui doit avoir lieu dans la production des marchandises par suite du passage de la production artisanale à la produc­tion capitaliste. Mais l'échange n'est qualitativement diffé­rent que dans des formes sociales différentes, de même qu'il est essentiellement différent dans la société socialiste et dans la société productrice de marchandises. A l'inté­rieur de la première, il est qualitativement le même et ne diffère que par le rapport quantitatif des marchandises échangées. Dans la société productrice de marchandises, l'échange est fondé sur un facteur social objectif, le temps de travail socialement nécessaire, qui est incorporé dans les choses échangées. Ici, l'échange est de pur hasard, et non un objet d'analyse économique. On ne peut le sou­mettre à une étude théorique, mais seulement le com­prendre psychologiquement. Toutefois, comme l'échange apparaît toujours comme un rapport quantitatif entre deux choses, les gens ordinaires n'aperçoivent jamais la diffé­rence145.

Ce rôle joué par l'acte d'échange en tant que moyen des échanges organiques sociaux lui est imposé par la nécessité même de ces échanges. Si fortuit que puisse apparaître tel ou tel acte d'échange pris isolément, il ne peut se réaliser à la longue et en masse que s'il rend possible le processus des échanges organiques sociaux, s'il assure la production et la reproduction de la société. Celle-ci est donc la condition de l'acte d'échange entre les individus isolés, qui de cette manière seulement parviennent à former entre eux une société et participent au résultat de toute la production sociale. C'est ce rapport avec la pro­duction de la société qui élève l'acte d'échange isolé hors du domaine du fortuit, de l'arbitraire et du subjectif et en fait quelque chose de régulier, de nécessaire et d'ob­jectif, une condition des échanges organiques sociaux et par là une nécessité vitale individuelle. Car la société fondée sur la propriété privée et la division du travail n'est possible que par les rapports des individus qui font des échanges entre eux, elle ne devient société que par le processus d'échange, lequel est le seul processus écono­mique qu'elle connaisse. C'est seulement à l'intérieur de cette société que l'acte d'échange est l'objet d'une analyse spéciale qui se pose la question : en quoi consiste l'acte d'échange qui permet les échanges organiques sociaux?

Par un tel acte d'échange, le bien est devenu marchan­dise, une chose qui n'est plus destinée à satisfaire un besoin individuel, née de ce besoin et détruite par lui, mais destinée à la société, dans tous ses heurs et malheurs, lesquels peuvent encore être plus divers que ceux d'Ulysse - que représente aujourd'hui Polyphème, avec son œil unique, à côté du douanier aux yeux d'Argus de New-Port, ou la belle Circé à côté de la police vétérinaire alle­mande? -, dépendant des nécessités des échanges orga­niques de la société. Il est devenu marchandise parce que ses producteurs sont dans un certain rapport social, dans lequel ils doivent s'opposer les uns aux autres comme producteurs de marchandises indépendants. C'est seule­ment de cette façon que le bien, qui est par ailleurs une chose naturelle, ne posant absolument aucun problème, est l'expression d'un rapport social, acquiert par consé­quent un caractère social. Qu'il soit un produit du travail n'est plus seulement sa qualité naturelle, mais devient également un fait social. Et maintenant il s'agit de trouver la loi de cette société en tant que communauté de produc­tion et par conséquent de travail. Le travail individuel apparaît ainsi sous un aspect nouveau, en tant que partie au travail collectif dont dispose cette communauté de production. Mais, de ce point de vue, le travail apparaît comme travail créateur de valeur.

L'acte d'achat devient objet de l'analyse parce qu'il n'est pas seulement besoin individuel, mais nécessité sociale qui fait du besoin individuel son instrument et en même temps le restreint : le besoin individuel ne peut être satisfait que dans la mesure où la nécessité sociale le permet. C'est la condition préalable car, sans satisfaction des besoins industriels, il n'y a pas de société humaine possible. Mais l'échange n’est plus fonction du besoin individuel comme dans la société collectiviste ; le besoin individuel ne se satisfait que dans la mesure où l'échange lui permet de participer à la production sociale. C'est elle qui détermine l'échange. Mais celui-ci apparaît seulement comme un rapport quantitatif entre deux choses146. Il est déterminé quand cette quantité l'est également. Mais la quantité transformée en échange ne vaut que comme partie de la quantité de la production sociale. Celle-ci à son tour est déterminée par le temps de travail que la société a dû employer à la fabrication du produit global. La société est, considérée ici comme une unité qui a fabriqué son produit avec toute sa force de travail et le travailleur isolé en tant qu'organe de la société; comme tel, il ne participe au produit que dans la mesure où sa force de travail correspond a la moyenne de la force de travail totale, supposée donnée selon l'intensité et la productivité. S’il a travaillé trop lentement ou fabriqué quelque chose d'inu­tile, non pas d'une façon générale mais du point de vue des échanges organiques sociaux, son travail est ramené au travail moyen, c'est-à-dire au temps de travail sociale­ment nécessaire. La totalité du temps de travail nécessaire a la fabrication du produit global ainsi donnée, l'échange doit exprimer ce fait. Ce qui se produit de la façon la plus simple quand, dans l'échange, le rapport quantitatif des marchandises est égal au rapport quantitatif du travail socialement nécessaire employé dans leur fabrication. Alors, les marchandises s’échangent à leur valeur.

Ce rapport est réalisé quand les conditions pour la production et l’échange des marchandises sont les mêmes pour tous les membres de la société, quand ils sont tous producteurs indépendants de leurs moyens de production et qu’il fabriquent avec eux le produit, qu'ils échangent ensuite sur le marché. Ce rapport est le plus simple et il est le point de départ de l'analyse théorique. C'est seule­ment à partir de lui que des modifications peuvent être comprises, mais elles doivent toujours remplir cette condi­tion, que, quelle que soit la façon dont l'échange individuel se réalise, la somme totale des actes d'échange doit vendre toute la production sociale. La modification elle-même ne peut être provoquée que par une position différente des membres de la société dans la production, car c'est seule­ment dans l’acte d’échange que se réalise le rapport social, non seulement de la production, mais des producteurs eux-mêmes. L’expropriation d'une partie de la société et du monopole de la propriété des moyens de production de l'autre partie modifie naturellement l'échange, car ce n’est qu’en lui que peuvent apparaître cette inégalité des membres de la société. Mais, comme l'acte d'échange est un rapport d'égalité, l'inégalité apparaît maintenant comme égalité, non plus de la valeur, mais du prix de production, par conséquent comme l'inégalité de l'effort de travail (de même l'indifférence des capitalistes à l'égard de l'effort de travail considéré comme effort de travail d'étrangers) dans l'égalité des taux de profit. Cette égalité n'exprime rien d'autre que le fait que dans la société capitaliste l'essentiel est le capital; c'est pourquoi l'acte d'échange individuel n'est plus placé sous cette condition : travail égal contre travail égal, mais celle-ci : pour le même capital le même profit. L'égalisation du travail est remplacée par l'égalisation du profit et les produits ne sont plus vendus à leur valeur, mais à leur coût de production. Si donc l'échange est déterminé par la société, la société tout, comme l'individu isolé n'apprennent leur loi que de l'échange une fois accompli. Car le travail de l'individu isolé n'est que son fait individuel, issu de sa volonté indi­viduelle, travail privé, et non travail social. Qu'il s'accorde avec les conditions des échanges organiques sociaux, dont son travail n'est qu'une condition partielle, on ne peut s'en rendre compte que si toutes ces conditions s'accordent entre elles et que leur totalité représente la condition totale des échanges organiques sociaux.

Les marchandises sont des incarnations du temps de travail socialement nécessaire. Mais ce temps de travail n'est pas exprimé directement comme tel, comme par exemple dans la société imaginée par Rodbertus, où l'auto­rité centrale fixe pour chaque produit le temps de travail socialement valable. Il n'apparaît que dans la mise à égalité d'une chose avec une autre dans l'échange. Dans ce dernier, par conséquent, la valeur d'une chose, son coût de production social, n'est pas exprimée en tant que telle, comme travail de huit, dix ou douze heures, mais comme quantité déterminée d'une autre chose. Celle-ci, telle qu'elle est, avec toutes ses qualités naturelles, sert par conséquent comme expression d'une autre chose, son équi­valent. Par exemple, dans l'équation : habit = 20 mètres de tissu, ces 20 mètres de tissu sont l'équivalent de l'habit. Ils lui sont égaux, parce qu'ils sont aussi l'incarnation d'une durée de travail socialement nécessaire, et en tant que telles toutes les marchandises sont égales.

La représentation de la valeur, ce rapport social, dans une autre chose, par conséquent une valeur d'usage diffé­rente de celle de la marchandise dont la valeur doit être représentée, découle ainsi directement de la nature de la production de marchandises et en est inséparable. Car ce n'est que par le fait que le bien de l'un devient mar­chandise et par là le bien de l'autre que naît le rapport social de ses membres propre à la production de mar­chandises, leur rapport en tant qu'échangeurs de leurs biens. C’est seulement l'échange une fois accompli que le producteur sait si sa marchandise, satisfait vraiment un besoin social et s’il a bien employé son temps de travail. II se voit confirmé dans sa qualité de membre pleinement valable de la société productrice de marchandises, non par une personne qui pourrait parler au nom de cette société, critiquer, approuver ou refuser son ouvrage, mais par une chose qu'il reçoit en échange de la sienne. Car la société s'intéresse uniquement à la chose (et c'est en cela que consiste, en dépit de Stirner, son anarchie), non aux personnes et à leur conscience collective. La chose doit par conséquent avoir la légitimation nécessaire pour pou­voir parler au nom de la société. Cette légitimation, elle la reçoit, exactement comme d'autres organes reçoivent la leur, par l'action commune de ceux qui légitimisent. De même que les hommes se rassemblent et donnent pouvoir à l'un d'eux de parler en leur nom, de même les marchandises doivent se rassembler pour légitimer celle qui accordera en leur nom le droit de citoyenneté dans ce monde de marchandises. Mais la seule façon dont les marchandises Peuvent se rassembler est leur échange. Car ce que la conscience sociale est dans une société socialiste, c'est dans la société capitaliste l'action sociale des mar­chandises sur le marché. La conscience du monde bour­geois se réduit au bulletin des halles. C'est seulement par l'accomplissement de l'échange que l'individu isolé connaît la loi de la collectivité. Seule la réussite de l'échange lui fournit la preuve qu’il a produit quelque chose de socia­lement nécessaire. Car c'est seulement alors qu'il peut reprendre la production. La chose ainsi légitimée par l'action commune des marchandises est l'argent. Avec le développement de l’échange des marchandises se dévelop­pent en même temps les pouvoirs de cette marchandise particulière.

A et B, en tant que possesseurs de marchandises, n'en­trent dans un rapport social l'un avec l'autre qu'en échangeant leurs produits. Ce rapport n'est réalisé que quand le vêtement a été échangé contre vingt mètres de tissu. Quand la production de marchandises se généralise, le tailleur doit satisfaire tous ses besoins au moyen de l'échange : au lieu d'un rapport avec l'ouvrière qui a filé le tissu, il en entreprend maintenant un grand nombre d'autres. Un vêtement égale 20 mètres de tissu, mais aussi 5 livres de sucre, 10 livres de pain, etc. Comme tous les producteurs de marchandises s'engagent dans de nombreux rapports de ce genre, nous obtenons finalement une quan­tité énorme d'équations où les marchandises se mettent à égalité les unes avec les autres et mesurent leur valeur réciproque. Mais, en se mesurant ainsi, elles mesurent de plus en plus souvent leur valeur en une marchandise, qui devient ainsi la mesure générale de valeur.

Déjà la simple expression de valeur, telle que, par exemple, un vêtement égale 20 mètres de tissu traduit un rapport social, mais il peut rester fortuit et isolé. Pour être une expression vraiment sociale, l'équation de valeur ne doit pas être isolée; c'est dans d'innombrables échanges et par conséquent d'innombrables équations de valeurs que se réalisent les échanges organiques sociaux et par là la liaison sociale des travailleurs, dès que la production de marchandises est devenue la forme générale de la production sociale. C'est l'action commune des marchan­dises dans l'échange qui transforme le temps de travail prive, individuel et concret, de l'individu isolé en tant de travail général, socialement nécessaire et abstrait, qui crée la valeur. En se mesurant réciproquement dans l'échange, les marchandises se mesurent de plus en plus souvent dans une marchandise. Celle-ci n'a besoin que d'être fixée d'une façon habituelle en tant que mesure de valeur pour devenir argent.

L'échange de valeurs est par conséquent nécessaire pour rendre possible d'une, façon générale la production et la reproduction sociales. C’est seulement de cette manière que les travaux individuels sont reconnus, jaugés sociale­ment, que les relations entre eux deviennent des relations sociales de leurs producteurs. Quelle que soit par consé­quent la façon dont se fait l'échange, c'est nécessairement un échange à des équivalents de valeur, qu'il se fasse directement entre marchandises ou par l'intermédiaire de l'argent. L'argent est par conséquent, en tant que valeur, une marchandise comme une autre, et la nécessité que l’argent ait de la valeur découle directement du caractère de la société productrice de marchandises147.

L’argent est donc une valeur comme une autre et par la incarnation de valeur. Mais l'argent se distingue avant tout des autres marchandises en ce qu'il est un équivalent pour toutes les autres marchandises, par conséquent la marchandise qui exprime la valeur de toutes les autres. Qu’il en soit ainsi devenu est le résultat de tous les pro­cessus d'échange148. Par là il est légitimement tant que mesure de valeur. La marchandise argent, par conséquent ce corps détermine avec toutes ses qualités naturelle est, maintenant .expression directe de valeur, de cette qualité qui ne provient que des rapports sociaux de la produc­tion de marchandises et de leur expression matérielle. En même temps, on voit comment découle, comme du processus d'échange même, de la nécessité d'une égali­sation constante des marchandises entre elles, celle de la mesure de valeur commune, dans laquelle s'exprime directement la valeur de chaque autre marchandise contre laquelle elle peut être échangée. L'argent est par consé­quent lui aussi une marchandise. Mais, d'un autre côté, cette marchandise est spécialement utilisée comme équi­valent. Cela s'est produit par l'action de toutes les autres marchandises, qui ont choisi la marchandise argent comme leur seul équivalent général.

La valeur d'échange de toutes les marchandises s'exprime donc socialement dans la marchandise argent, dans une certaine quantité de sa valeur d'usage. Par l'action réci­proque de toutes les autres marchandises qui se mesurent en elles, la marchandise argent apparaît comme incarna­tion du temps de travail socialement nécessaire. « L'argent est ainsi la valeur d'échange des marchandises en tant que marchandise particulière, exclusive149. » Toutes les marchandises reçoivent ainsi leur jaugeage social par leur transformation en argent.

De même que, selon Ernst Mach*, le moi n'est qu'un point de jonction où se lient étroitement les fils infinis des sensations dont le nœud forme l'image du monde, de même l'argent est un point de jonction où se tisse, avec les fils innombrables des actes d'échange individuels, le nœud des rapports sociaux de la société productrice de marchan­dises. Dans l'argent, en outre, les rapports sociaux que les hommes entretiennent entre eux sont devenus une chose mystérieuse, dont l'éclat troublant continue d'aveugler tant d'économistes quand ils ne préfèrent pas tout simplement s'y soustraire en fermant les yeux.

En s'échangeant les unes contre les autres, les marchandises deviennent produits du temps de travail socialement nécessaire et, en tant que telles, égales. Dans le processus d'échange se brise le lien qui relie la marchandise en tant que valeur d'usage aux besoins particuliers de l'individu. Dans l'échange, la marchandise ne vaut que comme valeur d'échange et ce n'est que par l'accomplissement de l'échange, par conséquent celui-ci une fois réalisé, qu'elle redevient valeur d'usage et qu'apparaît un nouveau lien avec un autre besoin individuel. Dans l'argent, dont la valeur d'usage est nulle en tant qu'incarnation de temps de travail socialement nécessaire, par conséquent valeur d'échange, la marchandise apparaît directement exprimée en tant que valeur d'échange; dans l'argent, par consé­quent, la valeur d'échange des marchandises est rendue indépendante de leur propre valeur d'usage. Seule la trans­formation de l'argent en marchandise réalise celle-ci en tant que valeur d'usage, alors que sa valeur d'échange est déjà contenue en lui. La marchandise quitte alors, en tant que valeur d'usage, la circulation et devient objet de consommation.

L'argent ne peut devenir un équivalent général que parce qu'il est une marchandise, c'est-à-dire une valeur d'échange. Mais, en tant que telle, chaque marchandise est mesure de la valeur de toutes les autres. Du fait que toutes les marchandises se rapportent dans leur action réciproque à une marchandise spéciale, celle-ci devient être adéquat de la valeur d'échange, son être en tant qu'équivalent général. Étant donné que toutes les marchandises sont des valeurs d'échange, autrement dit que les producteurs dans la société décomposée en ses atomes par la division du travail et la propriété privée et qui sans conscience sociale est cependant une communauté de production, n'entrent en rapport les uns avec les autres que par l'inter­médiaire de leurs produits matériels, il apparaît que les produits de leur travail ne représentent en tant que valeurs d'échange que différentes quantités du même objet, l'argent. Le temps de travail général, de son côté l'expression éco­nomique de la communauté de production, mais aussi le fait de cette communauté elle-même, apparaît maintenant comme une chose particulière, une marchandise à côté et en dehors de toutes les autres.

Dans le processus d'échange, la marchandise s'est manifestée comme valeur d'usage, a fait la preuve qu'elle a satisfait le besoin, et cela dans la mesure sociale exigée. Elle est devenue par là valeur d'échange pour toutes les autres marchandises, qui remplissent la même condition. C'est ce qu'exprime d'une façon générale sa transformation en argent, le représentant de la valeur d'échange. En devenant argent, elle est devenue valeur d'échange pour toutes les autres marchandises. La marchandise doit donc devenir argent parce que c'est seulement alors qu'elle est exprimée socialement en tant que valeur d'usage et en tant que valeur d'échange, comme l'unité des deux. Mais, du fait que toutes les marchandises, par leur aliénation en valeurs d'usage, se transforment en argent, celui-ci devient l’être transformé de toutes les autres marchan­dises, et ce n'est que comme résultat de cette transfor­mation de toutes les marchandises en argent que ce dernier devient directement objectivisation du temps de travail social, c'est-à-dire produit de l'aliénation générale, suppression des travaux individuels.

La nécessité de l'argent découle par conséquent de l'essence de la société productrice de marchandises, laquelle tire sa loi de l'échange des marchandises en tant que produits du temps de travail socialement nécessaire, du fait que les relations sociales entre les producteurs sont exprimées en tant que prix de leurs produits, prix qui fixent à tout moment leur part sur la production et la répartition des produits. C'est la réglementation particu­lière de cette société par la loi des prix qui, en tant que moyen de l'échange des marchandises, exige elle-même une marchandise, car seule une marchandise incarne du temps de travail socialement nécessaire. Que le moyen d'échange doive avoir une valeur, c'est ce qui résulte direc­tement du caractère d'une société où les biens sont devenus marchandises et doivent en tant que telles être échangées. « Le même processus qui fait d'un bien une marchandise fait de la marchandise de l'argent. »

Le caractère inconscient des rapports sociaux, leur établissement au moyen de l'échange des marchandises et la confirmation que cet établissement s'est fait d'une façon socialement juste, confirmation qui n'a lieu que dans le processus d'échange, quand le processus de la production, qui a déjà fixé en fait les rapports sociaux, est déjà passé et devenu inchangeable, tout cela signifie également l'anar­chie du mode de production capitaliste. Anarchie, car il n'y a là aucune conscience qui détermine d'avance la production conformément à son but; ce sont aux membres isolés, conscients seulement d'eux-mêmes, mais non de la communauté, que ces rapports s'imposent à la façon d'une loi naturelle agissant indépendamment de la volonté de ceux qui y participent, bien qu'elle n'existe que par leur propre action sociale, et sont donc pour eux incons­cients. Cette action n'a jamais lieu dans la conscience et l'intention de constituer des rapports sociaux, mais ne sert que la satisfaction des besoins individuels. En ce sens, on peut dire également que la nécessité de procéder à l'échange au moyen de l'argent, par conséquent d'une matière elle-même précieuse, découle de l'anarchie de la société productrice de marchandises.

Si donc l'argent est d'une part produit nécessaire de l'échange des marchandises, il est d'autre part lui-même condition de la généralisation de l'échange des produits en tant que marchandises. Il rend les marchandises direc­tement comparables en devenant leur mesure de valeur. Et cela parce qu'en tant que valeur il est, tout comme les marchandises et à l'intérieur de leur forme de valeur, leur contraire, équivalent, par conséquent valeur d'usage, dans lequel la valeur est exprimée.

Ainsi l'argent naît tout naturellement des rapports d'échange et ne suppose rien d'autre. Ces rapports font l'argent avec la marchandise qui y convient le mieux par ses qualités propres. C'est la valeur d'usage de cette mar­chandise, par exemple l'or, qui en fait matière moné­taire. L'or n'est pas déterminé par sa nature à faire fonc­tion d'argent - seulement par suite d'une certaine struc­ture sociale -, c'est au contraire l'argent qui par sa nature est or. Par conséquent, l’Etat ou l'ordre légal ne déterminent arbitrairement ni le caractère ni la matière de l’argent. Ils ne font avec l’argent que de la monnaie. Ils ne modifient que la quantité de métal noble contenue dans la monnaie. Au début selon le poids, maintenant selon une autre règle arbitraire, mais reposant nécessairement sur un accord conscient. Comme la société productrice de marchandises a sa plus haute organisation consciente dans l'Etat, celui-ci doit sanctionner cet accord pour qu'il ait une validité sociale générale. Il se conduit ici exacte­ment comme pour la fixation d'une autre mesure, par exemple celle de longueur. Avec cette seule différence qu'ici, comme il s'agit d'une mesure de valeur, que la valeur ne se présente que dans une chose, et dans chaque chose autrement, selon le temps de travail nécessaire à sa production, l’Etat doit déclarer également la chose, la matière argent. C'est seulement dans les limites de l'accord, donc à l'intérieur des frontières du pays, par exemple, que cette mesure est valable. En dehors de ces frontières, elle ne reste plus. Sur le marché mondial, l'or et l'argent­ métal valent comme argent selon leur poids150. Cet accord sur un certain argent peut aussi, à défaut d'une inter­vention de l'Etat, être conclu par des personnes privées, comme par exemple les marchands d'une ville, et ne vaut naturellement dans ce cas qu'à l'intérieur de cette ville151.

L'or est par conséquent divisé d'une manière quel­conque par l'Etat et chaque pièce est caractérisée par la frappe de l’Etat. C'est dans, cette mesure que tous les prix sont maintenant exprimes. Ainsi donc l’Etat a établi la mesure des prix. L'or fait fonction de mesure des valeurs parce qu'il est marchandise, par conséquent incar­nation de temps de travail nécessaire, et comme tel sa valeur change avec le changement de son temps de production. En tant que mesure des Prix, l’or est divisé en pièces de poids égal et cette division sous ce rapport est immuable. La frappe n'est rien d'autre que la confirmation que la pièce qui en est pourvue contient un poids déter­miné du métal dont est faite la monnaie, par exemple d’or. C'est par ailleurs une simplification technique considérable, car l'argent n'a plus besoin d'être pesé, mais seulement compté. Et en même temps on peut présenter d'une façon commode chaque quantité de valeur qui est nécessaire dans l'échange.

 

CHAPITRE II - L'ARGENT DANS LE PROCESSUS DE LA CIRCULATION

 Le processus de la circulation a la forme marchandise-argent-marchandise : M-A-M. C'est de cette façon que s'accomplissent les échanges organiques sociaux. A vend sa marchandise, laquelle n'a pour lui aucune valeur d'usage, et en achète une autre, qui en a une. L'argent ne joue dans ce processus que le rôle de preuve que les conditions de production individuelles de la marchandise correspondent aux conditions de production sociales. Mais le sens du processus est la satisfaction des besoins de l'individu, laquelle n'est possible que par le moyen des échanges multiples des marchandises. La valeur de la marchandise est remplacée par celle d'une autre mar­chandise. Cette dernière est consommée et sort de la cir­culation.

Mais si la marchandise sort constamment de la circula­tion l'argent y reste d'une façon permanente. La place que la marchandise a quittée est prise par une pièce d'argent de valeur égale. Le processus de circulation de la marchandise crée ainsi la circulation de l'argent. La question se pose maintenant de savoir quelle est la quantité d'ar­gent nécessaire à la circulation. Il s'agit ici de la véritable confrontation de l'argent et de la marchandise. La quantité des moyens de circulation est par conséquent déter­minée par la somme des prix des marchandises. La masse des marchandises supposée donnée, la masse de l'argent en circulation augmente et diminue avec les fluctuations des prix des marchandises, qu'ils correspon­dent ou non à de véritables changements de valeur ou à de simples fluctuations des prix sur le marché152. Cela vaut dans la mesure où achats et ventes se font ici même dans un espace limité. Mais, si achats et ventes ne sont que des termes d'une série qui se suivent dans le temps, alors c'est l'équation : somme des prix des marchandises, divisée par nombre de pièces du même nom en circu­lation, égale masse de l'argent fonctionnant en tant que moyen de circulation. Ici la loi selon laquelle la quantité des moyens de circulation est déterminée par la somme des prix des marchandises en circulation et la vitesse moyenne du roulement de l'argent peut aussi être expri­mée de la manière suivante: étant donné une somme de valeurs des marchandises et une certaine vitesse moyenne de leurs métamorphoses, la quantité de l'argent en circula­tion ou du métal dont il est fait dépend de sa propre valeur153.

On a vu ce qu'est l'argent : un rapport social exprimée dans une chose. Celle-ci sert d'expression directe de valeur. Mais, à l'intérieur du rapport M-A-M, la valeur de la mar­chandise est toujours remplacée par la valeur d'une autre marchandise. L'expression d'argent n'est donc que provi­soire. Elle n'apparaissait ainsi que comme une aide tech­nique, dont l'utilisation entraîne des frais qu'il est préférable d'éviter. De même avec l'argent croit l'effort en vue de s'en passer154. A l'intérieur de la circulation des mar­chandises l'argent apparaît d'abord comme le cristal de valeur en lequel la marchandise se transforme pour deve­nir ensuite simple forme d'équivalent155.

En tant que cristal de valeur, l'argent apparaît comme nécessaire, en tant que forme d'équivalent comme superflu. Mais il apparaît comme nécessaire parce que c'est seule­ment ainsi que la valeur de la marchandise est exprimée socialement d'une façon valable et c'est seulement à partir de l'argent qu'elle peut se transformer de nouveau en toutes les autres marchandises. Mais, comme l'expression d'argent n'est que provisoire, et pas importante en soi - comme par exemple quand le processus M-A-M: est interrompu et que l'argent lui-même doit être mis en réserve pour un temps plus ou moins long afin de permettre plus tard le processus -, seul est à considérer l'aspect social de l'argent, sa propriété d'être en tant que valeur l'égal de la marchandise. Cet aspect social est exprimé matériellement dans la matière monétaire, par exemple l'or. Mais il peut être exprimé directement par une réglementation sociale consciente ou, puisque l'Etat est l'organe conscient de la société productrice de marchandises, par une réglementation étatique. L’Etat peut fixer certains signes – par exemple, des billets caractérisés comme tels - en tant que représentants de l'argent, signes d'argent.

Il est clair que ces signes ne peuvent faire fonction que d’intermédiaires de la circulation entre deux marchandises ; pour d’autres buts, d'autres fonctions d'argent, ils sont inutilisables. Ils doivent par conséquent passer entièrement dans la circulation, car c'est seulement là que le caractère de la valeur de l’argent est toujours provisoire, parce que forme toujours remplacée par valeur de marchandises. Mais le volume de la circulation est extraordinairement changeant, puisque nous le savons, il dépend, à vitesse égale de circulation de l’argent, de la somme des prix. Celle-ci varie constamment, par suite soit des fluctuations en cours d’année, quand par exemple les produits de la récolte entrent dans la circulation et que leur masse gonfle la somme des prix, soit des fluctuations de prix provoquées par les périodes de prospérité ou de dépression. La quantité de papier-monnaie doit par conséquent toujours rester au dessous du minimum de la quantité d'argent nécessaire à la circulation. Mais ce minimum peut être remplacé par du papier156 et, comme c'est toujours nécessaire pour la circulation, on n'a pas besoin de faire appel à l'or ; c'est pourquoi l'Etat peut imposer le cours forcé de ce papier­ monnaie. Dans les limites du minimum de circulation, l’expression réelle des rapports sociaux est remplacée par un rapport social consciemment réglé. Cela est possible parce que l’argent métallique est précisément aussi un rapport social, bien que caché sous une enveloppe, matérielle. C’est ce qu’il faut se rappeler si l'on veut comprendre la nature du papier-monnaie157. Nous avons vu comment la société productrice de marchandises est anarchique et com­ment cette anarchie rend, l'argent nécessaire. Pour le mini­mum de circulation, cette anarchie est exclue. Car un minimum de marchandises doit être vendu en toutes circonstances à une certaine valeur. II est donc possible de supprimer l'effet de la production anarchique en rem­plaçant l'or par de simples signes de valeur.

Mais cette réglementation consciente trouve sa limite dans le minimum de circulation. C'est seulement à l'inté­rieur de cette frontière que le signe monétaire fait fonction de véritable représentant de l'argent, que le papier est signe d'or. Comme la quantité de marchandises en circula­tion varie constamment, il faut qu'à côté de la monnaie fiduciaire on puisse constamment mettre de l'or dans la circulation ou en enlever. Si ce n'est pas possible, on assiste à des déviations de la valeur nominale du papier par rapport à sa valeur réelle, et nous avons une dépréciation du papier-monnaie.

Pour comprendre ce qui se passe dans ce cas-là, suppo­sons un régime de pure monnaie fiduciaire, avec cours forcé, bien entendu. Supposons qu'à un certain moment la circulation exige 5 millions de marks en marchandises, 5 millions en argent, 5 millions en marchandises. Si l'on remplace l'or par du papier-monnaie, quoiqu'on ait -imprimé dessus, sa somme totale doit toujours représenter la somme totale des marchandises, par conséquent être égale à 5 millions de marks. Si l'on imprime 5 000 billets, chacun vaudra 1 000 marks, si l'on en imprime 100 000, chacun vaudra 50 marks. Si la somme des prix des marchandises double, la vitesse de circulation restant la même, et sans que soit changée la quantité des billets, ils vaudront 10 millions de marks et, si la somme des prix est réduite de moitié, ils ne vaudront plus que 2 millions et demi. En d'autres termes, avec une monnaie fiduciaire à cours forcé, la vitesse de circulation restant la même, la valeur du papier-monnaie est déterminée par la somme des prix des marchandises mises en circulation ; le papier-monnaie est ici tout à fait indépendant de la valeur de l'or et reflète directement la valeur des marchandises, conformément à la loi selon laquelle sa totalité représente la même valeur, soit le prix total des marchandises. On voit immédiatement que, par rapport au point de départ, il peut y avoir non seule­ment dépréciation, mais aussi surestimation du papier­ monnaie.

Bien entendu, il n'y a pas que le papier qui puisse faire fonction de signe monétaire, mais n'importe quelle matière précieuse. Supposons que ce soit l'argent métal. Si sa valeur baisse par suite d'une diminution de son coût de produc­tion, les prix en argent métal des marchandises augmen­teront, tandis que ses prix en or resteront les mêmes. La dépréciation de l'argent métal s'exprimera dans son rapport avec l'or. Le cours d'échange du pays dont la monnaie est à base d'argent métal par rapport au pays dont la monnaie est à base d'or exprimera la dépréciation. Cette déprécia­tion de la monnaie blanche, laquelle a cours légal, sera, à frappe libre, exactement la même que celle du métal brut. Il en est tout autrement si l'on n'autorise plus la frappe libre158. Dans ce cas, si la somme des prix des marchandises en circulation passe de 5 à 6 millions de marks et si la valeur des pièces blanches, donc du métal argent propre à la circulation, conformément a sa valeur intrinsèque, n'est, par exemple, que de 5 millions et demi, celle de chaque pièce augmentera dans la mesure où leur total sera égal à 6 millions. Leur valeur monétaire dépassera donc leur valeur métallique. C'est un phénomène qui s'est manifesté dans la surestimation, inexplicable pour des auteurs aussi importants que Lexis ou Lotz, du florin hollandais et autrichien et plus tard de la roupie indienne, mais qui, si l'on tient compte de ce qui précède, n'a absolument rien de mystérieux159.

Dans la détermination de la valeur du papier-monnaie par la valeur de la somme des marchandises en circulation le caractère purement social de la valeur se manifeste en ceci qu'une chose sans grande valeur en soi comme le papier, du fait qu'elle remplit une fonction purement sociale, la circulation, acquiert une valeur qui est déterminée, non par sa valeur propre, infime, mais par celle de la masse des marchandises, qui se reflète sur les billets. De même que la lune, astre refroidi depuis longtemps, ne brille que quand elle reçoit la lumière du soleil, de même le papier-monnaie n'a de valeur que celle que donne aux marchandises le caractère social du travail incorporé en elle. C'est la valeur du travail reflétée qui transforme le papier en argent, de même que c'est la lumière du soleil reflétée qui fait briller la lune. Pour le papier, la lumière de valeur est en réalité lumière de valeur des marchandises, comme pour la lumière de lune est en réalité clair de soleil.

L'Autriche avait depuis 1859 un papier-monnaie non convertible. Les florins d'argent bénéficiaient en papier d'un agio. On avait en effet émis plus de papier que la circula­tion n'en exigeait. Ce qui entraîna le phénomène décrit plus haut : la quantité de marchandises que pouvait acheter un florin ne dépendait plus de la valeur de l’argent métal, mais de celle de la masse totale des marchandises en circula­tion, qui déterminent la valeur de la somme totale de papier ­monnaie. Si cette valeur des marchandises, en circulation était de 500 millions de florins, alors qu’on avait émis pour 600 millions de billets, le florin-papier ne pouvait plus acheter autant de marchandises que précédemment cinq sixièmes de florin d'argent. Ce qui fait que ce dernier devint lui-même une marchandise, car on payait davantage en florins-papier et l'on vendait le florin d'argent à l'étran­ger, où l'on recevait en échange six cinquièmes de florin-­papier avec lesquels on pouvait payer ses dettes en florins d'argent. Résultat : l'argent disparut de la circulation. Un changement dans le rapport entre le florin d'argent et le florin-papier ne peut dès lors intervenir que de deux façons. -D'une part, avec une valeur inchangée du florin d'argent, la vente des marchandises peut s’accroître par suite de l'augmentation de la circulation des marchandises. S'il n'y a pas de nouvelle émission de papier-monnaie, le florin-papier peut recouvrer son ancienne valeur dès que le total des marchandises en circulation exige pour sa vente 600 millions de florins. Mais il se peut aussi, si le total des marchandises s'accroît, que la valeur du florin-papier s’élève au-dessus de son point de départ, si par exemple, le total des marchandises exige 700 millions de florins et qu’il y a seulement 600 millions de florins-papier en circulation, chaque florin-papier vaudra sept sixièmes du florin d'ar­gent. Si la frappe du florin d'argent est lire, on en frap­pera autant qu'il en faut pour que les florins-papier et les florins d'argent atteignent une quantité suffisante pour la circulation des 700 millions de florins de marchandises. A ce moment-là la valeur du florin-papier et celle du florin d'argent sera la même, et en cas de maintien de la frappe libre la valeur du florin-papier ne sera plus déterminée par la valeur des marchandises, mais par celle de l'argent métal.

Des phénomènes semblables peuvent se produire aussi d'une autre manière. Supposons que la circulation des marchandises reste la même : le florin-papier ne vaut plus que cinq sixièmes du florin d'argent. Mais qu'une baisse de la valeur de l'argent se produise et qu'elle soit par exemple d'un sixième. Alors on pourra avec un florin d’argent acheter autant de marchandises qu'avec un florin-papier : l’agio de l'argent a disparu et l'argent reste en circulation. Mais si la baisse de l'argent est plus forte, disons de deux sixièmes, alors on aura profit à acheter de l'argent et à l'envoyer à la frappe en Autriche. Cette frappe se pour­suivra jusqu'à ce que le total des florins-papier et des florins d'argent soit devenu assez grand pour que, bien qu'ils aient perdu deux sixièmes de leur pouvoir d'achat ils suffisent à la circulation. Nous avons supposé une circu­lation de 500 millions de florins (d'après leur valeur ini­tiale en marchandises. Nous avions 600 millions de florins­-papier. Ces derniers valaient par conséquent cinq sixièmes des premiers florins. Maintenant viennent s'ajouter des flo­rins d’argent qui ne valent que quatre sixièmes. Pour que les marchandises circulent, nous avons besoin de 6/4 X 500 millions de florins, soit 750 millions, composés de 600 m millions de florins-papier et de 150 millions de florins d'argent nouvellement frappés. Mais l'Etat veut empêcher la dépré­ciation de sa monnaie, et il lui suffit pour cela d'interdire la frappe des florins d’argent. Son florin reste donc indépendant du prix du métal, sa valeur reste donc égale à cinq sixièmes du florin initial; la baisse de la valeur du métal ne s’exprime pas dans la monnaie métallique

Cela contredit la thèse courante selon laquelle un florin argent n'est en toute circonstance qu'une pièce d'argent de 1/45 de livre et doit par conséquent avoir la même valeur; cela s'explique facilement quand on sait que si la frappe libre n'est pas autorisée, la valeur de l'argent n’est qu’un reflet de la valeur de la totalité des marchan­dises en circulation. Etant donné que selon notre hypothèse l’argent a baissé de deux sixièmes mais que le florin autrichien n'a baissé que d'un sixième, sa valeur est supé­rieure d’un sixième au prix de la même quantité de métal. Il est par conséquent surévalué. En fait, ce phénomène est apparu en Autriche vers le milieu de l'année 1878. Il a été provoqué par le fait que, d'une part, la valeur du florin-papier devait monter par suite de l'augmentation de la circulation, puisque la somme totale du papier-monnaie n'a pas augmente ou pas dans la même proportion, et d'autre part, que la valeur de l'argent a diminué, ce qui c'est traduit par la baisse du prix de l'argent sur le marché de Londres.

La représentation schématique du phénomène correspond entièrement à la réalité. Aux Pays-Bas, la frappe libre de l’argent a été suspendue en mai 1873. Tandis que le métal argent connaissait une dévaluation par rapport à l'or, la monnaie d’argent hollandaise voyait sa valeur augmenter considérablement. « Alors que jusqu'au début de l'année 1875 le prix de l’argent à Londres tombait à 57.5 pence, la valeur de la monnaie hollandaise par rapport à la monnaie anglaise montait au point qu'une livre sterling qui valait jusqu’alors 12 florins hollandais, n'en valait plus que 11,6. Ce qui signifiait que la valeur du florin hollandais avait augmenté de 10 % par rapport à la valeur du métal qu’il contenait160. » C’est seulement en 1875 que la pièce d'or de 10 florins fut introduite comme moyen de paiement légal. « En 1879, la valeur du métal contenu dans le florin d'argent ne valait encore que 96,85 kreutzers et passait en 1886 à 91,95 kreutzers et à 84,69 kreutzers en 1891161. »

Quant à la monnaie autrichienne, son histoire peut être brièvement résumée de la manière suivante : « La mon­naie de la monarchie était, en vertu des lettres patentes du 9 septembre 1857 et du 27 avril 1858, puis de la loi du 1er novembre 1858, et aussi en fait, une monnaie d'argent au titre de 45 florins par livre d'argent fin. Un payement en argent comptant (par la banque d'émission) subsista cependant durant un temps très court (jusqu'à la fin de l'année 1858). En outre, par suite des conditions politiques et financières difficiles (qui eurent précisément pour consé­quence une augmentation des émissions de billets - R. H.), l'argent bénéficia jusqu'en 1878 par rapport au papier­-monnaie d'un agio qui fit disparaître peu a peu les pièces d'argent de la circulation. Cet agio représentait encore en 1871 plus de 20 %, mais diminua au cours des années 70 par suite de la baisse extraordinaire du prix du métal argent sur le marché mondial. A partir de 1875, le prix de l'ar­gent fut si bas qu'il se rapprocha à plusieurs reprises du prix des pièces (45 florins par livre), qu'il finit par atteindre au cours de l'année. En liaison avec l'évolution du cours de la livre anglaise à la Bourse de Vienne, l'introduction d'argent dans la monnaie de Vienne et celle de Chemnitz au moyen de la frappe de pièces dans les pays intéressés devint rentable. En fait, les importations de métal argent en territoire austro-hongrois s'accrurent considérablement en 1878 et la frappe de pièces atteignit cette année-là et l'année suivante un niveau jusqu'alors inconnu162. » Pour éviter une dévaluation de la monnaie, on suspendit au début de l'année 1879 la libre frappe des pièces. Ce qui eut pour effet d'arracher le pouvoir d'achat du florin autrichien à l'influence quasi mécanique du prix de l'argent métal, et de le faire évoluer à peu près indépendamment de la valeur du métal contenu dans le florin autrichien. L'argent fin contenu dans 100 florins valait en moyenne, sur la base du prix de l'argent à Londres et du cours de la livre à Vienne :



en 1883

 

97,64

florins

-- 1887

 

91

--

-- 1888

 

86,08

--

-- 1889

 

82,12

--

-- 1891

 

84,70

--







Sur ces bases, la valeur de 100 florins autrichiens en flo­rins d’or163 aurait évolué de la façon suivante :





en 1883

 

82,38

florins

-- 1887

 

72,42

--

-- 1888

 

69,34

--

-- 1889

 

69,38

--

-- 1891

 

73,15

--



 

En revanche, le cours réel de 100 florins en monnaie autrichienne fut en moyenne au cours des années ci-dessus indiquées. 84,08, 79,85, 81,39, 84,33, et 86,33 florins d'or164. En d’autres termes, les florins d'argent autrichiens, pen­dant cette période, étaient surévalués, c'est-à-dire que leur pouvoir d'achat était plus élevé que celui du métal qu'ils contenaient. Pour 100 florins d'argent, la différence était, calcul en florins d’or, la suivante :

 

en 1883

 

1,70

florins

-- 1887

 

7,43

--

-- 1888

 

12,05

--

-- 1889

 

14,95

--

-- 1891

 

13,18

--

 

On voit d'après ce tableau que le cours du florin d'argent évolue, non pas, comme dit Spitzmüller, à peu près indépendamment, mais d'une façon complètement indépendante du prix de l'argent métal.

Spitzmüller appelle cette monnaie « monnaie de crédit » mais Il ne peut indiquer ce qui en détermine le cours. Il écrit:

« Au cours de la période 1879-1891, le pouvoir d'achat et d’échange de la monnaie autrichien n'a pas été déter­miné. en premier lieu par la valeur du métal ; bien plus, au cours de cette période, comme l'a très bien montré Karl Menger dans la Neue Freie Presse du 12 décembre 1889 la valeur d'échange, du florin n'a été déterminée par la valeur Intrinsèque d’aucune monnaie existante.

« C'est pourquoi la monnaie autrichienne n'était plus en fait que monnaie d’argent et ce n'est même que d'une façon impropre qu'on pouvait l'appeler une monnaie d'ar­gent boiteuse. C’était plutôt une monnaie de crédit dont la valeur à l'extérieur était déterminée en premier lieu par le bilan financier du commerce austro-hangrois et à l'inté­rieur par les autres facteurs qui créent (sic !) les prix. » (p. 341.)

Son incertitude ressort nettement du passage suivant :

« Ce serait cependant une erreur de croire que le crédit accordé à la monnaie autrichienne était totalement ( ! ) indépendant des cours sur le marché de l'argent. Mais le fait que l'arrêt de la frappe de pièces d'argent pour les particuliers ne reposait que sur une décision administra­tive toujours révocable et que par ailleurs la frappe de ces pièces se poursuivait pour le compte de l'Etat a joué incontestablement un certain ! ) rôle dans l'appréciation de notre monnaie au cours de la période de 1879 à 1890, car les facteurs ci-dessus mentionnés faisaient apparaître comme tout à fait incertain l'avenir de cette monnaie. Enparticulier, ce n'est sûrement pas par hasard que la baisse récente de l'argent dans les années 1885-1888 s'est accom­pagnée d'une farte hausse de notre devise. » (p. 311.)

Il serait intéressant de montrer comment l'incertitude totale concernant l'avenir de la monnaie peut se refléter à tout moment dans les hausses ou les baisses du cours de cette monnaie. En fait, ce facteur subjectif n'a joué aucun rôle, mais seulement l'évolution des besoins sociaux de la circulation.

Helfferich se rapproche de la véritable explication quand il écrit :

« La plus-value de l'argent frappé (pour les monnaies dont la frappe n'est pas libre) consiste en ceci, que seul le métal qui est passé à la frappe peut remplir les fonctions de l'argent et que l'Etat refuse de transformer à la demande des particuliers le métal en pièces de monnaie.

De même, la valeur du papier-monnaie inconvertible repose exclusivement sur le fait qu'il a été déclaré par l'Etat moyen de paiement légal, qu'il peut être employé pour payer des dettes existantes et qu'il jouit d'un privilège d'Etat pour remplir les fonctions, tout à fait indispensables au point de vue économique, de l'argent.

La valeur des deux sortes d'argent ne repose ni sur la valeur de la matière dont elles sont faites, ni sur une obligation contenue en elles, comme c'est le cas des billets convertibles, mais exclusivement sur le caractère qu'on leur a donné le mayen de payement légal. » (L'Argent, p. 81.)

La suspension de la frappe libre des pièces d'argent est à la fois la cause et l'explication du fait que la valeur de ces pièces, comme le souligne justement Helfferich, s'écarte de leur valeur intrinsèque. Mais avec cela on n'explique pas le montant de cette valeur, et c'est précisément là l'es­sentiel. Ce montant est déterminé par la quantité de circu­lation socialement nécessaire, laquelle à son tour est déter­minée en dernier lieu par la valeur de la totalité des mar­chandises. Mais c'est ce que sa théorie subjective de la valeur empêche Helfferich de reconnaître.

En revanche, il a raison d'écrire, contre la théorie du crédit défendue par Spitzmüller :

« Pour les monnaies libres où, quelle que soit la sorte d'argent, la valeur intrinsèque des pièces est inférieure à leur valeur monétaire, il est déjà tout à fait impossible d’expliquer cette valeur supérieure de la monnaie par le crédit, parce qu'il n'en existe aucune dans laquelle la monnaie de valeur moindre puisse être convertie et d'où elle pourrait tirer sa valeur du crédit. Aux Pays-Bas de 1873 à 1875, en Autriche de 1879 à 1892 en Inde de 1893 à 1899, il, n'y eut aucune monnaie de valeur pleine. La valeur monétaire du florin hollandais, du florin autri­chien et de la roupie indienne, dépassant leur valeur intrinsèque de métal, était une valeur tout à fait indépendante et tirée d’aucun outre objet de valeur. Elle ne reposait ni sur une tarification en monnaie de valeur pleine, ni sur une convertibilité en, monnaie pleine, mais uniquement sur le caractère donne a ces pièces de moyen de paiement légal et sur une Interdiction de la frappe libre des pièces. A quel point la théorie n’a pas encore réussi à se dégager de la conception selon laquelle la monnaie de moindre valeur doit être de la monnaie de crédit et tout au moins tuer sa valeur d'un monnaie de valeur pleine, c'est ce que montre l’incapacite où l'on est encore aujourd'hui de comprendre la tenue de la monnaie autrichienne depuis 1879. Le fait que la valeur du florin autrichien après la suppression de la frappe libre des pièces d'argent a dépassé celle de son contenu en argent, ce fait a étonné surtout parce qu'on ne voyait pas de quelle sorte de monnaie de valeur supérieure le florin d'argent tirait la partie de sa valeur dépassant celle de son conte en argent. C'est pourquoi on eut recours à cette explication étrange, que la valeur du florin d'argent n'était tenue au-dessus de sa valeur monétaire que parce qu'il était lié au florin-papier. » (L'Argent, pp. 387 sq.)

Nous constatons en Inde des phénomènes analogues En 1883, la frappe libre des pièces fut suspendue dans ce pays. Cette mesure avait pour but de porter le cours de la roupie à 16 pence, cours qui correspondait, sous le régime de la frappe libre, a un prix de l'argent d'environ 43,05 pence. Cela veut dire qu’avec un tel prix l'argent contenu dans la roupie valait sur le marché de Londres, une fois fondu, 16 pence. L’effet de la suppression de la frappe libre fut le suivant : le cours de la roupie passa de 14 7/8 à 16 pence. Par contre, le prix de l’argent tomba en quelques jours de 38 pence, avant la suppression de la frappe libre, à 30 pence le 1er juillet. Après cette date, le cours de la roupie baissa, tandis que le prix de l’argent remontait à 34 pence 3/4 et oscilla autour de ce niveau jusqu'à l'arrêt des achats d’argent américain, le 1er novembre 1893. A ce moment il baissa de nouveau pour atteindre, le 26 août 1897, son cours le plus bas à 23 pence 3/4. En revanche, la valeur de la devise indienne atteignit au début de septembre 1897 le cours souhaité de 16 pence, alors que la valeur de l'argent contenu dans la roupie est d'environ 8,87 pence.

« Dès le début, on a pu constater le succès obtenu après l'arrêt de la frappe libre des pièces, le cours de la roupie s'est élevé au-dessus de la valeur du métal et même de beaucoup plus que le coût de la frappe. A partir du milieu de l'année 1896, le dernier lien existant entre le prix de l'argent et le cours de la roupie avait disparu et le parallélisme qui subsistait encore entre leurs mouve­ments, quoique considérablement atténue ces derniers temps, était définitivement écarté165.

Ce qui torture les théoriciens de l’argent, c’est la question de savoir quelle est, avec une monnaie dont la frappe n'est pas libre, la mesure de la valeur166. Ce n’est manifes­tement pas le métal dont est faite cette monnaie167. Le cours de l'argent et le prix du métal suivent des mouve­ments tout à fait différents. La théorie de la quantité est considérée avec raison depuis la preuve de Tookes comme insoutenable. A cela s'ajoute qu'on ne peut mettre en rela­tion la masse de métal d'un côté, et la masse des mar­chandises de l'autre. Quel rapport doit-il y avoir entre 1 kilo d'or ou d'argent, ou même de papier, et a millions de bottines, b millions de boîtes de cirage, c quintaux de froment, d hectolitres de bière? La mise en rapport de la masse d'argent, d'un côté, de la masse des marchandises, de l'autre, suppose déjà quelque chose de commun, précisément le rapport de valeur, qu'il s'agit d'expliquer.

Mais faire intervenir le pouvoir de l'Etat ne suffit pas non plus. Personne n'expliquera jamais comment l'Etal peut donner, ne serait-ce que pour un centième de centime, à un billet ou à un gramme d'argent un plus grand pou­voir d'achat par rapport aux vins, aux bottines, aux boîtes de cirage, etc. Sans compter que chaque fois qu'il l'a essayé, il n'y a pas réussi. Le désir qu'il avait de donner à la roupie un cours de 16 pence n'a au début servi à rien au gouvernement de l'Inde. La roupie ne s'en souciait pas, et le résultat qu'obtint le gouvernement fut de rendre le cours de la roupie totalement imprévisible, car il ne se soucie plus du prix du métal argent. Quant à l'Etat autrichien, la hausse du florin d'argent fut pour lui une surprise complète, sans qu'il y eût de sa part une inter­vention quelconque. Ce qui égare les économistes168 est le fait que l'argent semble avoir conservé son rôle de mesure de valeur. Naturellement, après comme avant, les mar­chandises continuent à être « mesurées » en argent. Après comme avant, l'argent apparaît comme « mesureur de valeur ». Mais la valeur de ce « mesureur de valeur » n'est plus déterminée par la valeur de la marchandise qui le crée, celle de l'or ou du métal blanc, ou encore du papier, mais par la valeur totale des marchandises en circulation vitesse de circulation égale). Le véritable mesu­reur de valeur n'est pas l'argent, mais le « cours » de l'argent est déterminé par ce que j'appellerai la valeur de circulation socialement nécessaire, qui est donnée - si nous tenons compte également de la fonction de circulation de l'argent que nous avons laissée de côté jusqu'ici pour la simplification et dont nous aurons à parler en détail ­par la formule :



somme totale des marchandises

__________________________

vitesse de circulation de l' argent



plus la somme des paiements à effectuer, moins ceux qui se compensent, moins enfin le nombre des mouvements où la même pièce d'argent fonctionne, tantôt comme moyen de circulation, tantôt comme moyen de paiement. C'est naturellement une mesure dont la grandeur ne peut pas être calculée d'avance. Le maître d'arithmétique qui est seul en état de faire l'opération est la société. Cette gran­deur varie et avec elle le cours de l'argent. C'est ce que montrent très nettement les variations du cours de la roupie indienne de 1893 à 1897, comme les fluctuations de la devise autrichienne. Ces fluctuations sont évitées dès qu'une marchandise de valeur, comme l'or ou l'argent, fait de nouveau fonction de mesure de valeur. Pour cela il n'est pas du tout nécessaire que le papier-monnaie ou une monnaie qui n'a pas la valeur requise disparaisse de la circulation ; il suffit qu'elle soit ramenée à un minimum et que les fluctuations qui dépassent ce minimum soient écartées par l'introduction de monnaie de pleine valeur.

L'histoire des monnaies dont la frappe n'est pas libre ou de la « monnaie blanche à bordure dorée », du « système marginal de l'or », ainsi qu'on a appelé le système monétaire indien ou d'autres semblables, perd tout carac­tère mystérieux dès qu'on l'étudie à la lumière de la théorie marxienne de l'argent, comme elle reste inexplicable à la lumière de la théorie « métallique ». Knapp, qui a montré avec une très grande perspicacité les défauts de cette dernière théorie - il ne parle pas de la théorie de Marx, qu'il confond manifestement avec celle-ci – n'apporte lui-même aucune explication économique des phénomènes, mais seu­lement un système ingénieux de division des sortes de mon­naies sans entrer dans le détail de leur apparition et de leur développement. C'est un exposé purement juridique où la large place qu'y occupe la terminologie est caractéristique ; mais le problème économique fondamental de la valeur de l'argent et du pouvoir d'achat de l'argent reste complètement en dehors de son étude. Knapp est comme le Linné de la théorie de l'argent, tandis que Marx en est le Darwin. Mais ce Linné vient longtemps après Darwin !

Knapp est le représentant le plus conséquent de cette théorie qui, ne pouvant expliquer les phénomènes de la monnaie fiduciaire, transfère le phénomène qui crève les yeux, avec le papier-monnaie à cours forcé, de l'influence de la quantité de papier émise, tout simplement sur la circulation métallique et la circulation en général (métal plus billets de banque, qu'il mêle avec le papier d'Etat.) Cette théorie ne considère que le rapport quantitatif et ignore le caractère décisif de la valeur, tant celle des mar­chandises que celle de l'argent. Son erreur provient des expériences de la monnaie fiduciaire, particulièrement de l'Angleterre depuis la suppression en 1797 des payements en espèces. « Ce qui constituait l'arrière-fond du débat c'est l'histoire du papier-monnaie au XVIIIe siècle, le fiasco de la banque de Law, la dévaluation des billets de ban­que des colonies anglaises de l'Amérique du Nord par suite de l’accroissement de la quantité de billets en cir­culation, du début jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, puis plus tard l’introduction par le gouvernement fédéral amé­ricain, lors de la guerre de l'Indépendance, du cours forcé du papier-monnaie (continental bills), enfin l'expérience réalisée sur une plus grande échelle encore des assignats français169. »

Même un théoricien aussi perspicace que Ricardo n'a pas échappe a cette fausse conclusion et c'est intéressant du point de vue psychologique, car cela montre l'influence qu'exercent les impressions empiriques sur la pensée abs­traite. Car précisément Ricardo revient partout ailleurs des rapports de quantité qui influencent les prix (loi de l'offre et de la demande) à ce qui est à la base des rapports de quantité et les détermine, à savoir la valeur. C'est seulement dans la question de l'argent qu'il écarte cette notion de valeur. C'est ainsi qu'il écrit : « If a mine of gold were discovered in either of the countries, the cur­rency of that country would be lowered in value in conse­quence of the increased quantity of the precious metals brought Into circulation, and would therefore no longer be of the same value as that of other countries170. » Ici, c'est la quantité seule qui fait baisser la valeur de la monnaie et l'or est considéré uniquement comme moyen de circulation, d'où il s'ensuit naturellement que tout l'or aussi entre dans la circulation. Et comme la quantité seule décide tout, l'or peut être purement et simplement mis à égalité avec le billet de banque, que Ricardo suppose d'abord convertible, mais qui lui apparaît ensuite, conformément à la situation de la monnaie anglaise à cette époque, du papier-monnaie ayant cours forcé. C'est pourquoi il peut dire : « Si, au lieu d'une mine découverte dans un pays, on créait une banque telle que la Banque d'Angleterre, ayant pouvoir d'émettre des billets comme moyens de circulation, dès qu'une grande quantité de billets aurait été émise, augmentant considérablement les moyens de cir­culation, cela aurait exactement le même effet que dans le cas de la mine. » Ici, par conséquent, l'effet de la Banque d'Angleterre et celui de la découverte d'une mine sont mis sur le même plan, car tous les deux accroissent les moyens de circulation171.

Cette façon de voir les choses ne permettait de compren­dre ni les lois de la circulation de la monnaie métallique ni celle des billets de banque. Knapp de nouveau est tout à fait convaincu par les phénomènes décrits plus haut des « monnaies fiduciaires stables » et du détachement de la monnaie blanche de sa valeur en tant que métal. Ce détachement est commun à la monnaie métallique et au papier­ monnaie. Mais la valeur de ce dernier semble déterminée par l'Etat, qui l'émet. Toutefois, comme l'argent métal est, en régime de frappe réservée, soumis lui aussi au contrôle de l'Etat, cela crée l'illusion que le papier, tout comme la monnaie métallique, donc l'argent d'une façon générale, est déterminé par l'Etat, et cela donne la théorie étatique de l'argent, théorie consciemment non économique. Cette illusion, sur laquelle elle est fondée, appelle la critique suivante :

« L'intervention de l'Etat, qui émet du papier-monnaie avec cours forcé, ... semble supprimer la loi économique. L'Etat, qui, dans le prix de la monnaie à un poids d'or déterminé, n'a donné qu'un nom de baptême, et n'a fait dans le monnayage que poser son estampille sur l'or, semble maintenant, par la magie de son sceau, transformer du papier en or. Comme les billets ont cours forcé, personne ne peut l'empêcher d'en mettre en circulation en aussi grande quantité qu'il veut et de leur donner n'importe quel nom de pièce, comme 1 livre sterling, 5 livres sterling, 20 livres sterling. Les billets déjà en circulation, il est impossible de les rejeter, car non seulement les frontières du pays empêchent leur sortie, mais encore ils perdent en dehors de la circulation toute espèce de valeur, tant d'usage que d'échange. Séparés de leur être fonctionnel, ils se transforment en chiffons de papier sans valeur. Mais ce pouvoir de l'Etat n'est que simple apparence. Il peut jeter dans la circulation n'importe quelle quantité de billets portant n’importe quel nom de monnaie, mais avec cet acte mécanique son contrôle cesse. (Et par là la théorie de Knapp cesse précisément là où commence le problème économique - R. H.). Saisi par la circulation, le papier­-monnaie tombe sous le coup de ses lois immanentes172. »

Les difficultés de l'explication viennent de ce que les différentes fonctions de l'argent et les différentes sortes d'argent (le papier-monnaie d'Etat et l'argent-crédit) sont confondues. Si l’erreur de la théorie de la quantité à laquelle Ricardo non plus n'a pas échappé, fut de confondre les lois du papier-monnaie d’Etat avec celles de la circu­lation en général, et en particulier de la circulation des billets de banque (l’argent-crédit), c'est le contraire qui se produit aujourd'hui. Comme la théorie est considérée avec raison comme réfutée, on craint d'avouer l'influence de la quantité sur le cours de l'argent là où elle est déterminante, c’est-à-dire avec la monnaie de papier et les monnaies à argent dévalué. On fait appel à toutes sortes d'explications et, comme on ne connaît pas le facteur déterminant social on se livre à des tentatives d'explication subjectives, comme de ramener la valeur du papier d’Etat à des appréciations de crédit. Mais comme d'autre part on doit, pour la valeur du métal, s’en tenir a la valeur propre de l'argent si l'on ne veut pas être contraint, comme Knapp de renoncer d'une façon générale à l'explication du contenu économi­que, la surévaluation reste précisément inexplicable. Chez Ricardo, tout changement de valeur de l'argent s'explique par des changements de quantité. Comme le changement de valeur, d'après sa théorie, est un phénomène très fré­quent, que la valeur de l'argent, selon sa quantité, aug­mente ou diminue, baisse ou monte, et par conséquent pour chaque monnaie il y a constamment surévaluation ou dépréciation, la première n'est pas un problème pour lui il écrit :

« Bien que le papier-monnaie n'ait aucune valeur intrinsèque, quand on en limite la quantité, sa valeur d'échange peut être égale à la valeur de l'argent métallique d'un montant égal ou aux barres de métal calculées d'après leur valeur monétaire. De même, en restreignant la quantité de l’argent, des pièces de monnaie dépréciées peuvent circuler pour la valeur qu’elles auraient si leur poids et leur contenu étaient ceux prescrits par la loi, mais d'après la valeur intrinsèque du métal qu'elles contiennent. C'est pourquoi nous trouvons dans l'histoire de la monnaie anglaise que nos pièces ne sont jamais dépréciées dans la même mesure qu'elles étaient falsifiées » (Principles, XXVII). L'erreur de Ricardo consiste à transférer pure­ment et simplement les lois qui valent pour la monnaie contrôlée sur la monnaie libre. La plupart de ceux qui en Allemagne ont étudié les phénomènes monétaires confon­dent eux aussi les deux systèmes, mais d’une façon inverse, parce qu'ils ont mauvaise conscience en face de la théorie de la quantité et reviennent constamment, dans les pro­blèmes de la circulation des billets de banque, aux vieilles conceptions de la théorie de la quantité, tandis que, dans les problèmes des monnaies à frappe non libre, ils rejettent de nouveau l'explication de la quantité.

En revanche, on trouve chez Fullarton une façon intéressante et assez correcte de poser le problème de la mon­naie à frappe contrôlée. Il suppose un pays sans relations commerciales, sans institut spécialisé pour le renouvelle­ment constant de sa monnaie, qui assure sa circulation intérieure au moyen d'une vieille monnaie métallique dépréciée ne conservant un pouvoir d'achat élevé que grâce au fait que la quantité en est limitée. Il utilise cependant des métaux nobles en quantités considérables dans des buts somptuaires et exporte annuellement pour un demi-­millions de produits industriels dans un pays qui possède des mines pour couvrir ses besoins annuels, de métaux précieux. Or, grâce à l'amélioration de ses méthodes d’ex­ploitation ou à la découverte de nouvelles mines, le coût de la production d'or et d'argent dans ce dernier pays diminue de moitié. A la suite de quoi la production double et le prix des métaux sur place diminuera dans la même proportion ; les commerçants du pays en question seraient ainsi en mesure d'importer, pour la même quantité de biens exportés, au lieu d'un demi-million, un million de ces métaux. Quel serait le résultat ? Il ne serait sûrement pas essentiellement différent de l'effet d'une offre excéden­taire de n'importe quelle autre marchandise également durable. Mais, comme la consommation annuelle d’or et d'argent pour des buts de luxe a été complètement satisfaite par l'importation à une valeur d’un demi-million, il n'y aura pas de preneur pour une quantité supplémentaire aussi longtemps qu'une nouvelle demande n’aura pas été créée par la baisse des prix. En conséquence, les prix des quantités de métal nouvellement introduites, calculés dans la monnaie dépréciée, baisseront plus ou moins rapidement selon que les commerçants écouleront plus ou moins rapidement leurs marchandises. Toutefois, pendant tout ce temps jusqu'à ce que, grâce à la concurrence, les prix des métaux soient ramenés à leur coût de production -, le prix de toutes les autres marchandises en dehors de l'or et de l'argent, calculés dans la monnaie locale, restent inchangés, et aussi longtemps qu’une partie de la valeur du métal superflu ne pourra être utilisée pour des échanges avec un troisième pays, moins avantagé en ce qui concerne l’oret l'argent, le pays importateur de ces acqui­sitions périodiques de richesses métalliques n'aura aucun profit en dehors de celui qui découle de l'extension de l’emploi de l’or et de l'argent à des fins domestiques.

On a par conséquent, reproduit théoriquement ici le cas de la surévaluation de la monnaie autrichienne. A cela près que Fullarton ne donne pas, la détermination quantitative pour le minimum de circulation sociale.

Il étudie ensuite la situation toute différente qui se produit sous le régime de la frappe libre. Il se demande quel serait l’effet des mêmes circonstances dans un pays à relations commerciales plus étendues, dont le système monétaire serait en meilleur état, qui aurait par conséquent une monnaie métallique de valeur pleine, un commerce de métaux illimité et une monnaie soumise à la frappe du métal monétaire. L'effet du doublement de l'offre des mines serait alors tout différent. Il ne pourrait y avoir aucune augmentation des prix des métaux, car le prix de l'or calculé en monnaie du même métal, ne peut pas varier. Ils pourraient baisser ou monter ensemble, mais non pas se détacher l’un de l'autre. Il y aurait par conséquent une offre extraordinairement pressante sur le marché des lingots d’or, par suite de l’accroissement des importation de ce métal, qui serait encore, tout au moins dans les premiers temps, un stimulant à une consommation accrue. Les lingots seraient tous envoyés à la frappe et procureraient aux importateurs un énorme accroissement de richesses lesquels importateurs seraient immédiatement concurrents pour toutes sortes de placements productifs sur le marché comme pour l’achat de tous les objets qui contribuent à l'agrément de la vie. Mais, comme l'offre de ces objets de luxe est toujours limitée et ne pourrait en aucun cas être augmentée par cet afflux de monnaie en circulation, la conséquence inévitable en serait : d’abord une baisse des taux d'intérêt, puis une hausse du prix une des terrains et de tous les papiers portant intérêt, enfin une hausse générale de tous les prix des marchandises, jusqu’à ce qu’ils aient atteint un niveau correspondant au coût ce production réduit de la monnaie à la suite de quoi l'effet sur le taux d'intérêt, cesserait, la nouvelle quantité de monnaie serait absorbée par l'ancienne, les perspectives de brusque enrichissement disparaîtraient, sans laisser d’autre traces qu’une augmentation du nombre et du poids des pièces de monnaie qu’il faudrait payer pour chaque achat173.

Mais il faut mentionner encore une surélévation caractéristique de l’argent, caractéristique pour cette raison qu’elle se produit d’une façon tout à fait automatique, sans aucune intervention de l'Etat. Pendant la dernière crise de crédit, au cours de l'automne 1907, apparut brus­quement aux Etats-Unis un agio sur l'argent, non pas seulement sur les pièces d'or, mais sur toutes les sortes de moyens de paiement légaux: pièces d'or et d'argent, papier­ monnaie d'Etat (greenbacks)et billets de banque. Cet agio fut au début de plus de 5 %. Ce fait est éclairé par la correspondance suivante de New York parue dans la Frank­furter Zeitung du 21 novembre 1917 : « Sur une grande partie des places commerciales américaines les paiements en espèces sont suspendus. Ici on donne de la monnaie privée, ailleurs les paiements se font partie en monnaie privée, partie en espèces. En beaucoup d'endroits, ces paiements au comptant se font en monnaie divisionnaire. Dans soixante-dix-sept villes américaines, on a émis des billets de détresse, c'est-à-dire des certificats de maisons de clearing ou des chèques bancaires tirés spécialement pour la circonstance, mais surtout les premiers. Alors qu'avant la crise une douzaine de villes américaines seulement avaient des instituts de clearing, on en a fondé, maintenant dans une centaine de villes. Dès que la crise a éclaté à New York, les instituts monétaires de ces villes se sont unis pour faire face au danger menaçant. Contrairement à ce qui se passait à New York, où les certificats de clearing n'étaient établis que pour des sommes impor­tantes, ces instituts émirent des billets de détresse calculés pour la circulation générale, et notamment en coupures de 1, 2, 5 et 10 dollars, adaptées aux besoins du petit commerce. Ces billets circulent tout à fait librement dans les villes où se trouvent des instituts de clearing et dans leurs alentours, les ouvriers les acceptent en paiement de leurs salaires, les commerçants en échange de leurs marchandises, etc., ils passent de main en main et ne supportent en général qu'un très léger disagio par rapport à l'argent liquide. A quel point le manque d'argent liquide se fait sentir même à New York, c'est ce que montre par exemple le fait que la puissante Standard Oil Company a dû payer ses ouvriers en chèques certifiés. C'est seule­ment dans les relations avec les instituts gouvernementaux que la monnaie de détresse ne peut être utilisée, car les caisses publiques ne veulent connaître que des opérations légales, et c'est pourquoi il faut se procurer de l'argent liquide. C'est là la principale cause de l'agio sur l'argent liquide. Lorsque, ces derniers jours, l'American Sugar Refining Company n'a pu en réunir suffisamment pour sortir de la douane un chargement de sucre, elle a dû fermer quelques-uns de ses établissements pendant un jour ou deux. »

Le phénomène a ceci de particulier que la quantité d'argent en circulation devint trop faible pour les besoins du commerce. La crise du crédit avait provoqué un fort besoin de paiements comptants, car la compensation des paiements au moyen de l'argent-crédit (traites, virements, etc.) avait été troublée, d'où une soif d'argent liquide. Mais alors que la circulation exigeait davantage d'argent liquide, celui-ci disparaissait et était thésaurisé174. Pour le remplacer, on s'efforça d'en créer un nouveau, les certi­ficats de clearing, en réalité des billets émis sous la garantie commune des banques se trouvant en rapports de clearing. La limitation légale des émissions de billets fut ainsi tour­née, tout comme en Angleterre les Peels acts furent sus­pendus dans des cas semblables. Mais l'argent crédit n'avait pas pouvoir de paiement légal et l'argent liquide ne suffisait pas. Aussi fut-il surévalué et le resta - d'où l'agio - jusqu'à ce que les importations d'or en prove­nance des pays européens, le rétablissement de conditions normales de crédit et la diminution considérable de la circulation immédiatement après la crise, permirent de supprimer la pénurie d'argent et la transformèrent en abondance. L’importance de l'agio connut des variations déterminées par la « valeur de la circulation sociale ». Ce qui est caractéristique, c'est que l'agio fut le même pour le papier que pour le métal, ce qui prouve qu'il n’avait rien à voir avec une hausse quelconque de la valeur de l'or.

L'émission de papier-monnaie ayant cours forcé a sou­vent été pour l'Etat, comme on sait, un moyen de régler des paiements pour lesquels l'argent lui faisait défaut. Le papier-monnaie commence par chasser l'argent métal­lique, qui s'en va à l'étranger payer, par exemple, les dépenses militaires175. Les émissions suivantes entraînent la dépréciation du papier-monnaie. Ainsi, pour les mon­naies dont la frappe n’est pas libre, la théorie de la quan­tité, formulée par la généralisation des expériences faites a la fin du XVIIIe siècle avec les secousses monétaires en Amérique, en France et en Angleterre, est juste. Dans de tels cas, on peut aussi parler d'inflation, de surabondance de la circulation et même d'insuffisance de moyens de circulation. En revanche, dans les pays où la frappe est libre, même si le minimum de circulation est comblé par du papier-monnaie ayant cours forcé, une inflation est impossible. L'argent crédit convertible, dès qu'il surabonde, revient immédiatement à son lieu d'émission, la monnaie d'or également, qui est mise en réserve dans les caves de la banque. En tant qu'équivalent universel, elle est aussi une forme généralement valable et toujours désirée d'accumulation de richesses. Entasser du papier-monnaie à cours forcé n'a aucun sens, car ce papier n'a de valeur qu'à l'intérieur du pays ; l'or, en revanche, est de l'argent mondial et constitue la réserve pour toutes les dépenses. C'est pourquoi son accumulation apparaît tou­jours comme rationnelle. L'or est porteur de valeur indépendant même en dehors de la circulation, tandis que le papier-monnaie n'a un « cours » qu’à l'intérieur de la cir­culation.

Qu'il y ait eu émission de papier-monnaie en quan­tités excessives, cela n'apparaît que dans sa dépréciation par rapport au métal, qu'il prétend représenter. Mais, à un moment donné, il n’y en a ni plus ni moins que la circulation n'en exigeait. Supposons qu’elle exige 1 million de florins, mais que l'Etat y a injecté 2 millions par ses paiement : les prix ont doublé et exigent maintenant les deux millions de florins. Ceux-ci sont déprécies parce qu'on en a émis plus qu'il n'en fallait mais, comme ils ont été dépensés la circulation les exige maintenant. Ils ne peu­vent par conséquent pas sortir automatiquement de la circulation; leur total ne peut, celui des marchandises restant le même, qu'être diminué au moyen de leur des­truction par l'Etat, ce qui fera remonter les cours du papier­ monnaie restant. Pour l'Etat, cela signifierait une perte égale au gain réalisé par lui au moment de l'émission. L'essentiel ici est que, sous le régime de la frappe non libre, et avec des moyens de circulation sans valeur ou dépréciés, la totalité de l'argent doit rester dans la circu­lation et ne peut pas en sortir, parce que, quelle que Soit l'importance des émissions de papier-monnaie, le cours des billets est déterminé par les marchandises en circulation. Il en est tout autrement avec la frappe libre : ici l'or entre dans la circulation ou en sort selon les besoins, tandis que l'excédent est mis en réserve dans les banques. Des changements de valeur provenant du fait qu'Il y a trop ou pas assez d'argent (métallique) dans la Circulation, comme le prétend la théorie de la quantité, sont par consé­quent ici exclus d'avance.

Avec une pure monnaie de papier, la somme des prix représentée par le papier change, à vitesse de circulation égale, dans la même proportion que la somme des prix des marchandises et inversement à la quantité de papier émise. C'est aussi ce qui se passe quand, en régime de frappe non libre, la circulation est assurée par une mon­naie métallique dépréciée. Avec cette différence que, dans ce dernier cas la dépréciation trouve sa limite dans le prix du métal sur le marché mondial, limite qui ne peut être dépassée même si l'on frappe une plus grande quantité de pièces. Du reste, même avec une monnaie d'or, si la frappe libre était supprimée, une hausse de la valeur de la monnaie pourrait se produire par rapport au métal brut176. Dans tous ces cas, les moyens de circulation ne sont pas des signes d'argent ou d'or, mais des signes de valeur. Toutefois, ils ne reçoivent pas cette valeur de la valeur d'une marchandise, comme le papier avec un système monétaire mixte, où il n'est que le représentant de l'or, reçoit sa valeur de l'or. Mais toute la masse de papier-monnaie a la même valeur que la masse totale des marchandises en circulation, quand la vitesse de cette circulation reste la même. Sa valeur n'est par conséquent que le reflet du procès social de la circulation. En elle toutes les marchandises à échanger à un moment donné agissent comme une seule somme de valeur, comme unité en face de laquelle la masse de papier-monnaie est placée comme unité égale par le procès social de l'échange.

Mais il ressort déjà de ce qui a été dit qu'une telle monnaie de papier ne correspond pas à la longue aux exigences de la circulation. Comme sa valeur est déterminée par le total de la valeur des marchandises en circulation, lequel est soumis à des fluctuations constantes, la valeur de l'argent devrait fluctuer constamment. L'argent ne serait plus la mesure des valeurs des marchandises, mais tout au contraire sa valeur serait mesurée par les besoins de la circulation à chaque moment donné, donc, à vitesse de cir­culation égale, par la valeur des marchandises. Une pure monnaie de papier est par conséquent impossible a la longue parce que la circulation serait soumise par là à des perturbations constantes.

Dans l'abstrait, on peut imaginer de la manière suivante un système de pure monnaie fiduciaire. Supposons un Etat commercial fermé, qui émette du papier-monnaie à cours forcé en quantité suffisante pour les besoins de circulation moyens, quantité qui ne peut augmenter. Les besoins de la circulation sont assurés, en dehors de ce papier-mon­naie, par des billets de banque, etc., tout comme avec une monnaie métallique. Le papier-monnaie, comme dans la plupart des législations actuelles sur le régime des billets de banque, sert de couverture à ces billets, qui du reste sont couverts également par la banque. L'interdiction d'aug­menter cette quantité de papier-monnaie le garantirait contre toute dépréciation. Le papier-monnaie affluerait alors, selon les conditions de la circulation, comme l'or aujourd'hui à la banque, ou serait thésaurisé chez les particuliers si la circulation diminuait, et reviendrait dans la circulation si elle augmentait - n'y restant que le mini­mum chaque fois exigé, tandis que les fluctuations en seraient couvertes par un plus ou un moins de billets de banque. Une telle monnaie fiduciaire aurait par conséquent une valeur constante. C'est seulement dans le cas où une crise de crédit se produirait que la masse de papier-mon­naie existante pourrait éventuellement devenir insuffisante, et elle bénéficierait alors d'un agio comme l'or ou les greenbacks lors de la dernière crise monétaire aux Etats­Unis. En réalité, une telle monnaie fiduciaire est impossible. D'abord, elle ne serait valable qu'à l'intérieur d'un seul pays pour les échanges internationaux, du métal, de l'ar­gent ayant une valeur propre, est nécessaire, et dès lors la valeur de l'argent circulant à l'intérieur du pays doit être maintenue au même niveau que celle des moyens de paiement internationaux pour éviter les perturbations des relations commerciales, exigence que satisfait par exemple le système monétaire autrichien sans qu'on ait besoin d'introduire du métal dans la circulation intérieure. C'est comme s'il avait pressenti ces dernières expériences dans le domaine de la monnaie que Marx écrivait : « Toute l'histoire de l'industrie moderne montre que du métal ne serait en fait nécessaire que pour les besoins du com­merce international dans les cas où l'équilibre en serait rompu, si la production intérieure était organisée. Que le pays n’a plus besoin maintenant d'argent métallique, c'est ce que prouve la suspension des paiements au comptant des banques dites nationales, suspension à laquelle il est fait appel comme le seul moyen de recours dans tous les cas extrêmes177»

Mais, en outre, cette monnaie se heurte pratiquement au fait que rien ne garantirait le non-accroissement d'un tel papier d'Etat. En tant que moyen de conservation de la richesse dans, sa forme toujours prête, l'argent à valeur intrinsèque, l’or, est toujours indispensable178.

C'est pourquoi l'argent et même la monnaie faite de la matière la plus précieuse, c'est-à-dire l'or, ne peut jamais, dans la circulation, pour qu'elle puisse se poursuivre sans troubles être remplacé complètement par de simples certificats. En fait, même dans le système monétaire fondé uni­quement sur le papier, il circule toujours de la monnaie d'or, ne serait-ce que pour les paiements à l'étranger. C'est toujours seulement le minimum, au-dessous duquel la circulation, ainsi que l'expérience le montre, est impossible, qui peut être remplacé par le papier. Mais cela prouve également que l'argent, tout comme la marchandise, n’a pas une valeur imaginaire, et que cette valeur dont avoir un fondement objectif. L'impossibilité d’une monnaie pure­ment fiduciaire est une preuve expérimentale de la jus­tesse de la théorie de la valeur objective, de telle sorte que c'est seulement sur, la base de cette théorie qu'on peut expliquer les phénomènes particuliers que présente le système monétaire à frappe contrôlée.

En revanche, il est rationnel, dans la mesure où le minimum de circulation le permet, de remplacer la monnaie précieuse c'est-à-dire l'or, par une monnaie relativement sans valeur. Car, dans le processus M-A-M, l'argent est superflu pour le contenu du processus, les échanges orga­niques sociaux, et n'occasionne que des frais, qu'on peut éviter179. Ne se trouvant que sous cette dimension dans la circulation, le papier-monnaie n'est pas le représentant de la valeur des marchandises, mais celui de l'or, non pas signe de marchandises, mais signe d'or. C'est dans ces limites que Marx a raison de dire : « Au cours du pro­cessus M-A-M, dans la mesure où elle ne se présente que comme unité de processus ou enchevêtrement des deux métamorphoses et c'est ainsi qu'elle se présente dans la sphère de circulation, où fonctionne le signe de valeur -, la valeur d'échange des marchandises n’acquiert dans le prix qu'une existence symbolique, imaginaire, représentée seulement dans l'argent. La valeur d’échange, apparaît ainsi que comme pensée ou représentée matériellement, mais ne possède d'autre réalité que dans les marchandises elles-mêmes, dans la mesure où un certain quantum de temps de travail y est incorporé. C'est pourquoi il semble que le signe de valeur représente directement la valeur des marchandises en ne se présentant pas comme signe de l'or, mais comme signe de la valeur d'achat exprimée seulement dans le prix, mais n'existant que dans la mar­chandise. Toutefois, cette apparence est fausse. Le signe de valeur n’est directement que signe du prix, par consé­quent signe d’or, et seulement pair un détour signe de la valeur de la marchandise.

« L'or n'a pas, comme Peter Schlemihl, vendu son ombre mais il achète avec son ombre. Le signe de valeur n'agit par conséquent que dans la mesure où il présente, à l'inté­rieur du processus, le prix d’une marchandise à une autre ou l'or à chaque propriétaire de marchandise. Une certaine chose relativement sans valeur, un morceau de papier, de cuir, etc., devient ainsi par habitude signe d'argent ­métal, mais ne se prétend tel qu’en faisant garantir son existence en tant que symbole par la volonté unanime des propriétaires de marchandises, c'est-à-dire en obtenant éga­lement une existence conventionnelle et par conséquent cours force. Le papier-monnaie d'Etat à cours force est la forme complétée du signe de valeur et la seule forme de papier-monnaie qui naisse elle-même directement de la circulation métallique ou de la simple circulation des marchandises180. »

Notre hypothèse d'une pure monnaie de papier, qui existerait sans complément d'or, a ainsi montré de nouveau l'impossibilité que les marchandises se servent mutuellement d’expression de leur propre valeur d'échange. Bien plutôt la nécessité apparaît ici de faire appel à un équiva­lent général, qui ne doive être lui-même que marchandise et par conséquent valeur.

Il est clair que si déjà la monnaie métallique exige l'accord de tous les producteurs pour garantir sa solidité à plus forte raison doit-il en être de même pour le papier-monnaie. L'organe naturel pour cela est l'Etat, la seule organisation consciente que connaisse la société capita­liste qui ait également pouvoir de contrainte. Le caractère social de l'or apparaît ici directement en tant que tel dans la réglementation sociale édictée par l'Etat. cela montre en même temps que la capacité de circulation de la monnaie métallique et du papier-monnaie est strictement limitée aux frontières de l'Etat. Comme monnaie mondiale, il y a l'or et l'argent métal d'après leur poids.



CHAPITRE III - L'ARGENT COMME MOYEN DE PAIEMENT
L'ARGENT-CREDIT

Jusqu'ici nous avons considéré l'argent comme moyen de circulation, prouvé la nécessité de sa valeur objective et montré les limites de cette nécessité, la possibilité de le remplacer par des signes monétaires. Dans le processus de circulation M-A-M, la même grandeur de valeur se trouvait toujours en double, une fois comme marchandise, l'autre comme argent. Mais la marchandise peut être vendue et payée seulement plus tard. Le transfert de la marchandise s'est produit avant que sa valeur ait été remplacée par de l’argent. Le vendeur devient créancier, l'acheteur débiteur. Par suite de la séparation de la vente et du paiement, l'argent reçoit une nouvelle fonction, il devient moyen de paiement. L'apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles du pro­cessus de la vente a cessé. Le moyen de paiement entre dans la circulation, mais après que la marchandise en est sortie. L'argent ne sert plus d'intermédiaire pour le pro­cessus, il le ferme. Si l'acheteur débiteur n'a pas d'argent, il doit revendre la marchandise pour pouvoir la payer. S'il ne paye pas, il y a vente forcée de son avoir. La forme de valeur de la marchandise, l'argent, devient par consé­quent maintenant le propre but de la vente par une nécessité sociale découlant des conditions du processus même de la circulation. Tandis que l'argent en tant que moyen de circulation crée le lien social entre acheteur et vendeur, que ce lien par conséquent ne prend naissance que par l'intermédiaire de l'argent, ce dernier en tant que moyen de paiement exprime un rapport social, qui s'est déjà créé avant même qu'il entre en fonction. La marchan­dise a été enlevée, peut-être même consommée depuis long­temps, avant que sa valeur soit remplacée par de l'argent. La date fixée pour le paiement est tout à fait différente de celle à laquelle cette obligation de paiement est née. L'argent donné comme paiement n'est plus seulement une forme économique médiatrice et par conséquent provisoire, mais aussi directement remplaçable, dans le processus de l'échange des marchandises. Au contraire, c'est seulement maintenant que le processus est accompli, quant à son contenu également, par le paiement. Car si, dans M-A-M. A est crédité, le premier propriétaire de la marchandise, qui l'a vendue, ne peut accomplir la deuxième partie de sa métamorphose, A-M, que si A a été payé. Le processus primitif, simple, est maintenant divisé en deux parties séparées dans le temps.

Un autre cas peut aussi se présenter : le propriétaire de la marchandise réalise la vente A-M de son côté, en restant, lui aussi débiteur de A, dans l'attente du retour de A pour la vente de sa marchandise. Si le paiement n'a pas lieu, il fait, faillite et contraint son créancier également à la faillite. C’est pourquoi, en tant que moyen de paie­ment, l’argent doit revenir pour que le processus d'échange déjà accompli ne perde pas toute validité. Si l'argent n'est pas payé, la marchandise a bien été cédée, le lien social créé par sa vente ne peut plus être rompu, mais, pour le propriétaire individuel de la marchandise, il est annulé. Il ne reçoit plus la valeur qu'il a cédée et ne peut de son cotéacquérir aucune valeur ni payer celle qu'il a acquise.

La fonction de l’argent comme moyen de paiement sup­pose par conséquent l'accord mutuel de l'acheteur et du vendeur en vue d'ajourner le paiement. Le rapport économique découle ici d'un acte privé. A côté de l'achat et de la vente prend naissance le deuxième rapport de créancier à débiteur, un engagement entre deux personnes.

D'un autre côté, l'argent comme moyen de paiement ne représente que des achats et des ventes réalisés. L'argent n’a d'abord fonctionné qu'en idée comme mesureur de valeur. Il ne sera payé que plus tard. Si achats et ventes ont été effectués entre les mêmes personnes, ils peuvent se compenser mutuellement et seul le solde doit être payé en argent. Dans cette mesure, l'argent n'est ici aussi que représentant de valeurs et peut être remplacé. Mais, comme moyen de circulation, l'argent n'a permis que l'échange des marchandises, la valeur des unes remplacée par celle des autres. Par là, le processus était complètement terminé. C'était un processus social, l'acte par lequel se font les échanges organiques sociaux, donc absolument nécessaire dans certaines dimensions déterminées. Comme la monnaie d'or ne servait ici que d'intermédiaire, elle pouvait être remplacée par des signes qui avaient la garantie de la société (de l'Etat), Si l'argent fonctionne comme moyen de paiement, il supprime précisément le remplacement direct d'une valeur par une autre. Le vendeur a cédé la marchandise sans avoir obtenu l'équivalent socialement valable, l'argent, ni aucune autre marchandise de même valeur, qui aurait rendu l'argent superflu dans cet acte d'échange. Il n'a qu'une promesse de paiement de l'acheteur, promesse derrière laquelle il n'y a pas la garantie sociale, mais seulement celle, privée, de l'ache­teur181. Qu'il cède une marchandise contre une promesse est son affaire. Ce que vaut cette promesse, cela ne se manifeste qu'au jour fixé pour le paiement, quand il faut vraiment la transformer en argent. Le vendeur a par conséquent cédé une marchandise contre une obligation de paie­ment, une « traite ». Mais celle-ci peut être considérée par d'autres comme sûre et ils vendront à leur tour des marchandises au possesseur de la traite. Celle-ci fonc­tionne ici - à l'intérieur de ce cercle de personnes qui, par le fait qu'ils tiennent pour sûre cette promesse de paiement, et donc uniquement par cette opinion privée, quoique la plupart du temps fondée, sont unies en un cercle - comme moyen de circulation ou moyen de paie­ment, bref, comme argent, argent-crédit. Tous ces actes d'échange ne sont accomplis, terminés, pour ce cercle, que lorsque l'argent-crédit est transformé en argent.

Contrairement donc au papier d'Etat ayant cours forcé, qui naît en tant que produit social de la circulation, l'argent­-crédit est privé, non garanti socialement, et doit par conséquent être toujours transformable en argent, convertible. Si cette convertibilité est douteuse, le remplaçant du moyen de paiement perd toute valeur. C'est pourquoi, en tant que moyen de paiement, l'argent ne peut être remplacé que par des bons de paiement. Ceux-ci doivent être rachetés dans la mesure où ils ne se compensent pas mutuellement.

C'est là que réside la différence entre la circulation des traites et celle du papier d'Etat à cours forcé. Celle-ci repose sur le minimum social de la circulation des marchandises. La circulation des traites occupe la place dépassant ce minimum : elle repose sur la vente effectivement réalisée et à un certain prix d'une marchandise et est une reconnaissance de dette privée, qui sera ou bien compensée par une autre ou payée en argent, et deviendra ainsi, non plus titre de dette privée, mais son équivalent reconnu socialement valable. Il est né de la fonction de l'argent comme moyen de paiement, il remplace l'argent, et cela par le crédit, le rapport privé entre les contractants fondé sur la confiance en leur solvabilité, en leur capacité sociale. Avec le papier d'Etat, l'accomplissement du pro­cessus d'échange privé n'est pas la condition primordiale; au contraire, l'échange ne se fait qu'au moyen du papier d'Etat, qui fait ici fonction de simple moyen de circulation et consomme l'échange, le rend socialement valable. Ici, à la différence de ce qui se passe avec les traites - dans la mesure bien entendu où celles-ci ne se compensent pas -, l'échange n'a pas besoin, pour être socialement valable, du paiement en argent liquide.

Le papier-monnaie d'Etat, en revanche, ne repose pas sur un rapport de crédit et c’est une erreur de le consi­dérer comme une dette d'Etat ou de l'argent-crédit.

C'est dans ce fait que la traite n'engage que les particuliers et que le papier d'Etat, par contre, engage la société que consiste la différence quant aux possibilités de dépré­ciation du papier d'Etat et des traites. Le total du papier-monnaie est toujours une unité dont chaque fraction est comme solidairement responsable des autres elle ne peut être dépréciée ou surévaluée qu'en tant que tout et cette dépréciation ou surévaluation affecte de la même façon tous les membres de la société. La garantie sociale vaut précisément à la fois pour le total et pour chacune des parties qui le composent. C'est la société qui assure par son organe conscient, l'Etat, le remplacement de l'argent comme moyen de paiement. L'argent-crédit, en revanche, est une opération des particuliers. Il repose sur leurs actes d'échange privés et n'a de validité, ne fonctionne en tant qu'argent, que parce que et aussi longtemps qu'il est à tout moment convertible en argent. C'est pourquoi chaque traite isolée peut être dépréciée pour elle-même (mais non surévaluée), si ces transactions privées ne peuvent être réalisées d'une façon socialement valable, c'est-à-dire si aucun paiement en argent liquide ne peut être effectué au jour fixé pour l'échéance. Elle peut devenir complè­tement sans valeur, mais seulement comme traite isolée, cette perte de valeur n'affectant toujours qu'un particulier, dont les obligations d'ailleurs n'en sont pas modifiées pour autant.

La monnaie de papier inconvertible doit rester réduite au minimum des processus de circulation. La quantité de l'argent-crédit ne dépend, en revanche, que de la totalité des prix des marchandises pour laquelle l'argent doit faire fonction de moyen de paiement. Son montant ne dépend à des prix donnés, que de l'extension des rapports de crédit, elle-même extrêmement variable. Mais comme il doit être toujours convertible, il ne peut jamais être déprécie dans et par ses rapports avec les marchandises. La dépréciation de l'argent-crédit convertible ne peut jamais provenir de sa quantité (comme le papier-monnaie d'Etat inconvertible), mais seulement de l'échec de sa converti­bilité. Au moindre doute à cet égard, la preuve est faite : les propriétaires de marchandises, qui au milieu de tous ces jolis petits papiers avaient complètement oublié l'or, se jettent sur lui. On revient toujours à ses premières amours*.

Dans un laps de temps déterminé, il y a toujours en circulation un certain nombre de reconnaissances de dettes ; elles représentent le total du prix des marchandises dont elles ont provoqué la vente. La somme d'argent nécessaire au paiement de ce total de prix dépend en premier lieu de la vitesse de circulation des moyens de paiement, laquelle est elle-même déterminée par deux facteurs : l'enchaînement des rapports entre créanciers et débiteurs, qui fait que A, qui reçoit l'argent de son débiteur B, le paye à son créancier C, etc., et l'intervalle de temps qui s'écoule entre les différentes échéances.

Plus celles-ci sont rapprochées, plus la même pièce d'or peut servir successivement à des paiements. Si, dans le processus M-A-M, les ventes ont lieu en même temps et sont proches les unes des autres dans l'espace, cela restreint la vitesse de roulement des moyens de circulation, par conséquent le remplacement de la masse par la vitesse de roulement. Si, en revanche, les paiements se font en même temps et au même endroit, ils peuvent se compenser mutuellement et l'argent comme moyen de paiement est épargné. Avec la concentration des paiements sur la même place apparaissent tout naturellement des instituts et, des méthodes spéciales en vue de leur compensation. Ainsi, par exemple, les virements, à Lyon au Moyen Age. Les reconnaissances de dettes n’ont besoin que d’être confrontées pour s'annuler réciproquement jusqu'à un certain montant de grandeur positive ou négative. Il ne reste alors qu'un solde à régler. Plus la concentration des paiements est massive, plus le solde est relativement faible, et par conséquent la masse des moyens de paiement en circulation.

Nous avons vu que la masse de l'argent en circulation, par conséquent engagée dans le processus M-A-M (où l'or peut être remplacé pour un minimum de la circulation par de la monnaie fiduciaire), est égale au total des prix des marchandises divisé par le nombre de roulements des pièces d'or de même nom. De même, la masse des moyens de paiement est égale au total des obligations (qui a leur tour sont égales au total des prix des marchandises, par la vente desquelles elles sont nées) divisé par le nombre de roulements des moyens de paiement de même nom, moins le total des paiements compensés. Si l'on admet que la vitesse est à un moment donné égale à 1, la masse de l'argent fonctionnant en tant que tel est égale au total des paiements à effectuer, moins les paiements qui se compensent, moins enfin les pièces qui fonctionnent d'abord comme moyens de paiement et ensuite comme moyens de circulation. Si le prix total des marchandises vendues de chaque côté est de 1 000 millions de marks, les paiements à effectuer d'égale valeur, mais que 200 millions servent d'abord aux paiements, puis à la circulation, et qu'en outre 500 millions représentent le total des paiements qui se compensent, on a besoin en tout de 1300 millions de marks, qui représentent à ce moment l'argent nécessaire. C'est le montant que j’appelle la valeur de circulation socialement nécessaire.

La plus grande partie de toutes les transactions se font au moyen de cet argent-crédit privé, de reconnaissances de dettes et de bons de paiement, qui se compensent mutuellement182. La raison de cette prédominance du moyen de paiement par rapport au moyen de circulation est qu'avec le développement de la production capitaliste les conditions de l'achat et de la vente coïncident de moins en moins, et que d'une façon générale cette liaison disparaît qui consiste en ce qu'on n'achète que dans la mesure où l'on peut vendre.

L'argent-crédit naît par conséquent en raison des achats et des ventes des capitalistes entre eux il naît à l'inté­rieur et en raison de circulation. Son efficacité consiste en ceci qu'elle rend la circulation indépendante de la limite de l'or existant; tant que l'argent-crédit est efficace, l'or ne fonctionne plus comme moyen de circulation, il n'a pas besoin d’être effectivement en face de la marchandise mais ne sert qu'a règlement du solde résultant de la masse des paiements. Celle-ci est énorme par rapport à la masse de l'or et des instituts spéciaux servant à la régler. Mais la circulation, comme nous l’avons vu est tout autant la condition que le résultat de la production capi­taliste. Celle-ci ne peut commencer que si le capitaliste s'est mis par un acte de la circulation en possession des éléments de production. Dans la mesure où cette circu­lation est indépendante de la présence effective de l'or, la production est-elle aussi indépendante de l'or. Comme finalement l'or coûte du travail et représente un montant considérable de faux frais, son remplacement constitue une économie de frais inutiles.

D'après sa formation, la masse de l'argent-crédit est limitée par l’importance de la production et de la circulation. Elle sert à la vente et à l'achat de la marchandise et est en dernière instance couverte par la valeur de la marchandise dont elle a permis l'échange. Mais, à la différence du papier d'Etat, il n'existe ici aucun minimum qu'on ne puisse dépasser. Au contraire, l'argent-crédit augmente avec la masse des marchandises et leur prix. Mais il n'est qu'une promesse de paiement : si l'échancre de la marchandise s'était effectué contre de l'or véritable il y aurait eu par conséquent échange de valeur contre valeur, le processus serait terminé et des troubles éventuels exclus. Mais il n'a été effectué que contre une pro­messe de paiement. Que cette promesse soit tenue, cela dépend de la question de savoir si le débiteur peut reven­dre la marchandise qu'il a achetée, ou une autre à la place pour la même valeur. Si l'acte d'échange ne corres­pond pas aux conditions sociales ou si celles-ci se sont modifiées entre temps, Il ne peut plus tenir sa promesse de paiement, et celle-ci perd toute valeur. Elle doit être remplacée par de l'argent véritable.

Il en résulte que la masse de l’argent-crédit se contracte fortement avec la contraction des prix des marchandises pendant la crise. Mais cette contraction signifie dépré­ciation de l'argent-crédit, qui représente des prix plus élevés. La contraction des prix provoque le ralentissement des échanges, la marchandise devient invendable, tandis que le papier dégringole. Sa convertibilité devient dou­teuse. La contraction des prix et l’interruption des échanges diminuent ainsi la valeur de l’argent-crédit tue contre les marchandises. Cette déprédation constitue le facteur essentiel de la crise du crédit qui accompagne chaque crise commerciale.

« La fonction de l'argent implique une contradiction directe. Dans la mesure où les paiements se compensent, il ne fonctionne qu'en idée, comme argent de compte ou mesure des valeurs. Dans la mesure où il y a véritable paiement, il n'apparaît pas comme moyen de circulation comme seulement forme provisoire et médiatrice des échanges sociaux, mais comme l'incarnation indivi­duelle du travail social, être indépendant de la valeur d'échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate à ce moment des crises de production et de commerce qui s'appelle crise monétaire. Elle se produit seulement là où l'enchevêtrement des paiements et un système arti­ficiel de leur compensation sont complètement développés. En cas de dérangement général de ce mécanisme, quelle qu'en soit la cause, l'argent se transforme brusquement et directement de sa forme purement idéale d'argent de compte en argent dur183. »

Mais c'est précisément quand la dépréciation de l'argent­-crédit est à son maximum que le papier d'Etat à cours forcé connaît sa plus grande victoire. C’est un moment de paiement légal comme la monnaie d’or. La faillite de l'argent-crédit crée un trou dans la circulation et l'horreur du vide exige impérieusement qu'il soit comblé.. En de tels moments il est rationnel d’élargir la Circulation du papier d'Etat - ou des billets de la Banque centrale, dont le crédit est intact et qui, nous le verrons, représentent en fait, par leur réglementation légale, une étape intermédiaire entre le papier d'Etat et l'argent-crédit. Si cela ne se produit pas, l'argent (argent métallique ou papier d'Etat) bénéficie d'un agio, comme par exemple l'or et les greenbacks lors de la dernière crise américaine.

L'argent-crédit exige pour sa fonction des instituts spéciaux où les billets à ordre sont comparés et amenés à compensation; à mesure que ces instituts se dévelop­pent, l'épargne d'argent liquide s'accroît. Avec le dévelop­pement du système bancaire, cette tâche devient l'une des principales fonctions des banques184.

Au cours du développement capitaliste, la somme totale des marchandises en circulation s'accroît, et par là la valeur de la circulation socialement nécessaire. De même s'accroît la place que peut occuper le papier d'Etat à cours forcé. Augmentent en outre avec l'accroissement de la production, la transformation de toutes les obligations en obligations d'argent et, surtout, avec l'accroissement du capital fictif, les dimensions dans lesquelles les transactions sont réalisées au moyen de l'argent-crédit. Ces deux phénomènes entraînent une forte diminution de l'argent métallique par rapport aux processus de la circulation et aux paiements.

CHAPITRE IV - L'ARGENT DANS LA CIRCULATION DU CAPITAL INDUSTRIEL

Voyons maintenant le rôle que joue l'argent dans la circulation du capital industriel. Laissons de côté l'usine capitaliste avec ses merveilles techniques et dirigeons notre attention vers la monotonie du processus d'échange par lequel, toujours de la même façon, l'argent se transforme en marchandise et celle-ci en argent. Seul l'espoir qu'il sera possible par ce moyen de trouver le secret qui nous fera comprendre comment, du processus de la circulation même, naît cette puissance qui en tant que crédit capi­taliste parvient à dominer les échanges sociaux, peut encou­rager le lecteur à gravir avec patience le chemin de croix que représente le présent chapitre.

Dans la circulation, l'argent serait superflu si le montant de la somme totale des prix restait constant, si par consé­quent masse et prix des marchandises ne variaient pas et si chaque marchandise s'échangeait toujours contre l'autre à sa valeur. C'est une condition irréalisable à l'intérieur d'un mode de production non réglementée, anarchique. D'un autre côté, le règlement conscient de la produc­tion sociale rendrait impossible l'apparition de la valeur en tant que valeur d'échange, par conséquent le rapport social de deux choses et, par là, l'argent. Des bons sur des produits sociaux établis par la société sont aussi peu de l'argent que des billets de théâtre donnant droit à un fauteuil d'orchestre. Bien plutôt, le caractère de la production des marchandises ne fait que rendre l'argent nécessaire en tant que mesure de la valeur et, par là, moyen de circulation185.

Si l'argent fonctionne comme moyen de paiement, une compensation complète de tous les paiements à un moment donné apparaît d'avance comme un pur hasard, qui en réalité ne se produira jamais. L'argent achève ici spontanément le processus du changement de place de la marchandise. Peu importe quand l'argent reçu en paiement est transforme a son tour en marchandise, et par conséquent la valeur de la première marchandise remplacée définitivement par une autre marchandise. Le lien qui existe dans le processus M-A-M est ici rompu. L'argent doit nécessairement intervenir pour donner satisfaction au vendeur de la marchandise, qui de son côté ne doit pas nécessairement être acheteur d'une autre marchandise.

Mais cette rupture du processus de circulation, qui dans le domaine de la simple circulation des marchandises nous paraît encore fortuit et arbitraire, devient nécessaire dans le domaine de la circulation capitaliste des marchandises. C’est ce que nous montre l'étude de la circulation du capital.

La valeur devient capital en devenant valeur productrice de plus-value. C'est ce qui arrive dans le processus de production capitaliste, dont la condition est le monopole des capitalistes sur les moyens de production et l'existence d'une classe de salariés libres. Ces derniers vendent au capitaliste leur force de travail, dont la valeur est égale à la valeur des moyens de subsistance nécessaires au maintien et à la reproduction de la classe ouvrière. Leur travail crée une nouvelle valeur, dont une partie remplace pour le capitaliste la partie du capital qu'il a avancée pour l'achat de la force de travail - Marx l'appelle la partie variable du capital - tandis que l'autre partie lui revient comme plus-value. Étant donné que dans le processus du travail la valeur des moyens de production - le capital constant - est transférée dans le produit, la valeur que le capitaliste a avancée pour a production s'est accrue, est devenue valeur engendreuse de valeur, s'est avérée comme capital.

Chaque capital industriel passe par un mouvement circulaire, dont seules nous intéressent ici les changements de forme. Car le contenu du processus est la formation de la plus-value, par conséquent la mise en valeur du capital, et celle-ci a lieu dans le processus de la production, qui dans la société capitaliste a une double fonction : il est, comme dans toute forme de société, processus de travail, qui livre des valeurs d'usage, mais il est en même temps, ce qui est caractéristique de la production capi­taliste, processus de mise en valeur où les moyens de production fonctionnent en tant que capital et où est créée de la plus-value. Ce processus, Marx l'a analysé à fond dans le premier tome du Capital. Ce qui nous intéresse ici, c'est seulement le changement de forme de la valeur, non sa formation. Toutefois, ce changement de forme n'a rien à voir avec l'importance de la valeur, dont l'accroissement constitue plutôt le contenu du processus de mise en valeur; si ce changement est du domaine de la production, le changement de forme est, quant à lui, du domaine de la circulation. Mais il n'y a que deux formes que puisse prendre la valeur dans la société productrice de marchandises : celle de la marchandise et celle de l'argent.

Si nous considérons maintenant le mouvement circulaire du capital, nous voyons que chaque capital apparaît, dès son entrée en scène, comme capital-argent. En tant qu'argent qui doit fonctionner comme capital, il est transformé en marchandises (M) d'une certaine sorte, moyens de production (Mp) et force de travail (F). Suit le processus de production (P)... Celui-ci n'implique aucun changement de forme de la valeur: la valeur reste valeur. Mais au cours de ce processus, premièrement - ce qui n'affecte absolument pas la valeur -, la valeur d'usage de la marchandise est changée, et deuxièmement, la force de travail accroît par sa fonction la valeur, qui grandit. En tant que marchandise (M1) dont la valeur est accrue de la plus-value, la marchandise quitte le lieu de production pour subir sa deuxième et dernière transformation en argent (A1).

Le mouvement circulaire du capital se divise par conséquent en stades (A-M et M1 et A1) qui sont du domaine de la circulation et en un troisième, de la production. Dans la circulation, le capital apparaît comme capital-argent et capital-marchandises, dans la production, comme capital productif. Ce capital, qui prend successivement toutes ces formes, est du capital industriel. Le capital-argent, le capital-marchandises, le capital productif, ne caractérisent donc pas ici des sortes de capital indépendantes, mais seulement des formes de fonction particulières du capital industriel.

Il en résulte par conséquent le schéma suivant: A-M-P ... M1 P1.

Chaque capital apparaissant nouvellement en scène se présente d'abord comme capital-argent. Qu'il est capital on ne le voit pas à l'argent186. Il ne l'est que parce qu'il doit être transformé en les éléments du capital productif. Au début, il n’est qu’argent, ne peut donc exercer que des fonctions d’argent, il n’est que moyen de circulation ou de paiement.

Nous savons déjà que la fonction de l'argent en tant que moyen de paiement peut comporter des rapports de crédit. A-M, le premier stade du processus de circulation du capital se divise en deux parties : A-Mp et A-F. Étant donné que le salarié ne vit que de la vente de sa force de travail le maintien de celle-ci exige une consommation quotidienne et son paiement doit être répété à des échéances très courtes, afin qu'il puisse faire les achats nécessaires à sa subsistance. C'est pourquoi le capitaliste doit lui faire face constamment en tant que capitaliste d'argent, et son capital comme argent187. Ici, on le voit, le crédit ne joue aucun rôle.

Il en est autrement dans le processus A-Mp. Ici, le crédit peut jouer un rôle plus important. Les moyens de production achetés ont pour but d'être mis en valeur. L'argent qui a été dépensé pour eux n'est pour le capitaliste que prêté, il doit lui revenir, une fois terminée la période de circulation, et, en supposant que tout se passe normalement, il lui revient accru. Comme le capitaliste, par conséquent, ne fait qu’avancer son argent et que ce dernier lui revient, ll peut lui être avancé, prêté, à lui-même. Et c'est là, d'une façon générale, la condition du crédit de production : à savoir que l'argent n'est prêté qu'à celui qui ne le dépense lui-même que de telle sorte qu'il doive - toujours dans des conditions normales - lui revenir. En outre le crédit est fondé ici sur les marchandises, pour l'achat desquelles l'argent a été avancé.

Nous n'avons affaire ici qu'au crédit qui découle de la circulation des marchandises elle-mêmes, du changement de la fonction argent, de la transformation de l'argent, de moyen de circulation en moyen de paiement. Nous ne considérons pas encore le crédit qui découle du fait que la fonction du capitaliste se divise en deux, celle d’un simple propriétaire d'argent et celle d'un entrepreneur. Si l'argent est prêté à l'entrepreneur par le propriétaire d'argent, ce n'est qu'un simple transfert d'argent. Rien n'est encore changé par là à la quantité de l'argent prêté. Mais, dans le cas que nous considérons maintenant, cela peut très bien se produire. Le vendeur des moyens de produc­tion lui crédite la marchandise et reçoit en échange une promesse de paiement, par exemple une traite. Le capitaliste pourra peut-être déjà, au moment de l'échéance, payer avec le reflux hors du processus de circulation du capital qui lui a été avancé. Si c'est le cas, la somme de son capital-argent pourra être inférieure à ce qu'elle devrait être autrement; le crédit a accru la puissance de son capital.

Mais le crédit ne change rien au fait que le capital doit avoir forme d'argent pour pouvoir acheter une marchandise. Il diminue seulement, dans la mesure où des paiements se compensent, la quantité d'argent métallique qui, autrement, serait nécessaire pour l'échange. Mais cette quantité n'est en rien déterminée par le caractère de capital que l'argent possède dans cette transaction, elle n'est soumise qu'aux lois découlant de la nature de la cir­culation des marchandises. Toutes les autres circonstances supposées égales, c'est la somme des prix des marchandises qui doivent être achetées qui décide de la quantité d'argent qui doit être prêtée. Une avance accrue de capital-argent ne signifie par conséquent rien d'autre qu'un achat accru de marchandises destinées à devenir du capital productif (Mp + A), par conséquent quantité accrue de moyens de circulation et de moyens de paiement.

A cet accroissement contribuent deux tendances opposées. Avec l'accumulation plus rapide aux époques de haute conjoncture croît la demande de certaines marchandises et par conséquent leur prix. L'augmentation de la somme des prix rend nécessaire une quantité d'argent accrue. D'un autre côté, le crédit croît en même temps, car c'est une période de haute conjoncture où les reflux se font régulièrement, où la mise en valeur du capital paraît assurée, et où par conséquent il est plus facile d'accorder du crédit. L'expansion du crédit rend ici possible l'expansion rapide au-delà de la base de l'argent métallique.

Cela ne vaut bien entendu que pour le processus A-Mp, et non pour le processus A-F. Bien au contraire, avec l'accroissement du capital variable croît également et dans la même mesure la masse de l'argent supplémentaire servant à l'achat et entrant dans la circulation. Il est clair qu'avec le développement de la production capitaliste la sphère de l'utilisation du crédit s'élargit d'une façon absolue et, plus encore, relative, étant donné qu’au fur et à mesure du progrès vers une plus haute composition orga­nique du capital, l'échange de A-Mp croît constamment par rapport à A-F et par conséquent aussi la sphère du crédit par rapport à celle de l'argent liquide.

On voit que l'étude du mouvement circulaire du capital ne présente encore aucune détermination nouvelle pour le rôle du crédit. Pas d’avantage celle de l'influence qu'exerce la durée du changement sur l'importance du capital-argent. Car il apparaîtra qu'au cours de ce mouvement circulaire des sommes d'argent sont périodiquement libérées. Mais, comme l'argent qui dort ne peut produire aucun profit, on s'efforce d'empêcher le plus possible cette mise en sommeil, tâche qui ne peut être accomplie que par le crédit, lequel reçoit ainsi un nouvelle fonction. Ce sont ces causes nouvelles de formation de rapports de crédit que nous allons étudier maintenant.



 

LIBERATION PERIODIQUE

ET IMMOBILISATION DU CAPITAL-ARGENT



« Le mouvement du capital à travers la sphère de production et les deux phases de la sphère de circulation s'accomplit par ordre successif dans le temps. La durée de son séjour dans la sphère de production constitue son temps de production, celle dans la sphère de circulation son temps de circulation. C’est pourquoi le temps t dans lequel il parcourt son cycle est égal à la somme du temps de production et des temps de circulation188 .

« Le mouvement circulaire du capital, déterminé non pas comme phénomène isolé : mais comme processus pério­dique, c’est sa transformation. La durée de cette transformation est donnée par la somme de son temps de production et de son temps de circulation. Cette somme de temps constitue le temps de transformation du capital189. »

Par conséquent, dans notre schéma, le temps qui est chaque fois nécessaire pour accomplir le processus A-A1 constitue le temps de transformation. Le temps de circulation est égal au temps qu’exigent les transactions A<F/Mp et M1-A1, tandis que le temps de production est égal au temps pendant lequel le capital est soumis en tant que capital productif au processus de mise en valeur.

Supposons que le temps de transformation d'un capital soit de neuf semaines, dont six pour le temps de production et trois pour le temps de circulation, et que 1 000 marksde capital soient nécessaires, toutes les semaines pour la production. Pour que celle-ci, à la fin de la sixième semaine, ne soit pas interrompue pendant trois semaines, le capitaliste doit, pendant les trois semaines qui constituent le temps de circulation, avancer un nouveau capital de 3 000 marks afin que la production se poursuive d’une façon ininterrompue. Car, pendant ces trois semaines durant lesquelles le capital reste dans la sphère de circulation, il se trouve en ce qui concerne le processus de pro­duction dans la même situation que s’il n’existait pas190. Le temps de circulation rend par conséquent nécessaire du capital supplémentaire et ce dernier est par rapport au capital total comme le temps de circulation par rapport au temps de transformation, soit dans notre exemple 3 à 9, ce qui signifie que le capital supplémentaire représente le tiers du capital total.

Le capitaliste doit donc disposer de 9 000 marks au lieu de 6 000, s'il ne veut pas que la production soit interrompue pendant trois semaines. Mais ces 3 000 marks supplémentaires n'entrent en fonction qu'au début du temps de circulation, c'est-à-dire à la septième semaine, et restent par conséquent immobilisés pendant les six premières semaines. Cette libération et immobilisation de 3 000 marks se répètent donc constamment. Les 6 000 marks, qui dans la première période de travail ont été transformés en marchandises sont vendus à la fin de la neuvième semaine. Le capitaliste a maintenant en main 6 000 marks. Mais la deuxième période de travail a déjà commencé et est maintenant à moitié écoulée. Pendant ce temps, le capital supplémentaire de 3 000 marks a fonctionné; il ne faut donc plus que 3 000 marks jusqu'à la fin de la période de travail. Sur les premiers 6 000 marks, 3 000 ont donc été libérés et ce processus recommence toujours à nouveau.

Il a fallu par conséquent un capital supplémentaire, et même du capital-argent, étant donné qu’il doit servir à l'achat de moyens de production et de force de travail, pour maintenir la continuité du processus de la production, lequel ne doit pas être interrompu par la circulation du capital. Ce capital supplémentaire n’engendre pas lui-même continuellement de la plus-value, et par conséquent ne fonctionne pas comme capital, mais est toujours libéré pour un temps par le mécanisme de la circulation afin de pouvoir fonctionner pendant un autre temps.

« Le capital social global considéré, une partie plus ou moins importante de ce capital supplémentaire se trouvera toujours pour longtemps à l'état de capital-argent191, et cette partie libérée du capital est égale, à la partie du capital qui doit combler l'excédent de la période de circulation sur une période de travail ou sur un multiple de périodes de travail192. »

« Cette intervention du capital supplémentaire (de 3 000 marks) nécessaire pour transformer le temps de circulation de capital I (de 6 000 marks) en temps de production n’accroît donc pas seulement la grandeur du capital prêté et la longueur du délai pour lequel le capital global est nécessairement prêté, mais elle accroît d'une façon spécifique la partie du capital prêté qui a été mise de côté comme réserve d'argent, par conséquent se trouve en état de capital-argent et possède la forme de capital-argent potentiel193»

Mais ces 3 000 marks n'ont absolument pas besoin de représenter la somme totale du capital-argent immobilisé à un moment donné. Supposons le cas194 où notre capitaliste emploie ces 6 000 marks, nécessaires pour la production, de façon à en dépenser la moitié pour l'achat de moyens de production et l'autre moitié pour les salaires. Mais il paye les ouvriers toutes les semaines, ce qui signifie que, sur ces 3000 marks nécessaires jusqu'à la fin de la sixième semaine, une partie, qui diminuera chaque semaine de 500 marks, sera toujours immobilisée. De même, il est possible aussi qu’une partie des moyens de production, par exemple le charbon, ne soit pas achetée immédiatement au début pour toute la période de production, mais seulement au cours de cette période. (Réciproquement, il pourrait aussi arriver que les conditions du marché et les habitudes de livraison obligent à acheter pour plus d'une période de production. Il deviendrait alors nécessaire de transformer un plus grand capital-argent en marchandises.)

Du fait, par conséquent, que dans le processus A<M/Mp l’argent n'est pas transformé immédiatement en force de travail et en moyens de production, il se forme du capital-argent immobilisé, même sans tenir compte du capital II supplémentaire. Une partie de l'argent accomplit l'acte A-M, tandis qu’une autre partie reste à l'état d'argent pour servir, mais seulement à un moment déterminé par les conditions du processus même, à des actes A-M simultanés ou successifs. Il n'est que provisoirement retiré de la circulation pour entrer en action, exercer sa fonction à un moment déterminé. Cette immobilisation est alors un état ou l’argent exerce une de ses fonctions en tant que capital-argent. En tant que capital-argent, car dans ce cas l'argent resté momentanément en repos est lui-même une partie du capital-argent C, qui est égal à la valeur du capital productif, d'où part le mouvement circulaire. D'autre part, tout l'argent retiré de la circulation se trouve sous forme de trésor. « La forme de trésor de l'argent devient par conséquent ici fonction du capital-argent, tout comme dans A-M la fonction de l'argent en tant que moyen d'achat ou de paiement devient fonction du capital-argent, et cela parce que la valeur du capital existe ici en forme d'argent, l'état d'argent est, par le lien du mouvement circulaire, un état déjà décrit du capital industriel dans un de ses stades. Mais il apparaît ici de nouveau que le capital-argent à l’intérieur du cycle du capital industriel n'exerce d’autres fonctions que des fonctions d'argent, et celles-ci, rien que par leur lien avec les autres stades de ce cycle, ont en même temps la signification de fonctions de capital195. »

Une troisième cause très importante d’immobilisation du capital-argent provient de la façon dont le capital sort du processus de mise en valeur, et il faut ici mentionner de nouveau deux causes principales de formation de capital-argent immobilisé.

Le capital industriel, considéré du point de vue de sa transformation se divise, comme on sait, en deux parties. Une partie de ce capital est pendant chaque période de cette transformation entièrement consumée et sa valeur passe dans le produit. Dans une filature, par exemple, où l'on produit mensuellement 10 000 livres de fil, qui sont vendues à la fin du mois, la valeur correspondante de laine, huile de graissage, gaz d'éclairage, charbon et force de travail, est consommée pendant ce mois, valeur que le capi­taliste récupère au moment de la vente du produit. Cette partie du capital, qui est remplacée en une période de transformation, est le capital circulant. D’un autre côté, la production a exigé des bâtiments, des machines, etc., qui continuent, après la fin d'une période de transformation, à fonctionner dans le processus de production. De leur valeur, par conséquent, seule une partie, correspondant à l'usure moyenne pendant une période de transformation, a été transférée dans le produit. Si leur valeur est, disons, de 100 000 marks, leur durée de fonction de cent mois en moyenne, 1 000 marks reviendront par la vente du fil, pour l'amortissement des bâtiments et des machines. Cette partie du capital, qui fonctionne pendant toute une série de périodes de transformation, constitue le capital fixe.

Il devient par conséquent au propriétaire de la filature constamment de l'argent de la circulation en remplacement de son capital fixe, qu'il doit conserver sous forme d'ar­gent, jusqu'à ce qu'il ait atteint, au bout de cent mois, le montant de 100 000 marks, nécessaires pour acheter de nouvelles machines. Ici aussi par conséquent il y a for­mation de trésor, qui est lui-même un « élément du pro­cessus de reproduction capitaliste, reproduction et stockage sous forme d'argent de la valeur du capital fixe ou de ses différents éléments jusqu'au moment ou le capital fixe est épuisé, ce qui signifie qu'il a transféré toute sa valeur dans les marchandises produites et doit être remplacé en nature196»

En même temps, nous voyons qu'une partie des capitalistes retirent constamment de l'argent de la circulation pour remplacer la valeur du capital fixe usé. La forme d'argent est ici essentielle; la valeur du capital fixe ne peut être remplacée qu'en argent, parce que le capital fixe en tant que tel continue à fonctionner dans le processus de production et par conséquent n'a pas besoin d'être remplacé en nature. C'est donc la sorte déterminée du mode de reproduction du capital fixe qui rend ici l'argent nécessaire. Ce que l'argent permet seulement ici, c'est la séparation et l'autonomie de la circulation de valeur du capital fixe par rapport au maintien de sa fonction technique dans le processus de production.

La façon dont le capital fixe revient provoque par conséquent des stockages et, par là, des immobilisations périodiques de capital-argent.

Une dernière cause de libération de capital-argent est encore le genre d'accumulation capitaliste. Pour que la plus-value puisse fonctionner comme capital, employé soit pour l'extension d'entreprises déjà existantes, soit pour fondation d'entreprises nouvelles, il faut qu'elle ait atteint une certaine grandeur, dont les dimensions dépend des conditions techniques et économiques des entreprises en question. Mais, à chaque achèvement d'un cycle, un morceau de plus-value, au début sous forme d'argent, est réalisé. Normalement, il faut qu'un certain nombre de ces cycles soient accomplis jusqu'à ce que les sommes de plus-values réalisées soient suffisantes pour pouvoir être transformées en capital de production. Ainsi des sommes d'argent sont constamment mises en réserve par les différents capitalistes, sommes représentant la plus-value réalisée pour eux, jusqu'à ce qu'elles soient devenues suffisantes pour être employées d'une façon productive. Nous avons affaire ici à du capital-argent immobilisé, qui provient du processus de mise en valeur et doit être stocké pendant un certain temps jusqu'à ce qu'on puisse l'employer d'une façon productive.

Le stockage peut déjà avoir lieu dans la simple circulation des marchandises. Il suffit pour cela que, dans le processus M-A-M, la seconde partie A-M ne se réalise pas, que par conséquent le vendeur de la marchandise n’achète pas de nouveau, mais mette l'argent en réserve. Toutefois, une telle conduite n'est que fortuite et arbitraire. Dans la circulation du capital, un tel stockage n’est qu’une nécessité découlant de la nature du processus lui-même. La différence par rapport à la simple circulation de marchandises est en outre celle-ci, que ce ne sont pas seulement des moyens de circulation qui sont libérés, mis en réserve, mais du capital-argent, de l'argent qui était en même temps un stade du processus de mise en valeur et qui doit s'efforcer maintenant de rentrer de nouveau dans ce processus, devenir de nouveau capital-argent ; il exerce par conséquent une pression sur le marché de l’argent. .

Ainsi naît, du mécanisme même de la circulation du capital, la nécessité que du capital-argent en plus ou moins grande quantité soit immobilisé pour un temps plus ou moins long. Mais cela signifie que pendant ce temps-la il ne peut pas donner de profit, ce qui est un péché mortel du point de vue capitaliste. Toutefois, les dimensions dans lesquelles le capital commet ce péché dépend, comme c’est le cas de presque tous les péchés, de facteurs objectifs, que nous allons examiner maintenant.





DIMENSIONS VARIEES DU CAPITAL IMMOBILISE ET LEURS CAUSES

Nous savons déjà que, pendant le temps de circulation du capital, un certain capital-argent supplémentaire est nécessaire pour continuer la production, capital-argent qui est périodiquement immobilisé. Si maintenant, dans notre premier exemple, le temps de circulation est ramené de trois à deux semaines, 1 000 marks deviendront superflus et seront mis en réserve sous forme de capital-argent. En tant que tel, il entre dans le marché de l'argent et constitue une partie supplémentaire des capitaux qui y fonctionnent. Les 1 000 marks supplémentaires n’existaient jusqu’alors sous forme d'argent qu'en partie, celle qui servait au paie­ment de la force de travail, 500 marks en revanche ayant été employés à l'achat de moyens de production et existant par conséquent sous forme de marchandise. Maintenant ils sont retirés entièrement, et sous forme d’argent, du processus de circulation de ce capital.

« Les 1 000 marks ainsi retirés sous forme d'argent constituent maintenant un nouveau capital-argent à la recherche de placement, une nouvelle partie du marche de l'argent. Certes, ils se trouvaient déjà périodiquement sous la forme de capital-argent libéré et de capital productif supplémentaire, mais ces états latents étaient eux-mêmes la condition de l'accomplissement, parce que de la continuité, du processus de la production. Maintenant ils ne sont plus nécessaires dans ce but et constituent donc un nouveau capital-argent et une partie du marché du capital, quoiqu’ils ne forment ni un élément supplémentaire de la réserve d'arpent sociale existante (car ils existaient déjà au début de l’affaire et ont été jetés par elle dans la circulation), ni un trésor nouvellement accumulé197. On voit ici par conséquent comment, avec une même réserve d'argent, ce n’est que par une réduction du temps de circulation du capital que naît une offre accrue de capital-argent. Car l'argent est prédestiné par sa fonction antérieure en tant que capital à devenir de nouveau du capital.

Si, au contraire, le temps de circulation se prolonge, disons, de deux semaines, il faudra un capital supplémentaire d’un montant de 2 000 marks, qui devront être tirés du marché de l’argent pour entrer dans le circuit du capi­tal productif (où est toujours compris le temps de circulation). Sur ces 2 000 marks, la moitié sera transformée peu à peu en force de travail, l’autre moitié peut-être immédiatement en moyens de production. L'allongement de la transformation a donc pour effet un accroissement de la demande sur le marché de l'argent.

Les facteurs les plus importants qui affectent la période de transformation elle-même sont les suivants : « Dans la mesure où la durée plus ou moins grande de la période de transformation dépend de la période de travail au sens propre, c'est-à-dire celle qui est nécessaire pour rendre le produit prêt pour le marché, elle repose sur les conditions matérielles de production données des différents placements de capital, qui, dans l'agriculture, ont davantage le caractère de conditions naturelles de la production, et, dans la manufacture et la plus grande partie de l'industrie extractive, varient à mesure que se développe le processus de production lui-même198. »

Ici, deux tendances se manifestent. Le développement de la technique raccourcit la période de travail : le produit est fabriqué plus rapidement, sort plus rapidement de la fabrique pour venir sur le marché et, s'il s'agit de produits discrets, en plus grandes quantités, on fabrique davantage qu'avant, un capital plus important se transforme donc plus rapidement ; le progrès technique raccourcit la période de travail, permettant ainsi une transformation plus rapide du capital circulant et de la plus-value. Mais en même temps ce progrès signifie un accroissement du capital fixe, dont la période de transformation est plus longue, englobe toute une série de transformations du capital circulant. Cet accroissement du capital fixe progresse à une allure plus rapide que celui du capital circulant. Une partie de plus en plus grande du capital global ralentit ainsi sa transformation. Abstraction faite du crédit, il y aurait ainsi dans le ralentissement de la transformation une autre raison - la première est l'allongement de l'échelle de la production en tant que telle - à une avance accrue de capital-argent, dont une plus grande partie également resterait disponible.

« Dans la mesure où la durée de la période de travail repose sur l'importance des livraisons (les quantités dans lesquelles le produit en tant que marchandise est jeté sur le marché), cela a un caractère conventionnel ; Mais la convention elle-même a pour base matérielle l'échelle de la production et n'est par conséquent fortuite que dans le détail. » Ici aussi croît en général la quantité et avec elle l'avance de capital. Cependant il faut tenir compte que plus grande quantité, par suite du progrès technique, peut signifier moindre prix et rendre par conséquent nécessaire une avance d'argent moins importante.

« Dans la mesure enfin où la durée de la période de transformation dépend de la durée de la période de circulation, cela est déterminé en partie par les changements qui surviennent constamment dans la situation du marché, la facilité plus ou moins grande des transactions et la nécessité qui en découle de jeter une partie du produits sur un marché plus proche ou plus éloigné. Abstraction faite de l'importance de la demande, en général, le mouvement des prix joue ici un rôle essentiel en ce sens qu'en cas de baisse des prix les ventes sont volontairement réduites, tandis que la production se poursuit; au contraire, quand les prix montent, la production et la vente vont de pair, celle-ci parfois précédant la première. Cependant Il faut considérer comme base matérielle particulière la distance qui sépare du marché le lieu de production199. »

Comme le profit naît dans la production, qu’il n’est réalisé que par la circulation, on s'efforce constamment de transformer dans la mesure du possible tout capital en capital de production. D'où la tendance à réduire au minimum les frais de circulation en remplaçant l'argent métallique par de l'argent-crédit et à réduire le temps de circulation lui-même en développant la technique commerciale au moyen de la vente la plus rapide possible des produits. A quoi s'oppose une tendance contraire : l’élargissement des marchés et le développement de la division internationale du travail. Tendance dont l'effet est atteint par le développement des moyens de transport.

Enfin, il nous faut signaler encore que la durée du temps de transformation du capital est un facteur décisif pour la rapidité avec laquelle la plus-value peut être à son tour transformée en capital ou stockée. Plus le temps de transformation est court, plus la réalisation de la plus-value sous forme d'argent et sa transformation en capital sont rapides.

Tous ces facteurs susmentionnés : la composition organique du capital, en particulier le rapport du capital fixe au capital circulant, le développement de la technique commerciale, qui raccourcit le temps de circulation, de développement des moyens de transport, qui agit dans le même sens, la tendance contraire qui découle de la recherche de marchés toujours plus éloignés, la différence dans le rythme des reflux du capital due aux fluctuations de la conjoncture, enfin le rythme plus ou moins rapide de l'accumulation productive, tous ces facteurs exercent leur influence sur la masse du capital immobilisé et sur la durée de cette immo­bilisation.

A cela s'ajoute l'influence des changements de prix des marchandises. Si le prix des matières premières baisse, le capitaliste que nous avons pris pour exemple n'a pas besoin, pour maintenir la production au même niveau, d'avancer 1 000 marks par semaine, mais, disons, 900 marks seulement, et par conséquent, pour toute la période de transformation de son capital, non plus 9 000 marks, mais seulement 8 100 marks, tandis que 900 marks sont libérés. « Ce capital-argent ainsi rendu disponible et inoccupé, capital cherchant par conséquent un placement sur le marché de l'argent, n'est qu'une partie du capital de 9 000 marks initialement avancé comme capital-argent, partie qui, par suite de la baisse du prix des éléments de la production, d'où il revient périodiquement transformé, est devenue superflue si l'affaire n'est pas élargie, mais maintenue sur les mêmes bases que précédemment. Si cette baisse des prix n'était pas due à des circonstances fortuites (récolte particulièrement abondante, augmentation des importations, etc.), mais à un accroissement de la capacité productrice dans la branche qui fournit les matières pre­mières, ce capital-argent serait un supplément absolu au marché de l'argent et, d'une façon générale, au capital disponible sous la forme de capital-argent, parce qu'il ne constituerait pas une partie intégrante du capital déjà employé200. »

Réciproquement, une hausse des prix des matières premières exige un capital-argent supplémentaire, ce qui a pour effet un accroissement de la demande sur le marché de l'argent.

Il est clair que tous les facteurs ci-dessus considérés sont d'une grande importance pour le développement du marché de l'argent pendant les fluctuations périodiques provoquées par les changements de la conjoncture. Au début de la période de prospérité, les prix sont bas, les reflux du capital sont encore rapides, le temps de circulation court. Pendant la haute conjoncture, les prix montent et le temps de circulation s'allonge. Les besoins de crédit pour la circulation augmentent, de même que pour la production élargie. L'allongement du temps de circulation tout comme la hausse des prix rendent nécessaire un capital supplémentaire, qu'il faut aller chercher sur le marché de l'argent et qui diminue par conséquent la quantité de capital de prêt disponible.

Le progrès de la composition organique du capital s'accompagne en général d'un allongement du temps de transformation du capital. Non seulement s’accroît l’importance du capital employé, mais aussi le temps pendant lequel il fonctionne dans le processus de la production. Le temps nécessaire jusqu'à ce que le capital avancé revienne à son point de départ s'allonge. Le capitaliste doit par exemple avancer 10 000 marks si le temps de transformation de son capital est de dix semaines. S'il emploie une nouvelle méthode de production, qui rend nécessaire une avance de 60 000 marks, et si le temps de transformation est main­tenant de trente semaines, il faut retirer 60 000 marks du marché de l'argent. Un capital six fois plus important devrait maintenant être avancé pour un temps trois fois plus long.

Plus le temps de transformation du capital est long, plus il faut attendre jusqu'à ce que la contre-valeur des marchandises retirées du marché (moyens de production et moyens de subsistance pour les ouvriers) revienne sous forme de marchandises sur le marché. On retire donc, des marchandises du marché, contre lesquelles on ne met a sa disposition que de l'argent. Celui-ci n'est pas ici une forme provisoire, mais une forme de valeur permanente pour les marchandises retirées du marché. Sa valeur est devenue indépendante par rapport aux marchandises. La valeur des marchandises est ici remplacé absolument par l’argent, étant donné que le remplacement par d'autres marchandises ne peut avoir lieu qu'à un tout autre moment.

« Supposons que la société n’est pas capitaliste, mais communiste. Dans ce cas le capital-argent disparaît complètement et de même les déguisements des transactions qui ont lieu grâce à lui. L'affaire se réduit simplement a ceci, que la société doit calculer d'avance la quantité de travail, de moyens de production et de subsistance qu’elle doit consacrer sans aucune interruption à des branches d'activité telles que l'installation de voies ferrées, par exemple, qui pendant longtemps, un an ou d’avantage, ne pourront fournir ni moyens de production, ni moyens de subsistance, ni aucun effet utile quelconque, mais qui soustraient à la production globale annuelle du travail des moyens de production et de subsistance. Dans la société capitaliste, enrevanche, où la raison sociale ne se fait toujours valoir que post festum, de grandes perturbations peuvent et doivent ainsi se produire constamment. D'une part, pression sur le marché de l'argent tandis qu'au contraire la légèreté de ce marché fait naître de son côté de telles entreprises en masse, donc précisément les circonstances qui ensuite ont provoqué la pression sur le marché de l’argent. D’autre part, pression sur le capital productif disponible de la société. Comme des éléments du capital productif sont constamment retirés du marché et qu’en échange seul un équivalent d'argent est jeté sur ce marché, la demande solvable s'accroît sans livrer d'elle-même un élément quelconque d'approvisionnement. D'où hausse des prix, tant des moyens de subsistance que des matières premières nécessaires à la production. A cela s’ajoute que pendant ce temps on triche régulièrement, que de grands transferts de capital ont lieu ...201. »

Ici, la différence de la transformation devient un facteur de trouble dans la proportionnalité de la reproduction et par là - nous le verrons -, un élément de crise.

Il résulte de ce qui précède, premièrement qu'une partie du capital global social fonctionnant dans la production est constamment immobilisée sous forme de capital-argent, et deuxièmement que l'importance de ce capital-argent immobilisé est soumise à de fortes variations et que ces variations doivent exercer une influence directe sur le marché du travail, sur l'offre et la demande de capital-argent.

Mais cette immobilisation de capital est en contradiction avec la fonction du capital, qui est de produire du profit. On s’efforce donc de réduire cette immobilisation au minimum, tâche qui constitue une nouvelle fonction du crédit.



TRANSFORMATION PAR LE CREDIT DU CAPITAL-ARGENT INACTIF EN CAPITAL PRODUCTIF

La façon dont cette tâche peut être accomplie est très claire. Nous savons déjà que du capital-argent est périodiquement libéré du processus de circulation du capital Mais ce capital-argent tiré du circuit d'un capital individuel eut fonctionné comme capital-argent dans le circuit d'un autre capital s’il est mis par le crédit à la disposition de cet autre capitaliste. Ainsi la libération périodique du capital constitue une base importante pour le développement des conditions de crédit.

Toutes les causes par conséquent qui ont mené à l'immobilisation du capital deviennent maintenant autant de causes de formation de rapports de crédit et tous les facteurs qui agissent sur la masse du capital immobilisé déterminent maintenant l'expansion et la contraction de ce crédit.

Si par exemple des pauses se produisent dans le processus de transformation d'un capital, avec comme résultat l'interruption de ce processus, de telle sorte que le capital reste fixé en tant que capital-argent, il se crée un capital-argent latent qui est mis maintenant par l'intermédiaire du crédit à la disposition d'autres capitalistes. C'est le cas avec des processus de production discontinus, ceux qui par exemple dépendent de la saison, que ce soit par suite des conditions naturelles (agriculture, pêche au hareng, production sucrière, etc.), ou par suite de circonstances conventionnelles, tels les travaux saisonniers. Mais chaque libération de capital-argent signifie la possibilité d'emploi de ce capital-argent par l'intermédiaire du crédit à d'autres fins productives en dehors du circuit du capital individuel qu'il libère202.

Si en revanche le circuit est interrompu à d'autres stades, où aucun capital-argent n'est libéré, alors au contraire, pour maintenir la production en état de marche, un fonds de réserve est nécessaire, qui doit être conservé également sous forme d'argent, ou faire appel au crédit.

D'une part, donc, la nature du processus de circulation donne la possibilité de procurer du crédit de capital. Mais, comme l'argent représente toujours des frais de circulation et que la production capitaliste a tendance à développer tout son potentiel de façon à ne pas accroître dans les mêmes proportions le capital-argent, ce crédit devient une nécessité.

D'autre part, toute perturbation dans le processus de circulation, toute prolongation des processus M-A ou A-M fait apparaître la nécessité d'un capital supplémentaire, d'un capital de réserve, en vue de maintenir la production en état de marche. Nous avons vu que, toutes choses égales d'ailleurs, la quantité de l'argent dépend de la somme des prix des marchandises en circulation.

Si par conséquent des changements de valeur interviennent dans le processus de la production, la masse du capital-argent s'en trouve affectée. Si les prix montent, on utilise du capital-argent supplémentaire, s'ils baissent, du capital-argent est libéré. « Plus les perturbations sont grandes, plus est important le capital-argent que le capitaliste industriel doit posséder pour pouvoir attendre que les choses reprennent leur cours normal et, comme dans le développement de la production industrielle l'échelle de chaque processus de production individuel et, par là, l'importance minima du capital à avancer s'élargissent, cette circonstance vient s'ajouter aux autres pour transformer de plus en plus la fonction du capitaliste individuel en un monopole de grands capitalistes d'argent, isolés ou asso­ciés203. »

Mais le crédit qui s'édifie sur la libération du capital-argent se distingue essentiellement du crédit de paiement, lequel, sur la base de la simple circulation des marchandises, ne découle que du changement de fonction de l'argent. C'est là un point qui nécessite de plus amples explications.

CHAPITRE V - LES BANQUES ET LE CREDIT INDUSTRIEL

Le crédit apparaît d'abord comme simple résultat de la fonction modifiée de l'argent en tant que moyen de paiement. Si le paiement n'a lieu qu'un certain temps après la vente, pour cet intervalle de temps l'argent est crédité. Cette forme de crédit suppose par conséquent des propriétaires de marchandises, des capitalistes productifs dans la société capitaliste développée. Si nous supposons le processus isolé et accompli en une seule fois, cela signifie que le capitaliste A possède une réserve de capital suffisante pour pouvoir attendre les rentrées d'argent de B, lequel ne dispose pas de la somme nécessaire au moment de l'achat. Pour cette unique obtention de crédit, A doit posséder autant d'argent en plus que B en a besoin jusqu'à la date du paiement. L'argent ne serait pas ainsi épargné, mais seulement transféré. Il en est différemment si le bon de paiement fonctionne lui-même comme moyen de paiement, en d'autres termes si A, non seulement donne du crédit à B, mais en prend lui-même de C, en ce sens qu'il paye C avec la traite de B. Si C a lui-même un paie­ment à faire à B et le paye avec sa propre traite, les achats et ventes entre A et B, A et C, et C et B se sont effectués sans l'intermédiaire de l'argent. On a donc épargné de l'argent, et comme par ailleurs cet argent aurait dû être, en tant que capital supplémentaire (pour le processus de circulation du capital-marchandises), entre les mains des capitalistes productifs, du capital-argent a donc été épargné pour eux. La traite a remplacé l'argent en exerçant elle-même la fonction d'argent, autrement dit en fonctionnant comme argent de crédit. Une grande partie des processus de circulation, même les plus importants, jouent entre les capitalistes productifs eux-mêmes. Toutes ces transactions peuvent en principe être effectuées à l'aide de traites : une grande partie d'entre elles se compensent mutuellement et seule une certaine quantité d'argent liquide est nécessaire pour le règlement du solde. Ici par conséquent les capitalistes se font du crédit entre eux. Ce qu'ils créditent ainsi, ce sont les marchandises, qui représentent pour eux un capital-marchandises, mais celles-ci comme simples porteurs d'une certaine quantité de valeur, supposée, lors de la vente, déjà réalisée dans sa forme socialement valable, par conséquent comme porteurs d'une certaine somme d'argent, que représente la traite. La circulation des traites repose par conséquent sur la circulation des marchandises mais de marchandises qui ont déjà été réalisées en argent au moyen de la vente, même si cette transformation n'a pas encore été rendue socialement valable, mais n'existe qu’en tant qu’acte privé dans la promesse de paiement de l’acheteur204.

Ce crédit, tel qu'il a été considéré ici, se faisant entre les capitalistes productifs eux-mêmes, nous l'appelons crédit de circulation. Nous avons vu qu'il remplace de l'argent, par conséquent épargne du métal précieux, puisqu'il signifie transfert de marchandises sans l'intermédiaire de l'argent. L'extension de ce crédit repose sur l'extension de ces transferts de marchandises et, comme il s'agit ici de capital-marchandises - d'opérations entre capitalistes productifs -, sur l'élargissement du processus de reproduction. Ce dernier une fois élargi, la demande de capital sous forme de capital productif (machines, matières premières, force de travail, etc.) augmente du même coup.

L’augmentation de la production signifie en même temps augmentation de la circulation, laquelle entraîne à son tour une augmentation du crédit argent. La circulation des traites augmente et peut être augmentée, parce que la quantité des marchandises mises en circulation s'accroît. Ce qui est possible sans que la demande de métal précieux ait besoin de s'accroître, elle aussi. De même le rapport entre la demande et l'offre de capital-argent n'a pas besoin d'être modifie. Car l'offre peut s'accroître en même temps et dans la même proportion que le besoin de moyens de circulation, puisque, en raison de l'accroissement de la quantité de marchandises, on peut dépenser de l'argent-crédit en plus grande quantité.

Ici, la circulation des traites a augmenté205. Ce crédit accru n'affecte absolument en rien le rapport de l'offre et de la demande des éléments du vrai capital productif. Le processus de production a été élargi et les marchandises nécessaires pour une production accrue ont été fournies. Nous avons ainsi un crédit accru et un capital productif plus grand. L'un comme l'autre se traduisent par une circulation de traites accrue. Mais cela n'a entraîné aucune modification dans le rapport de l'offre et de la demande de capital sous forme d'argent. Seule cette demande influe sur le taux d'intérêt. Donc un crédit accru, même s'il ne s'agit que de crédit de circulation, peut aller de pair avec un taux d'intérêt resté le même.

La circulation des traites n'est limitée que par la somme des transactions vraiment effectuées. Alors que le papier d'Etat peut être émis en quantités surabondantes, ce qui a pour résultat de faire baisser la valeur de chaque coupure prise a part, mais non celle de l'ensemble, les traites ne peuvent être tirées en principe que pour des affaires déjà conclues et ne sont par conséquent pas émises en quantités surabondantes. Si l'affaire est simulée, truquée, la traite est sans valeur. Toutefois, cette non-valeur d'une traite isolée n'affecte absolument pas la masse des autres.

Mais, que des traites ne puissent pas être émises en quantités excessives, cela ne prouve pas que la somme d'argent pour laquelle elles sont émises ne puisse pas être trop élevée. Si une crise se produit, entraînant une dépréciation générale des marchandises, les engagements de paiement ne peuvent être entièrement tenus. L'arrêt des transactions rend impossible la transformation de la marchandise en argent. Le fabricant de machines qui a compté sur la vente de sa machine pour payer la traite qu'il avait tirée pour l'achat de fer et de charbon ne peut maintenant plus la payer et ne peut pas non plus la compenser par une autre traite reçue de l'acheteur de sa machine. S'il ne dispose pas d'autres ressources, sa traite est maintenant sans valeur, bien qu'elle ait représenté, au moment où il l'a tirée, un capital-marchandises - le fer et le charbon qui lui ont servi à fabriquer sa machine206.

Le crédit de traites est du crédit pour la durée du processus de circulation et remplace le capital supplémentaire, qu'il faut conserver pendant le temps de circulation. Ce crédit de circulation, les capitalistes productifs se l'accordent eux-mêmes entre eux; c'est seulement quand les rentrées ne se font pas que de l'argent doit être mis à disposition par des tiers, les banques. De même, celles-ci interviennent quand la vente des marchandises qui sont la condition de la circulation des traites s'arrête, soit parce que ces marchandises sont momentanément invendables soit parce que les transactions sont interrompues pour des raisons spéculatives. Les banques ne font donc ici que compléter le crédit de traites.

Le crédit de circulation élargit ainsi la base de la production au-delà du capital-argent se trouvant entre les mains des capitalistes, qui ne constitue plus pour eux que la base de l'édifice de crédit, un fonds pour le règlement des traites et un fonds de réserve destiné à couvrir les pertes au cas où elles seraient dépréciées.

L'économie d'argent sera d'autant plus grande que les traites se compenseront davantage entre elles. Pour cela des installations spéciales sont nécessaires : les traites doivent être rassemblées et confrontées les unes avec les autres. Ces fonctions sont remplies par les banques. Ainsi l'économie d'argent devient d'autant plus grande que la même traite sert plus souvent de moyen de paiement. Mais la circulation de la traite pourra être d’autant plus étendue que sa capacité de paiement est plus sûre. L'estimation de crédit d’une traite, qui doit fonctionner comme moyen de circulation et de paiement, doit être connue. Cette fonction incombe également aux banques. Elles remplissent les deux fonctions en achetant les traites, ce qui revient à accorder elles-mêmes le crédit. Elles remplacent le crédit commercial par le crédit bancaire, autrement dit, leur crédit propre, en donnant des billets en échange de la traite et en remplaçant ainsi la traite commerciale et industrielle par leur propre traite. Car le billet de banque n'est en réalité qu'une traite sur le banquier, traite qu’on accepte plus volontiers que celle de l'industriel ou du commerçant. Le billet de banque repose par conséquent sur la circulation des traites. Si le papier d'Etat est garanti par le minimum socialement nécessaire des transactions commerciales, la traite par la transaction effectuée en tant qu'acte privé du capitaliste, le billet de banque est garanti par la traite, la promesse de paiement qui engage tout l'avoir des personnes ayant participé à l'échange. En outre, l'émission de billets est limitée par le nombre des traites escomptées, limitées elles-mêmes par le nombre des actes d'échange accomplis.

Le billet de banque n'est donc, à l'origine rien d'autre qu’une traite de la banque, qui remplace la traite des capitalistes productifs207. Avant l'époque de l'apparition des billets de banque, les traites circulaient, souvent pourvues de cent signatures, jusqu'à leur échéance, et réciproquement les billets de banque étaient établis à l’origine, à la façon des traites, pour les montants les plus différents et pas seulement pour des sommes rondes. Ils ne portaient même pas toujours le caractère de traites à vue. Autrefois, il n'était pas rare que des banques émissent des billets qui n'étaient payables ni à vue ni au lendemain du jour de leur présentation, mais au gré de la banque émettrice, auquel cas ils portaient intérêt jusqu’au jour du paiement208.

Un premier changement, qui ne supprime du reste pas les lois économiques, est introduit par l’intervention de l'Etat, dans le but de garantir la convertibilité de billet en limitant directement ou indirectement l'émission des billets de banque et en en faisant le monopole d'une banque placée sous le contrôle de l'Etat. Dans les pays où le papier d'Etat fait défaut et est limité à un montant inférieur au minimum social, le billet de banque prend la place occupée d'ordinaire par le papier d’Etat. Si, dans certaines périodes de crise, on impose au billet de banque un cours forcé, il devient lui-même par là papier d'Etat209. La réglementation artificielle de l’émission des billets échoue dès que les circonstances exigent une émis­sion de billets accrue. C'est ce qui se produit quand la crise entraîne l'effondrement du crédit, que l'argent-crédit d'un grand nombre de capitalistes privés (par conséquent un grand nombre de traites) perd de sa solidité et qu'il faut combler la place qu'il occupait dans la circulation par des moyens de circulation supplémentaires. La loi fait faillite et est violée, comme ce fut le cas récemment aux Etats-Unis, ou suspendue, comme les « actes de Peel » en Angleterre. Le fait qu'on accepte le billet de banque, alors que de nombreuses autres traites sont refusées, repose uniquement sur le crédit de la banque. Si celui-ci était ébranlé, lui aussi, il faudrait imposer le cours forcé des billets de banque ou procéder à l'émission directe de papier d'Etat. Car, dans le cas contraire, on devrait créer, comme lors de la dernière crise américaine, des moyens de circulation privés. Mais ce serait là un moyen beaucoup moins efficace pour combattre la crise monétaire aggravée par une législation défectueuse sur les billets de banque210.

Pas plus que les traites, on ne peut émettre en quantités surabondantes les billets de banque convertibles - et les billets non convertibles ne sont rien d'autre en fait que du papier d'Etat à cours forcé211. La circulation se débarrasse du billet de banque dont elle n'a plus besoin en le rendant à la banque. Comme elle se substitue aux traites, l'émission de billets de banque est soumise aux mêmes lois que la circulation de traites et s'étend parallèlement à celle-ci aussi longtemps que le crédit reste intact mais, en tant que moyen de paiement dont le crédit est resté inébranlé dans la crise, le billet de banque, de même que l'argent liquide, remplace la traite dès que la circulation des traites se contracte violemment du fait de la crise de crédit.

Au fur et à mesure du développement du système bancaire, où tout l'argent inactif afflue dans les banques, le crédit bancaire se substitue au crédit commercial, de telle sorte que de plus en plus toutes les traites ne servent pas dans leur forme initiale de moyen de paiement en circulant entre les capitalistes productifs, mais dans leur forme nouvelle de billets. La compensation et le règlement des soldes se font maintenant dans et entre les banques, une disposition technique qui accroît le cercle de la compensation possible et diminue encore le montant d'argent liquide nécessaire au règlement des soldes.

L'argent que jusque-là devaient conserver les capitalistes eux-mêmes pour régler le solde résultant de la compensation de leurs traites est maintenant devenu pour eux superflu; il est déposé dans les banques, qui s'en servent pour le règlement des soldes. D'où diminution de la partie du capital que les capitalistes productifs devaient conserver par devers eux sous forme de capital-argent.

Comme le banquier remplace la traite par son propre crédit, il a lui aussi besoin de crédit, mais seulement d'un petit capital propre sous forme d'argent en tant que fonds de garantie pour sa solvabilité. Ce que font ici les banques, c'est, en remplaçant le crédit inconnu par le leur propre, plus connu, permettre à l'argent-crédit de circuler en plus grande quantité. Elles permettent également par là de multiplier la compensation des engagements de paiement sur un espace plus vaste et aussi dans le temps élargissant ainsi l'édifice du crédit dans une mesure plus grande que n'aurait pu le faire la circulation des traites entre les capitalistes productifs eux-mêmes.

Mais il ne faut pas considérer doublement le capital que les banques, en escomptant les traites, mettent à la disposition des capitalistes productifs ; la plus grande partie des dépôts en banque appartient à la classe des capitalistes productifs qui, avec le développement du système bancaire, déposent dans les banques tout leur capital-argent disponible. Ce capital-argent constitue, nous l'avons vu, la base de la circulation des traites. Mais c'est le capital propre de la classe. Par l'escompte des traites, la classe en tant que telle ne reçoit pas un nouveau capital. On n’a fait que remplacer le capital sous une de ses formes d'argent (promesse de paiement de la banque et éventuellement argent liquide). Il ne s'agit que de capital-argent, dans la mesure ou il remplace un capital-marchandises déjà réalisé ; par conséquent, la somme d'argent est ici considérée du point de vue génétique. Mais, du point de vue purement fonctionnel, il ne s'agit toujours que d'argent - moyen de paiement ou d'achat.

Bien entendu, la substitution du crédit bancaire au crédit des capitalistes productifs peut également se faire sous d'autres formes. C'est ainsi que, dans les pays où existe un monopole des émissions de billets, les banques privées mettent leur crédit à la disposition des capitalistes productifs en « endossant » leurs traites, c'est-à-dire en y apposant leur signature, et en garantissant ainsi leur solvabilité. De cette manière, la traite bénéficie du crédit de la banque, ce qui accroît sa capacité de circulation comme si elle était remplacée par les billets de cette banque. On sait qu'une grande partie des transactions commerciales internationales se font à l'aide de ce genre de traites. En principe, entre des traites ainsi garanties et des billets émis par des banques privées, il n’y a aucune différence212.

Le crédit de circulation, dans le sens que nous venons d'employer, consiste par conséquent en la création d'argent-crédit. Il rend par là la production indépendante de la limite de la somme d'argent liquide existante, et par argent liquide nous entendons aussi bien les lingots de métal précieux, la monnaie d'or ou d'argent, que le papier d'Etat à cours forcé et la monnaie divisionnaire, dans la mesure où ils constituent le minimum de circulation socialement nécessaire.

Mais le crédit de circulation en tant que tel n'opère ni transfert de capital-argent d'un capitaliste productif à un autre, ni afflux d'argent d'autres classes (improductives) à la classe capitaliste pour être transformé par elle en capital. Si le crédit de circulation remplace par conséquent l'argent liquide, nous appelons crédit de capital le crédit dans sa fonction, laquelle consiste à transformer de l'argent, sous quelque forme que ce soit - argent liquide ou argent-crédit - d'argent inactif en capital-argent actif. Crédit de capital pour cette raison que ce transfert est toujours un transfert à ceux qui, par l'achat des éléments du capital productif, emploient l'argent en tant que capital-argent.

Nous avons vu au chapitre précédent comment, au cours du processus de production capitaliste, apparaît de l'argent libre, stocké, qui doit servir de capital-argent. Ce sont les sommes qui, liées momentanément par le processus de production, sont immobilisées momentanément, les sommes mises en réserve pour remplacer le capital fixe et la plus-value mise de coté, jusqu'à ce qu'elles soient devenues assez importantes pour l'accumulation. Ici, il y a trois choses à faire : d'abord, rassembler les sommes isolées jusqu'à ce que leur total soit devenu suffisant pour être employé d'une façon productive; ensuite, les mettre à la disposition des personnes appropriées; enfin, les mettre à leur disposition pour le temps qui convient.

Nous avons vu plus haut comment l'argent-crédit est né de la circulation. Maintenant, nous avons affaire à l’argent qui ne fonctionne pas; mais l'argent ne peut remplir qu'une fonction d'argent, et il ne peut la remplir que dans la circulation. C’est pourquoi le crédit ne peut rien faire d’autre dans cette fonction que mettre en circu­lation de l’argent qui ne circule pas.

Mais, en tant que crédit capitaliste, il ne le met en circulation que pour en tirer plus d'argent; il le met en circulation en tant que capital-argent pour le transformer en capital productif. Il accroît ainsi le volume de la production, accroissement que doit précéder l'accroissement du volume de la circulation, Celui-ci se produit sans l'intervention d’un argent nouveau, mais seulement par l'utilisation d’un argent ancien, mais inactif, à des fins de circulation.

Ici s'ensuit par conséquent de nouveau le besoin d'une fonction économique qui consiste à ressembler le capital-argent inactif et à le répartir ensuite.

Mais le crédit a ici un autre caractère que le crédit de circulation. Celui-ci fait que l’argent fonctionne comme moyen de paiement. Le paiement, pour une marchandise vendue, est crédité. De l’argent qui autrement devrait entrer dans la circulation, est épargné, parce qu'il est remplacé par de l’argent-crédit. Pour cette somme, de l’argent véritable est superflu, qui autrement devrait exister, D’un autre côté, on ne met à la disposition du capitaliste aucun nouveau capital. Le crédit de circulation ne fait que donner à son capital-marchandises la forme de capital-argent.

Tout autre est le crédit de capital. Il n'est que transfert d’une somme d'argent, que son possesseur ne peut pas employer comme capital, à quelqu'un qui peut l'employer en tant que tel. C'est là sa destination. Car, si elle n'était pas employée en tant que capital, sa valeur ne pourrait être maintenue et refluer. Mais, considéré socialement le retour de l'argent à son propriétaire est toujours nécessaire pour qu’on puisse le prêter avec sécurité. Il y a donc ici transfert d’argent, et non pas épargne d'argent, en général. Le crédit de capital consiste par conséquent en transfert d’argent qui, de capital inactif doit être transformé en capital actif213. Celui-ci n'épargne pas, comme le crédit de paiement, des frais de circulation, mais élargit, au moyen de la même somme d'argent, la fonction du capital productif.

La possibilité du crédit de capital découle ici des conditions de la circulation du capital-argent lui-même, découle du fait qu'à intervalles périodiques une certaine quantité d'argent, dans le circuit individuel du capital, est immobilisé. Une partie des capitalistes le déposent dans les banques, qui à leur tour le mettent à la disposition des autres.

Pour l'ensemble de la classe capitaliste, l'argent ne reste pas alors inactif : s'il est immobilisé quelque part comme trésor, le crédit le transforme immédiatement en capital-argent actif dans un autre processus de circulation. Ainsi se réduisent pour toute la classe les dimensions du capital-argent à avancer. Cette réduction découle du fait que les pauses de la circulation rendent ici l'argent transférable, ce qui permet d'éviter que l'argent reste immobilisé sous forme de trésor. Toute la classe capitaliste n'a besoin alors que de ne laisser immobilisée qu'une toute petite partie de l'argent en vue de remédier éventuellement aux irrégularités et aux perturbations de la circulation.

Nous avions affaire jusqu'ici aux capitalistes productifs (industriels et commerciaux) qui font leurs échanges, comme par exemple l'achat de moyens de production, à l'aide d'argent-crédit. Maintenant, le capitaliste productif devient capitaliste prêteur. Mais ce n'est que provisoirement, quand son capital-argent est au repos, en attendant d'être transformé en capital productif, Et, de même qu'à un certain moment il prête à un autre, il emprunte à un deuxième capitaliste productif. Ce caractère de capitaliste prêteur n'est d'abord que provisoire et c'est seulement avec le développement du système bancaire qu'il devient la fonction essentielle de ce système.

Le capital-argent fonctionne par l'intermédiaire du crédit en plus grande quantité que sans lui. Le crédit a pour effet de réduire le capital inactif au minimum nécessaire pour empêcher des perturbations ou tout autre changement imprévu dans le processus de circulation du capital. L’immobilisation du capital-argent pendant un certain temps au cours du processus de la circulation du capital individuel, le crédit s'efforce ainsi de la supprimer pour l'ensemble du capital social.

Il s'ensuit que la constitution de dépôts en banque du capital productif, de même que leur retrait, obéissent à certaines lois qui découlent de la nature de la circulation du capital productif, de sa durée. Reconnaître ces lois, c'est ce qu’enseigne aux banques l'expérience, qui leur indique le minimum de dépôts à ne pas dépasser en temps normal et leur permet de le maintenir à la disposition des capitalistes productifs.

Le « chèque » est le rapport direct au dépôt, tandis que la traite ne doit s'y rapporter que virtuellement. Le chèque se rapporte au dépôt individuel, la traite à celui de la classe tout entière. Car ce sont d'abord ses propres dépôts qui, dans l'escompte des traites, sont mis a la disposition de la classe capitaliste et, quand les paiements pour les traites arrivées à échéance ont lieu et que par conséquent les rentrées d'argent pour les marchandises vendues se produisent effectivement, reviennent toujours dans les banques en qualité de dépôts. Si les rentrées d'argent diminuent, si les recouvrements des traites baissent, les capitalistes doivent avoir à leur disposition du capital supplémentaire. Ils réduisent alors leurs dépôts et par conséquent le fonds sur lequel leurs traites sont escomptées. A ce moment-là, la banque doit intervenir, escompter les traites avec son propre crédit mais, comme la base de la circulation des traites, à savoir les dépôts, a diminué et que leur liquidité est amoindrie, elle ne peut pas sans danger accroître son propre crédit. Le ralentissement des rentrées a dans ce cas provoqué une demande accrue de crédit bancaire et, comme ce dernier n'est pas extensible à volonté, de capital bancaire, c'est-à-dire de capital de prêt. Ce qui se traduit par la hausse du taux d'intérêt. La fonction de la traite en tant que crédit d'argent s'est réduite. L'argent doit ici se substituer à lui et, du fait qu'on le retire des banques, il en résulte une demande accrue de capital-argent. Nous avons ici par conséquent diminution des dépôts avec une circulation de traites en volume égal ou même croissant et un taux d'intérêt plus élevé.

Que la somme des dépôts soit plusieurs fois plus importante que la somme d'argent liquide existante est déjà clair. L'argent métallique passe par toute une série de circuits et constitue en même temps la base de la circulation de l'argent-crédit. Chacun de ces circuits d'argent liquide ou d'argent-crédit peut se traduire par un dépôt chez le banquier. Ce qui fait que la somme des dépôts peut dépasser d'autant plus la somme d'argent liquide que le nombre des circuits de l'argent, y compris l'argent-crédit, est plus grand.

A dépose 1 000 marks à la banque. Celle-ci prête ces 1 000 marks à B. Ce dernier s'en sert pour payer une dette à C, lequel dépose à son tour ces 1 000 marks à la banque, qui les prête à nouveau, et ainsi de suite. « Les dépôts ... jouent un double rôle. D'une part, ils sont... prêtés comme capital rapportant intérêt et ne se trouvent par conséquent pas dans les coffres des banques, mais figurent seulement dans leurs livres comme avoirs des déposants. D'autre part, ils fonctionnent comme de simples inscriptions sur un registre, dans la mesure où les avoirs réciproques des déposants se compensent mutuellement par des chèques sur leurs dépôts et s'inscrivent l'un contre d'autre, la question étant indifférent de savoir si les dépôts se trouvent chez le même banquier, de telle sorte que le dernier inscrive les différents comptes les uns contre les autres, ou dans plusieurs banques, qui dans ce cas échangent leurs chèques en ne réglant que les différences214. »

D'après ce qui précède, la banque a agi d’abord en tant qu'intermédiaire du rapport de paiement, qu’elle élargit par la concentration des paiements et la compensation de leurs différences locales; ensuite elle a transformé le capital-argent inactif en capital-argent actif, qu’elle a rassemblé, stocké, réparti, et par là réduit au minimum nécessaire à la circulation du capital social.

Elle exerce enfin une troisième fonction en rassemblant, sous forme d'argent le revenu de toutes les autres classes et en les mettant à la disposition de la classe capitaliste en tant que capital-argent. Les capitalistes voient donc affluer vers eux, en plus de leur propre capital-argent, que gèrent les banques, l'argent immobilisé de toutes les autres couches sociales...

Pour pouvoir remplir cette fonction, les banques doivent le plus possible rassembler, stocker et mettre ensuite à la disposition des capitalistes productifs tout l’argent qui reste immobilisé dans les mains de leurs propriétaires. Pour cela, le meilleur moyen est de donner un intérêt sur les dépôts et d'installer des succursales pour recevoir ces dépôts. Cette prétendue décentralisation, prétendue parce qu'elle est d'ordre purement géographique et non économique, réside ainsi dans la nature même de la fonction bancaire, qui est de transférer dans la production les capitaux inactifs.

Le capital-argent que les banques mettent a la disposition des capitalistes industriels peut être employé par ceux-ci de deux manières à l'élargissement de la production : on peut demander du capital-argent pour le transformer, soit en capital circulant, soit en capital fixe. La différence est importante à cause de la façon différente dont se font les rentrées. Du capital-argent, avancé pour l'achat de capital circulant, reflue de la même manière, c'est-à-dire que sa valeur, une fois terminée la période de transformation est entièrement reproduite et transformée de nouveau sous forme de capital-argent. Il en est autrement lorsque du capital-argent est avancé pour être transformé en capital fixe. Ici, l’argent ne rentre que peu à peu pendant une longue série de périodes de transformation et reste immobilisé pendant tout ce temps. Cette sorte différente de reflux détermine ainsi une sorte différente d’immobilisation de l'argent de la banque. Celle-ci a investi son capital dans l'entreprise capitaliste et participe ainsi au sort de cette entreprise. Cette participation est d'autant plus solide que le capital bancaire fonctionne d’avantage comme capital fixe dans l'entreprise. En face du commerçant, la banque est beaucoup plus libre qu'en face de l'entreprise industrielle. Avec le capital du commerçant ce qui entre surtout en ligne de compte c'est le crédit de paiement. C'est ce qui explique pourquoi les relations entre capital commercial et capital bancaire se roulent, nous le verrons, tout autrement qu'entre ce dernier et le capital industriel.

Les formes dans lesquelles le capital bancaire, y compris les fonds étrangers, dans les dimensions mentionnées plus haut, est mis à la disposition des capitalistes producteurs sont variées : dépassement de leurs propres dépôts, ouverture de crédit et de comptes courants. Leur distinction n’est d’aucune importance fondamentale; ce qui compte c’est à quoi les fonds sont employés : placement de capital fixe ou de capital circulant215.

Mais cette fixation de capital exige aussi par ailleurs un plus grand capital propre des banques, qui sert de fonds de réserve et de garantie pour le retrait des sommes mises en dépôt. Les banques d'affaires doivent par conséquent toujours disposer d'un capital considérable, contrairement aux banques de dépôts. C'est ainsi qu'en Angleterre la proportion du capital-actions déposé par rapport aux obligations de la banque est extrêmement faible : « A la London and Country Bank, cette proportion était en 1900 de 4,38 %216. » C’est ce qui explique l'importance des dividendes versés par les banques anglaises de dépôts.

Au début du développement, le crédit se fait principalement à l’aide de traites; c'est du crédit de paiement que les capitalistes productifs, industriels et commerciaux, se font mutuellement; le résultat en est l'argent-crédit. Si le crédit est concentré dans les banques, le crédit de capital l’emporte de plus en plus sur le crédit de paiement. En outre, le crédit que les industriels se font entre eux peut revêtir différentes formes. Les industriels gardent à la banque tout le capital qu'ils possèdent sous forme d'argent. Peu importe s'ils se font mutuellement du crédit à l'aide de traites ou s'ils s'accordent mutuellement des bons sur leur crédit bancaire. Les crédits bancaires peuvent se substituer au crédit par traites, d'où une diminution de la circulation des traites. A la traite industrielle et commerciale s'est substituée la traite bancaire, laquelle repose sur une obligation de l'industriel vis-à-vis de la banque217.

Cette évolution du crédit de paiement au crédit de capi­tal a un caractère international. Au début, l'Angleterre - nous laissons ici de côté la position analogue du capitalisme hollandais par rapport à l'anglais à l'époque du capitalisme primitif - accorde aux pays étrangers qui achètent les produits anglais principalement du crédit commercial, tandis qu'elle règle ses propres achats, dans une proportion plus grande, au comptant. Aujourd’hui, il en est autrement : le crédit n'est pas accordé uniquement ou en premier lieu pour les transactions commerciales, donc en tant que crédit commercial, mais pour des placements de capitaux. On cherche à s'emparer de la production étrangère au moyen de crédit de capital, et ceux qui louent ce rôle ne sont pas les pays les plus industrialisés (Etats-Unis, Allemagne), mais des pays comme la France, la Belgique et la Hollande, laquelle on le sait, a déjà financé le capitalisme anglais au XVIIe et XVIIIe siècles. L'Angleterre occupe ici une position intermédiaire. D'où la différence des mouvements d'or dans les banques centrales de ces pays. Le mouvement d'or de la Banque d'Angleterre sert d'indice pour les conditions internationales de crédit du fait que Londres est depuis longtemps le seul marché de l'or tout à fait libre et que par conséquent c'est là qu'est concentré le commerce de l'or. En France, la politique des primes d'or, en Allemagne certaines pressions exercées par la direction de la Reichsbank, empêchent le mouvement complètement libre de l'or. Le mouvement anglais de l'or, du fait que le crédit que fournit l'Angleterre est encore essentiellement du crédit commercial, dépend de l'état de l'industrie et du commerce, Les dispositions de la Banque de France avec son immense encaisse d'or et ses engagements commerciaux relativement faibles, sont beaucoup plus libres. C’est elle qui, vient au secours de la Banque d'Angleterre quand celle-ci est secouée par des ébranlements du crédit commercial.

Cette indépendance relative du crédit à l'égard du crédit commercial est importante, parce qu'elle signifie une certaine supériorité pour le banquier. Chaque commerçant et industriel a certaines obligations de crédit qui doivent être remplies à un certain moment. Mais lui-même, pour pouvoir les remplir, dépend aujourd’hui des dispositions de son banquier, qui, en restreignant son crédit pourrait éventuellement le mettre dans l'impossibilité de le faire. Aussi longtemps que la masse principale du crédit était du crédit commercial et les banquiers essentiellement des marchands de traites, ce n'était pas le cas. Là, le banquier dépendait lui-même plutôt de la marche de l'affaire du paiement des traites; il lui fallait éviter le plus possible de réduire le crédit qui lui était demandé, aussi longtemps que cela marchait plus ou moins bien, car autrement il pouvait détruire tout le crédit des traites, d'où une grande tension de son propre crédit jusqu'à l'hypertension et le krach. Aujourd’hui, ou le crédit commercial ne joue plus ce rôle, tenu maintenant par le crédit de capital, la banque est beaucoup mieux en mesure de contrôler la situation.

Un certain développement du crédit étant donné, l'utilisation, du crédit pour l'entreprise capitaliste devient une nécessité qui lui est imposée par la concurrence. Car, pour le capitaliste individuel, l'utilisation du crédit signifie un accroissement de son taux de profit. Si le taux de profit moyen, représente 30 %, le taux d'intérêt 5 %, un capital de 1 million de marks donnera un profit de 300 000 marks. (Sur ce profit, dans les calculs du capitaliste, 250 000 marks seront inscrits comme bénéfice de l'entrepreneur, 50 000 marks comme intérêt pour son capital). S'il réussit à obtenir un deuxième million, il aura un profit de 600 000 marks, moins 50 000 marks qu’il devra payer comme intérêt pour le deuxième million, soit un gain de 550 000 marks. Son bénéfice d’entrepreneur s'élevé maintenant à 500 000 marks, bénéfice qui, calculé après comme avant sur son propre capital de 1 million de marks, représente par conséquent un taux de profit de 50 %, contre l'ancien de 25 % Si son capital agrandi, de même que l'extension de la pro­duction, lui permettent de produire à meilleur marché, son gain augmentera encore. Si les autres capitalistes ne peuvent pas utiliser le crédit dans les mêmes proportions ou ne le peuvent qu'à des conditions plus dures, il pourra réaliser un surprofit.

Si la situation du marché est défavorable, l'avantage que procure l'utilisation du crédit se manifeste d'une autre manière. Le capitaliste qui utilise du capital étranger peut ramener ses prix, pour les dimensions ou il utilise du capital emprunté, au-dessous du coût de production (prix de revient plus profit moyen) Jusqu’à r + i (prix de revient, plus intérêt), de telle sorte qu'il lui est possible de vendre la totalité de ses marchandises au-dessous de leur coût de production sans diminuer son profit sur son propre capital. Il sacrifie seulement le bénéfice de l'entrepreneur sur le capital qui ne lui appartient pas, non le profit sur son capital propre. L'utilisation du crédit lui procure ainsi, dans les périodes de basse conjoncture, un avantage dans la lutte des prix, avantages qui croît en proportion du crédit utilisé, Ainsi le capital leur appartenant en propre, qu'utilisent les capitalistes productifs, n'est pour eux que la base d'une entreprise qui, à l'aide, du capital emprunté, s'étend au-delà des limites de ce capital propre218. L'accroissement du bénéfice de l'entrepreneur par l’utilisation du crédit est le même pour le capitaliste individuel que pour son propre capital. Il n'affecte en rien le niveau du taux de profit moyen social. Mais il augmente naturellement la masse du profit et, par là, le rythme de l'accumulation, En lui permettant d'accroître la production, la force productive du travail, il procure aux capitalistes qui peuvent utiliser le crédit les premiers ou sur une échelle plus vaste que d'autres un surprofit pour, dans une phase ultérieure du développement, grâce aux progrès réalisés vers une meilleure composition du capital, liés généralement à l'extension de la production, réduire le taux de profit. L'accroissement du bénéfice de l'entrepreneur pousse le capitaliste individuel à faire de plus en plus appel au crédit. Appel facilité par le stockage de tout le capital-argent dans les banques. Cette tendance, née dans l’industrie, doit réagir à son tour sur la façon dont les banques accordent leur crédit.

Le renforcement de la tendance au crédit a d'abord pour résultat de faire demander du crédit pour le capital circulant : une partie de plus en plus importante du capital appartenant en propre à l'entrepreneur est transformée en capital fixe, tandis que pour une partie considérable du capital circulant on fait appel à des capitaux étrangers. Mais, plus s’accroît l'échelle de la production, et par conséquent la partie du capital fixe, plus se manifeste la tendance à limiter le crédit au capital circulant. Toutefois, si l’on a besoin de crédit également pour le capital fixe, les conditions dans lesquelles il est accordé changent du tout au tout. Le capital circulant est, après une période de transformation, revenu sous forme de capital-argent, alors que le capital fixe en revanche, ne revient que peu à peu, au cours d’une série de périodes de transformation et au fur et à mesure de son usure progressive, sous forme d'argent. Du capital-argent, qui a été transformé en capital fixe, est ainsi lié pour une longue période, il doit être avancé pour longtemps. Mais les capitaux de prêt qui ont été mis à la disposition de la banque doivent pour la plupart pouvoir être remboursés à tout moment. On ne peut donc en prêter qu'une partie seulement pour être transformé en capital fixe, celle qui reste assez longtemps entre les mains de la banque. Ce qui n'est le cas d'aucun capital de prêt individuel. Mais, sur la totalité du capital de prêt, il y en a toujours une grande partie entre les mains de la banque, une partie dont la composition change constamment mais qui n’en existe pas moins. C’est cette partie restée a la disposition des banques que celles-ci peuvent prêter pour qu’elle soit transformée en capital fixe Tandis que le capital individuel n'est pas propre, sous la forme de simple capital de prêt, à servir de placement en tant que capital fixe - car il cesse par là d'être du capital de prêt et devient une partie du capital industriel, le capitaliste lui-même devenant, de capitaliste prêteur, un capitaliste industriel -, cette partie, qui est toujours à la disposition de la banque, est propre à être transformée en capital fixe. Elle sera, d'une part, d'autant plus grande, et d’autre part, d'autant plus constante, que le capital global à la disposition de la banque est plus important. C'est pourquoi la banque qui met à disposition du capital fixe doit déjà avoir une certaine extension, qui doit croître avec l'expansion des entreprises industrielles et même croître plus rapidement qu'elles. En outre, une banque ne pourra jamais participer à une seule entreprise, mais aura tendance à répartir son risque sur plusieurs entreprises. Et elle y sera poussée par le fait qu'ainsi les remboursements de ces avances se feront d'une façon plus régulière.

Mais, avec cette sorte de crédit, la position des banques vis-à-vis de l'industrie change. Tant que les banques ne font que servir d'intermédiaires pour les paiements, seul les intéresse en fait l'état momentané de l'entreprise, sa solvabilité du moment. Elles endossent les traites qui, après cet examen, leur paraissent bonnes, versent des avances sur marchandises sur les actions qui, d’après l’état momentané du marché, peuvent être vendues à des prix normaux. Leur vrai champ d'action est donc davantage le capital commercial que le capital industriel et en outre la satisfaction des besoins de la Bourse. De même, ses rapports avec l'industrie concernent moins le processus de production proprement dit que les ventes des industriels aux gros commerçants. Il en est autrement quand la banque met à la disposition des industriels du capital de production. Car, ce qui l'intéresse alors, ce n'est plus l'état actuel de l'entreprise et les prévisions sur l'état futur du marché. L'intérêt qu'elle porte à une entreprise n'est plus momentané mais durable, et plus est important le crédit qu’elle lui a accordé, plus surtout la partie du capital de prêt transformé en capital fixe l'emporte, plus cet intérêt est grand et durable.

Mais en même temps s'accroît l'influence de la banque sur l'entreprise.

Tant que le crédit n'était que passager et que par conséquent l'entreprise ne recevait de la banque que son capital circulant, il était relativement facile de rompre ce lien. Une fois écoulée la période de transformation, l’entreprise pouvait rembourser les sommes prêtées et chercher un autre donneur de crédit. Il n'en est plus de même quand une partie du capital fixe provient elle aussi du crédit. La dette, dans ce cas, ne peut être remboursée qu'au bout d'un temps très long. L’entreprise reste liée à la banque. Mais, dans cette situation, la banque est, en règle générale, des deux partenaires, le plus fort. Elle dispose toujours de capital sous sa forme liquide, toujours prête, de capital-argent. L'entreprise, elle, est obligée d'attendre la retransformation de la marchandise. Si le processus de la circulation s'arrête ou si les prix de vente baissent, du capital supplémentaire est nécessaire, qu'on ne peut se procurer qu'au moyen du crédit. Car, avec l’extension du système du crédit, le volume du capital de chaque entreprise est réduit au minimum, et la moindre nécessité se présentant brusquement d'un accroissement de moyens liquides exige une opération de crédit, dont l'échec pourrait signifier la banqueroute pour l'entreprise. C'est le fait de disposer de capital-argent qui donne à la banque la suprématie sur l'entreprise, dont le capital est fixe en tant que capital de production ou capital-marchandises. A quoi il faut ajouter la supériorité du capital de la banque, qui la rend relativement indépendante de la transaction isolée, alors que pour l'entreprise tout dépend peut-être de cette transaction. Réciproquement, la banque peut, dans certains cas, être si fortement engagée dans une entreprise que son sort est lié au sien et qu'elle doit par conséquent se plier à toutes ses exigences. C'est en général la supériorité du pouvoir du capital, en particulier l'accroissement du capital-argent mis à sa disposition, qui décide de la dépendance économique au sein d'un rapport de débiteur à créancier.

Ce rapport nouveau à l'égard de l'industrie renforce toutes les tendances qui avaient déjà mené de la technique du système bancaire à la concentration. Une étude de ces tendances doit ici également distinguer les trois fonctions des banques, qui s'expriment dans le crédit de paiement (par conséquent la circulation des traites), le crédit de capital et, nous le verrons plus loin, les émissions d'actions.

Pour la circulation des traites, ce qui est déterminant, c'est avant tout l'extension des relations internationales. Elle exige un vaste réseau de relations étrangères. Ensuite, la plus longue durée de circulation de la traite étrangère met dans l'obligation de pouvoir utiliser éventuellement des moyens plus importants. Troisièmement, le règlement des traites par compensation fait apparaître ici des différences plus grandes. Le commerce des devises exige par conséquent une vaste et puissante organisation. « Ce qu'il y a de caractéristique ici, c'est que déjà la technique d'une banque déterminée qui, pour une industrie florissante, est d'une importance de plus en plus grande, fait naître à elle seule une tendance à la concentration. La traite, issue de la production industrielle, traite sur une firme étrangère ou sur une firme nationale, destinée essentiellement au paiement de matières premières et de produits fabriqués, exige une organisation bancaire suffisamment ramifiée pour régler la circulation des traites en gros, spécialement avec l'étranger, mais aussi pour examiner la sécurité de chaque traite en particulier, c'est-à-dire de grandes banques ayant de nombreuses relations étrangères et des filiales nationales. Certes, la traite sert à l'industrie essentiellement pour le paiement et la création de crédit de paiement ; l'institut qui accorde ce crédit ne reçoit encore par là aucune possibilité d'intervenir d'une façon suivie et méthodique dans les industries qui reçoivent le crédit; ici, les relations entre la banque et l'industrie ne vont pas au-delà de l'examen nécessaire de la solvabilité du preneur de crédit et du taux de l'escompte219.

Pour pouvoir mener d'une façon lucrative les affaires de traites étrangères, il faut aussi que l'arbitrage des traites y soit lié étroitement. Pour cela il faut, d'une part, des relations étendues, de l'autre, de gros moyens financiers. Car les opérations d'arbitrage, pour être lucratives, doivent être menées rapidement et sur une grande échelle. Cette affaire d'arbitrage de traites consiste en ceci que par exemple, aux jours où à Londres la demande de traites sur Paris est plus grande que l'offre et les cours des traites correspondants n'en attirent de la part de firmes qui n’ont ni argent ni crédit en France, cette conjoncture est utilisée en tirant des traites sur Paris, que la firme sur laquelle on les a tirées garde sur place jusqu'à ce que se présente une occasion favorable de ramener les sommes en Angleterre220.

La gestion du crédit de capital se traduit dans l’importance accrue du mouvement des comptes courants221. « Cette importance en ce qui concerne les rapports, des banques avec l'industrie s'explique par trois raisons : 1°) par l’influence qu'il exerce sur le développement d’une entreprise, il crée un état de dépendance à l'égard des donneurs de crédit ; 2°) le caractère social du crédit bancaire industriel, plus encore que les affaires de crédit jusqu’ici mentionnées, influe sur l'organisation du système bancaire ; ... la concentration des banques, les relations particulières avec l'industrie ... exigent de nouveaux principes, une autre connaissance de l'industrie de la part des directeurs de banque; 3°) enfin, le mouvement des comptes courants industriels constitue le pivot de toutes les affaires de la banque avec l'industrie; l'activité de fondation et d’émission, la participation directe à des entreprises industrielles, à la direction des entreprises en qualité de membre du conseil d'administration, sont en de très nombreux cas vis-à-vis du crédit bancaire en rapport étroit de cause à effet. » D'un autre côté, le registre du compte courant est « un bon moyen pour la banque de juger et de contrôler l'entreprise industrielle; des transactions régulières signifient une bonne marche des affaires222 ». Grâce à ces rela­tions régulières, la banque acquiert une connaissance exacte de l'entreprise, connaissance qui, sous un autre rapport, par exemple pour les affaires de Bourse, peut lui être très utile. En outre, le danger de crédits excessifs exige une stricte surveillance de l'entreprise industrielle, dont la première condition est que celle-ci ne travaille qu'avec une seule banque.

Si donc la fonction de la banque en tant que fournisseur de crédit exige, au fur et à mesure du développement de l'industrie, une concentration croissante du capital bancaire, il en est de même de sa fonction en tant qu'institut d'émission. En premier lieu, c'est dans les affaires qui donnent le plus de bénéfices que se fait sentir le plus fortement la supériorité d'une grande banque; elle fait le plus d'affaires, les plus grosses et les meilleures. Plus grande est la banque, plus grande la sécurité de ses émissions. Elle pourra en placer la plus grande partie auprès de ses propres clients. Mais il faut qu'elle soit en mesure de se procurer les sommes de plus en plus considérables que cela exige. Dans ce but, elle doit posséder des capitaux importants et exercer une grande influence sur le marché.

La grande banque peut attendre le moment propice pour la vente, elle peut, grâce au capital dont elle dispose, préparer la Bourse, et elle est en mesure, ensuite, de dominer l'évolution des cours des actions et de protéger ainsi le crédit de l'entreprise. Les exigences auxquelles doit répondre le pouvoir d'émission des banques grandissent au fur et à mesure du développement de l'industrie. La mobilisation du capital ne demande plus pour l'extension de production qu'une condition : la possession des moyen techniques nécessaires. En outre, elle supprime pour l'élargissement des entreprises la dépendance à l'égard des bénéfices de ces entreprises et permet, aux époques de haute conjoncture, des élargissements souvent brusques exigeant des interventions rapides de gros capitaux. Ces capitaux, elle ne peut se les procurer que là où ils se trouvent accumulés en grandes quantités, c'est-à-dire dans les banques, et elle doit de nouveau leur laisser le soin de rassembler ces capitaux sans ébranler le marché monétaire. Cela, la banque ne peut le faire que si le capital qu'elle dépense lui revient rapidement ou si les échanges ne se font que par un simple jeu d'écritures, ce qui se produira d'autant plus que les actions seront acquises par ses propres clients, qui en versent le montant à la banque en le prenant sur leurs dépôts et diminuent ainsi le passif.

Ainsi, de la technique elle-même naissent les tendances qui agissent également sur la concentration des banques, comme celle-ci agit sur la concentration industrielle, laquelle est la cause première de la concentration bancaire.

CHAPITRE VI - LE TAUX D'INTERET

Ce qui caractérise la production capitaliste, c'est la capacité pour chaque somme d'argent de fonctionner comme capital, par conséquent de donner un profit. Mais il faut pour cela qu'elle soit mise à la disposition du capitaliste productif. « Supposons que le taux de profit moyen annuel est de 20 %. Une machine d’une valeur de 100 livres sterling donnerait alors, employée comme capital dans des conditions moyennes d’intelligence et d'activité, un profit de 20 livres sterling. Une personne, par conséquent qui a 100 livres sterling à sa disposition, a dans sa main le pouvoir d’en faire, avec 100 livres, 120, ou de produire un profit de 20 livres sterling. Si cette personne confie pour un an ces 100 livres sterling à une autre, qui les utilise vraiment comme capital, elle lui donne le pouvoir de produire 20 livres sterling de profit, une plus-value qui ne lui coûte rien et pour laquelle il ne paye aucun équivalent. SI cette deuxième personne paye à la fin de l’année au propriétaire de ces 100 livres sterling, disons 5 livres sterling, c’est-à-dire une partie du profit produit, il paye ainsi la valeur d'usage des 100 livres sterling, c'est-à-dire la valeur d'usage de sa fonction de capital, de la fonction qui consiste à produire 20 livres sterling de profit. La partie du profit qu’il lui paye s'appelle intérêt, ce qui n’est par conséquent rien d’autre qu'un nom spécial, une rubrique spéciale pour une partie du profit, que le capital fonctionnant comme tel doit, au lieu de la mettre dans sa poche, payer au propriétaire du capital.

Il est clair que la possession de 100 livres sterling donne à son propriétaire le pouvoir d'obtenir l'intérêt, une certaine partie du profit produit par son capital. S'il ne confiait pas a un autre les 100 livres sterling, celui-ci ne pourrait pas produire le profit et d'une façon générale pas agir comme capitaliste en rapport avec ces 100 livres sterling223 »

Du fait que le propriétaire prête son argent, ce dernier fonctionne pour lui comme capital, capital de prêt, puisque au bout d'un certain temps il lui revient accru. Mais le capital ne se met en valeur que dans le processus de production par l'exploitation de la force de travail, appropriation de travail non payé. C'est pourquoi le capital-argent du capitaliste prêteur doit devenir le capital-argent du capitaliste productif, pour se mettreen valeur dans le processus de production, pour produire du profit. Celle-ci est maintenant partagé: une partie revient, en tant qu’intérêt, au capitaliste prêteur, l'autre reste entre les mains du capitaliste productif. Comme l'intérêt est, dans les circonstances normales, une partie du profit, le profit est la plus haute limite possible de l'intérêt. Et c'est le seul rapport entre le profit et l'intérêt. En revanche, l'intérêt n'est pas une partie déterminée d'une manière quelconque, fixe, du profit. Le taux de l'intérêt dépend de la demande et de l'offre du capital de prêt. On peut imaginer une société capitaliste, avec les principes qui la caractérisent, même dans l'hypothèse où possesseurs d'argent et capitalistes productifs seraient confondus, où, en d'autres termes, tous les capitalistes productifs disposeraient en même temps du capital-argent nécessaire. Dans ce cas, Il n'y aurait pas d’intérêt. En revanche, la production capitaliste est impensable sans production de profit ; les deux signifient au contraire la même chose. La création de profit est la condition comme le but de la production capitaliste. Sa production, la production de la plus-value qui est incorporée dans le surproduit, est objectivement déterminée ; le profit découle directement du rapport économique : le rapport du capital, la séparation des moyens de production et du travail et l'antagonisme du capital et du travail salarié. Son importance dépend de la nouvelle valeur que la classe ouvrière produit avec les moyens de production existants et du partage de cette nouvelle valeur entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, qui est déterminée à son tour par la valeur de la force de travail. Nous n’avons affaire ici qu’à des facteurs déterminés objectivement.

Il en est autrement de l'intérêt. Celui-ci découle du fait - purement accidentel par rapport à ce qui constitue l'essence même du capitalisme, à savoir la séparation des moyens de production et du travail - que les capitalistes productifs ne sont pas les seuls possesseurs de l'argent, et qu'ensuite, dans le mouvement circulaire de capital individuel, tout le capital-argent n'est pas occupé à chaque ins­tant, une partie de ce capital restant momentanément inactif. Ce sont les fluctuations de la demande par les capitalistes productifs de ce capital-argent qui déterminent la part du profit que les capitalistes prêteurs peuvent s’approprier224.

Mais si l'intérêt dépend de l'offre et de la demande du capital-argent, reste à savoir par quoi elles sont déterminées. D'un côté il y a l’argent momentanément inactif, mais qui cherche à s’employer, de l’autre il y a le besoin d'argent des capitalistes productifs, qui veulent transformer ce capital-argent immobilisé en capital productif. Cette distribution est assurée par le crédit de capital dont l'Etat Cette détermine le taux d'intérêt. A chaque moment, la société capitaliste a à sa disposition une somme d'argent quantitativement donnée, qui représente l’offre, et au même moment, de l’autre côté, un besoin donné de capital-argent chez les capitalistes productifs, besoin provoqué par l’extension de la production et de la circulation. Il s’agit ici par conséquent de deux grandeurs à chaque moment déterminées qui se rencontrent en tant qu’offre et demande sur le marché de l’argent et déterminent le « prix de location de l’argent », le taux d’intérêt. Cette détermination n’offre d’ailleurs aucune difficulté : celle-ci provient uniquement de l’analyse de la variation du taux d’intérêt.

Il est clair tout d'abord qu’une extension de la production et, par là, de la circulation signifie une demande accrue de capital-argent. Celle-ci devrait par conséquent, si l'offre restait la même, entraîner une hausse du taux d’intérêt. Mais la difficulté apparaît du fait que l’offre, elle aussi, varie en même temps que la demande et précisément à la suite de l’augmentation de celle-ci. Si nous considérons la quantité d’argent constituant l’offre, nous voyons qu’elle se compose de deux parties, d’une part l’argent liquide existant, d’autre part l’argent-crédit. Or, nous avons vu en analysant le crédit de circulation que l’argent-crédit constitue un facteur variable qui s’étend au fur et à mesure de l'extension de la production. Mais celle-ci signifie une demande accrue de capital-argent; cette demande accrue trouve également une offre accrue fournie par l'argent-crédit accru par suite de l'extension de la production. Une modification du taux d'intérêt n'interviendra par conséquent que si le changement dans la demande du capital-argent est plus fort que celui de l'offre, c'est-à-dire qu'il y aura une hausse du taux d'intérêt si la demande de capital-argent croît plus vite que l'augmentation de l'argent-crédit. Quand sera-ce le cas? Tout d'abord, une augmentation de l'argent-crédit exige une augmentation de la masse d'argent liquide nécessaire en tant que réserve pour le paiement de l'argent-crédit. D'autre part, avec la circulation de l'argent-crédit croit aussi la partie de la masse d'argent liquide qu'il faut conserver pour le règlement du solde restant à payer après compensation. En outre, avec l'extension de la circulation croissent aussi les transactions où l'argent-crédit ne joue qu'un rôle insignifiant; les sommes nécessaires pour le paiement des ouvriers et le règlement des achats et des ventes dans le commerce de détail consistent en majeure partie en argent liquide. Ainsi diminuent les sommes disponibles pour les prêts, parce qu'une partie de l'argent liquide est nécessité par ces autres fonctions. Enfin, l'augmentation de l'argent-crédit restera au-dessous des besoins de la production et de la circulation accrues dès qu'à la fin d'une période de prospérité il se produit un arrêt ou un ralentissement de la vente des marchandises.

Car cela signifie que les traites qui sont tirées contre les marchandises ne se compenseront plus et que tout au moins leur durée de circulation se prolonge. Mais, si les traites échues ne se compensent pas, elles doivent être payées en argent liquide. L'argent-crédit (par conséquent les traites ou les billets à ordre qui les remplacent) ne peut plus remplir dans les mêmes dimensions que précédemment les fonctions d'argent consistant à assurer la circulation des marchandises. La nécessité où l'on est de les payer crée une demande accrue d'argent liquide. L'argent-crédit fonctionnant vraiment a donc diminué, tandis que pour le remplacer la demande d'argent liquide augmente ; c'est cette demande qui provoque la hausse du taux d'intérêt.

Si par conséquent le montant absolu du taux d'intérêt dépend de l'état du crédit-argent, de même les variations dépendent surtout de l'état du crédit de circulation. L'analyse approfondie de ces variations ressort de l'étude des fluctuations de la conjoncture industrielle et sera donnée par conséquent en liaison avec celle-ci.

« Les variations du taux d'intérêt (abstraction faite de celles qui se produisent au cours de longues périodes ou de la différence du taux d'intérêt dans différents pays; les premières sont déterminées par des variations dans le taux de profit général, les secondes par des différences dans les taux de profit et dans le développement du crédit) dépendent de l'offre du capital de prêt, (toutes autres circonstances, état de la confiance, etc., étant supposées les mêmes), c'est-à-dire du capital qui est prêté sous forme d'argent, monnaie dure et billets, à la différence du capital industriel, que se prêtent en tant que tel, sous forme de marchandises, au moyen du crédit commercial, les agents reproductifs eux-mêmes225»

Nous ne sommes pas entièrement d’accord avec ce qui précède. Marx fait dépendre les variations du taux d’intérêt de l'offre du capital, qui est prêté sous forme d'argent, monnaie dure et billets. Mais la question reste de savoir quel peut être le montant des billets. Pour l'Angleterre, dont Marx a manifestement en vue les conditions particulières la réponse est fournie par la prescription légale des « actes de Peel ». La somme totale de la monnaie dure et des billets se compose du montant total de la monnaie dure en circulation, de l'encaisse-or de la Banque et de 14 millions de livres sterling en billets, qui représentent la circulation de monnaie fiduciaire. En fait, ces billets remplissent la fonction de papier d'Etat en ce sens qu'ils représentent, ou du moins représentaient à l'époque de Peel le minimum de la circulation remplacé par des signes monétaires. Le total des billets est donc fixé une fois pour toutes en une certaine quantité par l'Etat. Toutefois, si l'on pose la question en général, les variations du taux d'intérêt dépendent de l'offre, de la quantité de l'argent qu'on peut prêter. Mais on peut prêter tout l'argent qui n'est pas en circulation. Ce qu’il y a en circulation, c’est déjà le besoin de signes monétaires correspondant au minimum et ensuite une certaine quantité d'or. L'or restant se trouve dans les caves de la banque ou des banques. Une partie de cet or sert de réserve pour la circulation intérieure, une autre de réserve pour la circulation internationale, étant donné que l'or doit faire fonction de monnaie mondiale. Le montant minimum que doit avoir la réserve pour ces deux buts, c'est l'expérience qui l'indique. Le reste peut être prêté et constitue en dernière analyse cette offre dont l'utilisation détermine le taux d'intérêt. Mais cette utilisation elle-même dépend de l'état de la circulation du crédit, par conséquent du « crédit commercial » que les agents reproductifs se font entre eux. Aussi longtemps que celui-ci peut s'étendre dans les mêmes proportions que l'exige la demande accrue, il n'y aura aucun changement du taux d'intérêt. Mais il ne faut pas oublier que la plus grande partie de la demande est satisfaite par une offre qui croît en même temps que celle-ci. La plus grande partie du crédit est du « crédit commercial » ou, comme nous disons plus volontiers, du crédit de circulation. Ici demande et offre, ou, si l'on veut, les moyens de satisfaire la demande, croissent à la fois ensemble et avec l'extension de la production. L'extension du crédit est possible sans aucun effet sur le taux d'intérêt. Au début de la prospérité, une telle extension a lieu sans aucun effet particulier sur ce taux. Il n'augmente que si les réserves d'or de la banque diminuent, se rapprochent de leur minimum, ce qui oblige les banques à relever le taux de l'escompte. C'est ce qui se produit dans les périodes de haute conjoncture, où la circulation exige davantage d'or (accroissement du capital variable, des transactions, en général, et par conséquent aussi du montant servant à régler la balance des comptes). Mais la demande de capital de prêt n'est précisément la plus forte que quand la réserve d'or, du fait des besoins de la circulation, qui absorbe davantage d'or, est au plus bas. L'épuisement de la réserve d'or qu'il est possible de prêter est la cause directe de la hausse de l'escompte bancaire, qui devient dans de telles périodes le régulateur du taux d'intérêt. Le but de cette hausse de l'escompte est aussi d'accroître l'offre d'or. Les restrictions apportées à la législation bancaire défectueuse ont seulement pour effet de faire venir ce moment plus vite que ne le permettraient les conditions purement économiques. Ce qu'il y a d'erroné dans ces restrictions est qu'elles sous-estiment d'une façon ou d'une autre, indirectement en Allemagne, directement en Angleterre, le minimum nécessaire à la circulation et réduisent par là l'offre de capital de prêt.

Une tendance à la baisse du taux d'intérêt serait par conséquent liée à l'hypothèse selon laquelle le rapport de la réserve d'or existante à la demande de capital de prêt serait toujours plus favorable, c'est-à-dire que cette réserve d'or augmenterait plus rapidement que la demande de capital de prêt. En fait, quand on ne compare entre elles que des conditions capitalistes développées, on ne constate nulle part une telle tendance à la baisse constante du taux d'intérêt226. Même sur le plan théorique, on ne peut la postuler, car, parallèlement à l'accroissement de la réserve d'or et du minimum de la circulation, croît la masse d'or supplémentaire qui entre dans la circulation aux périodes de haute conjoncture.

Mais la baisse du taux de produit n'entraînerait une baisse du taux d'intérêt que si l'intérêt constituait une part fixe du profit, ce qui n'est pas le cas. La baisse du taux de profit a tout au plus pour résultat de faire baisser la limite théoriquement la plus haute de l'intérêt, à savoir le profit, mais comme cette plus haute limite n'est généralement pas atteinte sur une longue période de temps, cette « constatation » n'a pas la moindre signification227.

En revanche, il y a un autre facteur important. Comme letaux d'intérêt, dans lesconditions capitalistes développées, change peu et que le taux de profit, par contre, baisse, le pourcentage de l'intérêt par rapport au profit, donc au bénéfice de l'entrepreneur, par conséquent la part prélevée par les capitalistes inactifs au détriment des capitalistes productifs s'accroît dans la même proportion. C'est là un fait en contradiction avec le dogme de la baisse du taux d'intérêt, mais conforme à la réalité, qui explique l'influence croissante du capital portant intérêt, donc des manques, et qui est un levier puissant de la transformation du capital en capital financier.



DEUXIEME PARTIE&l

Publicité
Publicité
Commentaires
SPARTACUS
  • Information sur le mouvement des conseils ouvriers de la gauche germano-Hollandaise, ainsi que sur la lutte de classe dans le monde. voir en complément le site MONDIALISME. Pour correspondre:
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
SPARTACUS
Visiteurs
Hier 0
Depuis la création 321 408
Publicité