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30 mars 2023

Restructurations mondiales des chaînes de production

Restructurations mondiales des chaînes de production

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Le numéro 110 (automne 2022) de la revue allemande Wildcat a pour titre « Révoltes mondiales ».

Au sommaire : les conséquences de la guerre en Ukraine, les crises d’augmentation du coût de la vie, la politique de sanctions menée contre la Russie, l’évolution de la logistique, la crise de production des cartes à puce, et la crise démographique en Chine. Le quatrième de ces articles, que nous reprenons ici, se concentre sur les évolutions des chaînes de production et les implications qu’elles peuvent avoir pour la lutte de classe.

www.wildcat-www.de

Heinrich Heine écrivait en 1843 que le chemin de fer tuait l’espace, ne nous laissant que le temps. Karl Marx a condensé cette idée dans la célèbre formule selon laquelle les nouveaux moyens de communication et de transport détruisent l’espace par le temps. L’industrialisation a permis aux capitalistes de couvrir des distances (même longues) toujours plus rapidement et, grâce à la baisse des coûts de transport, de distribuer la production « au-delà de toute limite spatiale » (Grundrisse). L’expansion de l’utilisation de l’énergie et  des transports a bien fonctionné pendant plus de cent cinquante ans pour ouvrir les marchés et les réservoirs de main-d’œuvre, augmenter la productivité et raccourcir les délais ­d’exécution.

Elle a été précédée par le développement de la navigation – avec la construction de canaux pour la navigation intérieure et l’ouverture de routes maritimes intercontinentales pour le transport des esclaves et des « biens coloniaux ». Dès la fin du xviiie siècle, les capitalistes s’appuient sur l’énergie à vapeur dans les mines et les usines textiles. Pour acheminer le charbon, le réseau ferroviaire a été étendu au xixe siècle, et les locomotives et les navires ont également été alimentés par la vapeur.

Depuis les années 1950, d’énormes pétroliers sillonnent les mers ; le pétrole est la matière première de la seconde moitié du xxe   siècle (propulsion des navires, voitures, chauffage, industrie chimique). Le terrain de la lutte des classes a été significativement changé par l’introduction du conteneur à la fin des années 1960. Il a énormément modifié le travail et les infrastructures de transport, permettant un transfert rapide entre le bateau, le rail et le camion – et a provoqué le démantèlement des emplois.

Depuis les années 1970, de plus en plus d’investissements ont été consacrés à la construction de voies de transport mondiales. Elles étaient la condition préalable au démantèlement des grandes usines et à l’externalisation de la production. À partir des années 1990, le monde a commencé à s’appuyer sur des chaînes d’approvisionnement mondiales en flux tendu. La « logistique » n’était plus traitée comme un département d’entreprise parmi d’autres, mais comme une sphère à part entière, avec ses universitaires, ses consultants en gestion, ses informaticiens, ses responsables de la sécurité et des financiers qui tentaient tous d’obtenir leur part du nouveau gâteau. Le réseau logistique mondial a entraîné une pression à la baisse sur les prix dans le monde entier ; les « chaînes d’approvisionnement réactives » ont pu contenir les travailleurs gênants et leurs luttes.

Mais depuis quelques années, des problèmes systémiques sont apparus dans le régime du « just in time ». Lors de la pandémie de Covid, pour la première fois, les chaînes d’approvisionnement se sont retrouvées défaillantes dans le monde entier. Les transporteurs sont les premiers à tirer d’énormes profits de ce chaos qui dure depuis des années. Les bénéfices supplémentaires qu’ils en tirent contribuent à l’augmentation du prix de tous les biens.

Les revendications pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés dans les transports sont désormais presque aussi populaires que celles des travailleurs du secteur des soins. Les salaires des chauffeurs routiers ont augmenté de manière significative dans certains pays en raison de la pénurie de travailleurs. À l’échelle mondiale, un cinquième des emplois ne sont pas pourvus ; la guerre en Ukraine a créé une pénurie supplémentaire de dizaines de milliers de conducteurs de camions ukrainiens et ­bélarusses.

Le moment est donc propice aux conflits autour du travail. Et effectivement, des grèves massives ont lieu en 2022. Pour la première fois depuis 1978, les dockers d’Allemagne du Nord se sont remis en grève – pour des salaires plus élevés et contre le « monstre de l’inflation ». En Angleterre, les cheminots, les conducteurs de métro et les travailleurs d’Amazon se sont mis en grève ; les travailleurs du plus grand port anglais, Felix­stowe, ont voté en août 2022 à 92 % en faveur d’une grève. Il y a eu et il y a encore des luttes dans presque tous les grands aéroports européens, la plus récente étant celle des pilotes... Des arrêts de travail ont également lieu en dehors de l’Europe. En Corée du Sud, l’économie d’exportation s’est retrouvée au bord de l’effondrement après une grève des camionneurs ; le gouvernement a utilisé les militaires comme chauffeurs. En juillet, les travailleurs d’Amazon dans la ville américaine d’Atlanta ont organisé le premier débrayage dans les États du Sud (1)

Tout au long de l’histoire, des compositions de classe militantes ont émergé dans différents « régimes de transport ». Les dockers et les marins ont pu très tôt s’organiser au niveau international et exercer leur influence dans les luttes. La construction des chemins de fer est un secteur où les premières grandes luttes ouvrières du capitalisme ont eu lieu. Les conducteurs de locomotives et les cheminots ont pu, à plusieurs reprises, obtenir de meilleures conditions grâce à leurs grèves. L’arrivée du pétrole a rendu superflue l’une des parties les plus militantes de la classe ouvrière : les mineurs de charbon. Aujourd’hui, de Londres à Myanmar, nous voyons des livreurs s’organiser ; leur volonté de lutter est grande, leur position dans le rapport de force est plutôt défavorable. Dans le prolongement des articles des derniers numéros de Wilcat sur le travail dans les entrepôts et sur les grèves des dockers du Pirée (Grèce) (2), le présent numéro examine de plus près le terrain de la lutte dans le secteur des transports.

Camions, trains, navires : trois embouteillages

Dans le régime du just-in-time, les camions sont considérés comme des « entrepôts roulants », les navires comme une « extension de la chaîne de montage ». Avec ce régime, les capitalistes réduisent non seulement la main-d’œuvre de base, mais aussi les coûts de stockage. Idéalement, toutes les marchandises sont livrées juste à temps, au moment où elles sont nécessaires, afin d’être transformées (ou revendues). Dans ce régime, les perturbations locales ont des effets mondiaux. En 2004 s’est produit le premier « embouteillage mondial » en raison d’un manque de travailleurs au port de Los Angeles/Long Beach. Il a duré plusieurs semaines et s’est propagé à travers le Pacifique et le canal de Panama jusqu’aux ports européens (3). Les capitalistes ont répondu par plus de technologie, plus de contrôle, plus de moyens de transport, plus d’externalisation – jusqu’à ce que l’ensemble du système cède face à la pandémie de Covid.

L’épidémie de Covid marque-t-elle la fin des transports bon marché ?

Plus de 90 % des marchandises dans le monde sont transportées par bateau. Avant l’épidémie de Covid, environ 90 % des navires arrivaient en temps et heure ; en 2021, ce n’est même plus 40 % d’entre eux. Avant la pandémie, un porte-conteneurs mettait environ 30 à 40 jours pour relier l’Asie à l’Europe ; en 2021, il faudra en moyenne 18 jours de plus. En 2019, une opération de chargement et de déchargement dans les ports nord-américains prenait en moyenne huit heures ; en 2021, 33 heures ! En janvier 2022, 109 porte-conteneurs attendaient leur entrée à l’extérieur du port de Los Angeles/Long Beach. Début juillet 2022, 100  navires étaient bloqués en mer du Nord, soit 2  % de la capacité mondiale de transport de marchandises. Shanghaï, le plus grand port du monde, et la province voisine du Zhejiang, d’où partent environ 20 % des exportations chinoises, ont été au bord de l’immobilisation complète pendant des semaines en raison des blocages. En juin, près de 4 % de la capacité mondiale y était bloquée. À l’échelle mondiale, la quantité de marchandises transportées sur des navires immobilisés est passée d’environ 7% avant la pandémie à 12 % à la mi-juillet 2022 (elle atteignait 14 % à la mi-2021).

Lors des confinements, de grandes capacités de transport ont tout d’abord été coupées, les travailleurs du transport ont été bloqués en raison des règles de quarantaine (sur les navires, dans les camions à l’étranger...), et certains ont été licenciés. Par la suite, nombreux sont ceux qui n’ont pas voulu reprendre leur travail et se retrouver confrontés au risque d’une longue quarantaine (la plus sévère en Chine) ; après les mauvaises expériences de quarantaine, de nombreux marins ne veulent pas renouveler leur contrat.

Les commandes en ligne ont augmenté pendant la pandémie ; au Royaume-Uni, par exemple, la part des ventes en ligne dans les ventes au détail a presque doublé entre février 2020 et janvier 2021, pour atteindre 25 % aujourd’hui. Aux États-Unis, le plus grand pays consommateur, les ventes en ligne ont augmenté de 50,5 % depuis 2019 et représentent désormais 19 % des ventes au détail. En outre, les confinements ont eu pour effet un déplacement de la consommation des services vers les biens matériels : les Américains ont dépensé pour ceux-là près de mille milliards de dollars de plus qu’avant la pandémie en 2021 (U.S. Census Bureau).

Dans la foulée, les prix des taux de fret ont massivement augmenté. Selon le Drewry World Container Index, le prix du fret pour un conteneur de 40 pieds sur les huit principales routes (4) oscillait entre 1 500 et 2 000 dollars dans les années qui ont précédé la pandémie ; en juillet 2022, il était proche de 7 000 dollars, après avoir augmenté encore plus pendant la pandémie. Pour les taux de fret convenus à long terme, qui représentent près de 90 % de toutes les transactions, les prix ont « seulement » doublé, mais la tendance à la hausse est plus stable.

Les augmentations des prix du transport représentent environ un quart à un tiers de l’inflation mondiale et contribuent de manière disproportionnée à l’augmentation générale des prix. Avant l’épidémie de Covid, les coûts de transport ne représentaient que quelques pour cent du prix total de nombreuses marchandises ; aujourd’hui, du moins pour certains biens importants, ils sont plus chers que les coûts de production eux-mêmes – ce qui signifie que le transport des régions à bas salaires vers le marché final ne vaut plus la peine.

Les personnes qui croient au marché pourraient dire : « La pénurie de capacité de transport et l’augmentation de la demande font augmenter les prix du transport. Et alors ? ». Il s’ensuit cependant que des problèmes structurels deviennent visibles.

Les conteneurs vides encombrent les ports

De très nombreux biens consommés en Occident sont produits en Asie du Sud-Est. De nombreux conteneurs arrivent de Chine pleins et reviennent vides. Il en résulte une grande différence de prix entre les voyages aller qui sont coûteux et les voyages retour bon marché. À la mi-2021, par exemple, un transport de conteneurs de Shanghai à Rotterdam coûtait 15  000 dollars – et dans le sens inverse, 1600  dollars. De nombreux armateurs n’ont pas attendu pour récupérer les conteneurs vides après le déchargement, ils sont rentrés directement en Chine avec seulement quelques conteneurs pleins. Résultat : aujourd’hui encore, les conteneurs vides encombrent les ports d’Amérique et d’Europe. À Los Angeles/Long Beach, les camionneurs ne sont plus autorisés à entrer dans le port avec des conteneurs vides pour les garer et récupérer des conteneurs pleins, à moins qu’ils ne puissent prouver que le conteneur vide est déjà réservé sur un navire. Fin 2021, la cinquième compagnie maritime mondiale, la Hapag-Lloyd de Hambourg, a déclaré avoir besoin de 20 % de conteneurs supplémentaires pour transporter la même quantité de marchandises qu’auparavant (5). À titre d’exemple, un camarade du port de Hambourg nous a rapporté qu’en mai qu’il n’avait pas pu accéder à un navire de la compagnie maritime chinoise Cosco (China Ocean Shipping Company) pendant trois quarts de son temps de travail parce qu’il n’y avait plus de place pour les conteneurs sur les quais.

Plus on empile de conteneurs les uns sur les autres, plus il faut les réempiler pour atteindre le bon ; le « taux de réempilage » a augmenté de 60 % en mai 2022 (6). Le port de Hambourg loue désormais de nouveaux espaces pour les conteneurs vides et perçoit de lucratifs frais de stockage. Le port d’Anvers stabilise également ses revenus de cette manière. Le directeur de Duisport, qui détient  une participation dans un terminal à  Anvers, a déclaré : « Le bilan financier est positif, mais sur le plan opérationnel, c’est la catastrophe (7).  »

Pénurie de conducteurs

À l’automne 2021, les rayons des supermarchés britanniques se vidaient et jusqu’à 90  % des stations-service manquaient d’essence, car de nombreux conducteurs migrants étaient rentrés chez eux en raison du Brexit, des règles de quarantaine chaotiques et des conditions de travail déplorables. Comme en Corée du Sud, le gouvernement a confié aux militaires la responsabilité du transport par camion.

La pénurie de chauffeurs n’a pas été soudaine – bien avant la pandémie, les jeunes étaient peu à entrer dans le secteur. Aux États-Unis, un chauffeur routier gagne aujourd’hui 60% de moins qu’il y a quarante ans. En Allemagne, un chauffeur routier est payé 10  % à 20  % de moins que les travailleurs de même niveau de formation dans d’autres industries – et beaucoup ne sont même pas payés selon les conventions collectives. L’élargissement de l’UE à l’Est en 2004 et l’introduction de la « libre prestation de services » ont entraîné une concurrence déloyale au niveau des salaires. Une grande partie des chauffeurs viennent d’Europe de l’Est et conduisent pour 500 euros par mois. En outre, les entreprises de transport routier obligent les conducteurs à effectuer seuls de nombreux travaux qui étaient auparavant effectués à deux ou à trois.

Les sanctions contre la Russie

La guerre aggrave la congestion car les conteneurs liés à la Russie doivent être inspectés méticuleusement ou ne sont pas touchés du tout en raison des sanctions (par exemple, dans le port de Rotterdam, les affaires russes représentent 13 %, à Hambourg, 9 %). En outre, la Russie et l’Ukraine représentent près de 15 % des marins dans le monde : 200  000 viennent de Russie, 76  000 d’Ukraine.

Plus de la moitié des marins ukrainiens se trouvaient sur des navires lorsque la guerre a commencé – au début, on affirmait qu’un cinquième voulait rejoindre le front. Souvent, les marins russes et ukrainiens travaillent sur le même navire. On signale également des problèmes de versement des salaires des marins russes en raison des sanctions prises contre les banques russes.

Des navires trop grands

Les méga-porte-conteneurs ne peuvent être gérés que dans quelques ports. En 2015, le patron de la plus grande compagnie maritime du monde, Maersk, a affirmé qu’une augmentation de 46  % de la capacité des porte-conteneurs revenait à une augmentation de 20 % de la productivité du chargement. Depuis, les navires n’ont cessé de croître – et la vitesse de manutention des méga-porte-conteneurs de plus de 13 500 EVP (conteneurs standard de 20 pieds) diminue, passant de 26 mouvements de chargement par heure à 24 ou 25. Il faut des grues plus grandes – leurs cycles de chargement et de déchargement sont plus longs car elles doivent parcourir de plus grandes distances avec des navires plus larges (8).

En dehors des ports, la distribution s’essouffle en raison du manque de chauffeurs de camions – en théorie, il faudrait un camion avec chauffeur pour chaque conteneur ; en moyenne, un grand porte-conteneurs avec 24  000 conteneurs chargés décharge environ 4  000 à 6  000 conteneurs dans un seul port – c’est le nombre de trajets de camions nécessaires. Dans la distribution au-delà du port, il y a à nouveau un manque de camions – et de trains de marchandises, qui ont du mal à circuler en raison de l’augmentation des chantiers ferroviaires.

Externalisation

Le porte-conteneurs géant Ever Given, bloqué dans le canal de Suez en mars 2021, appartient à une société de leasing japonaise détenue par le plus grand chantier naval japonais ; le navire est immatriculé au Panama et navigue sous l’égide d’une compagnie maritime taïwanaise ; le voyage a été organisé sous gestion allemande et le navire était armé par un équipage indien. Il a fallu quatre mois après le sauvetage pour déterminer qui allait payer les frais ; ce n’est qu’à ce moment que le navire, transportant des marchandises d’une valeur de trois milliards de dollars, a pu quitter les eaux égyptiennes.

La situation est similaire dans les ports – les terrains et les installations ont des propriétaires différents, sont exploités par des sociétés différentes, qui ont elles-mêmes des contrats avec des sous-traitants, etc. Cette structure de propriété rend presque impossible la résolution des problèmes qui surviennent. S’il n’est pas clairement défini qui doit prendre en charge les investissements nécessaires, en fin de compte, personne ne le fera. Cette situation est particulièrement dramatique lorsqu’il s’agit de questions de sécurité ; dans les ports, les accidents de travail (mortels) sont plus fréquents que partout ailleurs.

Des prix monopolistiques dans des goulets d’étranglement

La hausse des prix n’est pas seulement due à l’augmentation du prix du carburant, au manque d’infrastructures et à la pénurie de main-d’œuvre. 12  % de toutes les expéditions mondiales passent par le canal de Suez ; l’Autorité égyptienne du canal a doublé ou triplé les frais de passage en fonction du type de cargaison. En juillet 2022, elle a annoncé des recettes record de 7  milliards de dollars, soit un cinquième de plus que l’année fiscale ­précédente.

Il existe de nombreux goulets d’étranglement de ce type sur les routes maritimes mondiales. À cause de la sécheresse, la voie navigable Rhin-Main devient maintenant un goulet d’étranglement. Trois quarts de tous les transports fluviaux allemands passent par le Rhin – charbon, pétrole, produits chimiques... La plus grande usine chimique du monde – BASF à Ludwigshafen (Rhénanie-Palatinat) – se procure 40 % de ses matières premières par cette voie. Au début du mois d’août, lorsque le niveau des eaux était bas, les bateaux ne pouvaient être chargés qu’au tiers. Grâce à cette pénurie, les chargeurs rhénans ont pu bénéficier d’une hausse des taux de fret – et ont également exigé la « surtaxe d’eaux basses », un prix plus élevé fixé contractuellement s’ils devaient utiliser davantage de navires en raison du faible niveau des eaux.

Centralisation et surcapacité

Les compagnies maritimes sont des entreprises qui assurent le transport de navires, soit avec leurs propres navires, soit avec des navires affrétés. Trois grands consortiums maritimes contrôlent plus de 80 % de la capacité mondiale des porte-conteneurs. Ils ont profité de la crise des transports pour augmenter leurs prix et ont réalisé des bénéfices record. Cette situation est protégée par la loi – la Commission européenne autorise les prix de cartels par le biais d’un règlement appelé « Règlement d’exemption par catégorie pour les consortiums maritimes ». Et grâce au « calcul du bénéfice par tonnage » prévu par la loi allemande de 1998 sur l’impôt sur le revenu, Hapag-Lloyd ne paie même pas 1  %  d’impôt sur les bénéfices. Cette méthode d’imposition n’est pas basée sur le bénéfice, mais sur le volume de fret.

Les investissements de ces compagnies maritimes renforcent les processus de centralisation improductifs : achat d’encore plus de grands navires, d’avions, de terminaux portuaires et de transits ; participations dans d’autres sociétés ; rachats et fusions.

L’inefficacité la plus criante apparaît dans le rapport entre la croissance prévue des expéditions d’une part et la construction de navires d’autre part. Entre 1980 et 2005, le trafic de conteneurs a augmenté de près de 9 % par an, mais certaines années, le rapport entre les commandes de navires et la capacité existante (« rapport entre le carnet de commandes et la flotte ») a dépassé 50 %. Lors de la crise mondiale de 2008, cette surcapacité est devenue manifeste ; les dix années suivantes ont connu des pics de crise répétés.

En 2009, Hapag-Lloyd, qui ne sait pas aujourd’hui où placer ses milliards de bénéfices, avait dû être sauvée avec de l’argent et des garanties de l’État, et la ville de Hambourg était devenue temporairement son principal actionnaire. En 2013, les valeurs en Bourse des entreprises maritimes de transport se sont effondrées, notamment pour HSH Nordbank, Bremer Landesbank, DVB Bank, Nord/LB. En 2016, la septième compagnie maritime du monde, Hanjin, a fait faillite. En 2013, il y avait encore vingt grandes compagnies maritimes ; en 2018, il en restait onze. Depuis cette année-là, le « rapport entre le carnet de commandes et la flotte » s’est stabilisé à environ 10  %. Mais depuis 2020, les bénéfices ont fait des bulles – grâce notamment aux limites de capacité convenues entre les trois grandes alliances. (Ce qui est nouveau. Avant la pandémie de Covid, les deux principaux transporteurs, Maersk et MSC, s’étaient livrés à une concurrence féroce de sous-cotation – la bataille des prix qui s’en est suivie s’est intensifiée au niveau mondial et a démoli tous les transporteurs [9].)

Au cours de l’année 2021, le nombre de commandes de navires a de nouveau déjà augmenté pour atteindre environ 15% à 20  % de la capacité existante. En termes absolus, jamais auparavant autant de capacité n’avait été commandée qu’aujourd’hui. Si ces commandes se transforment en navires réels, le marché des avions-cargo va sombrer dans l’excès d’offre pour une longue période. Les navires seront prêts dans trois ans, mais la demande de transport est déjà en baisse.

Le Baltic Dry Index (BDI), un indicateur relativement fiable du développement économique mondial basé sur les expéditions maritimes de marchandises, a chuté de près de 40  % au cours des derniers mois et se situe à peine au-dessus des niveaux d’avant la pandémie (10).

De nouveaux modèles commerciaux dans la bulle logistique

Les sociétés d’investissement telles que Blackstone cherchent à investir non pas dans l’entretien ou l’amélioration des infrastructures, mais dans l’espace d’entreposage (11). Les ports, les propriétés d’entreposage et les navires sont considérés comme des « actifs », c’est-à-dire des investissements en actifs dont on attend un rendement annuel. Il existe depuis longtemps une « bulle portuaire » et, plus important encore, une « bulle des entrepôts ». Au cours de l’explosion de la demande de ces deux dernières années, de nombreuses entreprises ont passé des commandes et constitué des stocks. Aujourd’hui, compte tenu du ralentissement de la demande dû à l’inflation, les grands détaillants, en particulier, se reposent sur leurs stocks. Le port de Jade-Weser à Wilhelmshaven est un parfait exemple de la « bulle portuaire ». Il a été construit avec beaucoup d’argent du gouvernement et a finalement ouvert en 2012 ; à ce jour, il ne fonctionne même pas à 30 % de sa capacité.

Pendant ce temps, de plus en plus d’infrastructures tombent en ruines, ce qui n’a aucun sens. La logistique capitaliste est en proportion inverse de l’utilité sociale, sa consommation d’espace et d’énergie est énorme, et de nombreuses actions de transport – par exemple, les retours d’excédents – sont tout aussi insensées. Désormais, « les chaînes d’approvisionnement doivent être régionalisées » ; l’objectif est d’abandonner le risque de livraison en flux tendu au profit du « nearshoring » et du « friendshoring », c’est-à-dire la production de biens à proximité ou « chez des amis » (par exemple, plus en Russie). Le PDG de la plus grande société de logistique de colis au monde, DHL, a appelé à mettre l’accent sur l'« économie circulaire » – les équipements électroniques, en particulier, ne devraient pas être jetés et produits à nouveau, mais collectés et réparés (12). La « collecte » est effectuée par DHL, bien sûr. (Renault, d’ailleurs, le fait déjà : son usine de Flins ne produit plus de nouvelles voitures, mais restaure les voitures usagées). L’industrie des biens de consommation, avec ses longs trajets de transport et ses cycles de vie courts des produits, est sous le feu des critiques – de la logistique elle-même !

Traduit de l’allemand par van Jurkovic

NOTES

(1) Voir cette vidéo : tiktok.com/@nikkithecreative/ video/7120298046381903146

(2) « Streik der Hafenarbeiter in Piräus», Wildcat n°109 (Frühjahr 2022) – «  La tête de dragon devient obstinée : une grève des travailleurs portuaires au Pirée  », Échanges n°  178 (printemps 2022).

(3) Voir Wildcat n°94 (printemps 2013) (en allemand   : «Spezial: Kapitalismus und Verkehr / Logistik und neue Kämpfe.» – wildcat-www.de/wildcat/94/w94_inhalt.htm

(4) Les huit principales routes maritimes pour le fret : Shanghaï-Rotterdam ; Rotterdam-Shanghaï ; Shanghaï-Gênes ; Shanghaï-Los Angeles ; Los Angeles-Shanghaï  ; Shanghaï-New York ; New York-Rotterdam ; Rotterdam-New York.

(5) Christoph Koch: Kein Schiff wird kommen [Aucun navire ne viendra], brand.eins (12 novembre 2021).

(6) Alexandra Stühff, Maximilian Mann: «  Stau vor dem Hamburger Hafen: “Du kannst dich auf nichts mehr verlassen”, sagt die Schiffsplanerin  » [Embouteillage devant le port de Hambourg : « Tu ne peux plus te fier à rien », affirme la gestionnaire du port]], Neue Zürcher Zeitung (27 mai 2022).

(7) Christian Müssgen, Jonas Jansen, Christoph Hein: «  Versinken in der Containerflut7» [Noyade dans le flux de conteneurs], Frankfurter Allgemeine (19 octobre 2021).

(8) Sources: Measuring Port Performance 2015, www.theloadstar.com and Container Port Performance Index 2021, ihs market;

(10) Basé sur les prix de vingt routes de transport en haute mer pour le charbon, le minerai de fer, les céréales, etc. – c’est-à-dire les matières premières nécessaires à la production. Si moins de matières premières sont commandées, moins sont transportées, alors le prix baisse et l’indice aussi. Ainsi, une baisse du BDI quelques mois à l’avance annonce une moindre utilisation des moyens de production – et donc, avec une forte probabilité, une crise économique.

(11) Jonathan Gray, PDG de Blackstone : «  Wir setzen auf Lagerhäuser  » [« Nous misons sur les entrepôts »] Frankfurter Allgemeine 25juin 2022. « Nous avons commencé à acheter des entrepôts il y a un peu plus de dix ans [...]. Dans presque tous les pays du monde, la fréquence à laquelle les gens commandent en ligne augmente. Et ces marchandises doivent être stockées quelque part. Il y a eu une petite exagération dans le secteur à cause de la pandémie, mais la tendance restera en notre faveur. Car les entrepôts sont également importants pour une deuxième raison. Les entreprises ont appris qu’elles ne peuvent plus produire “juste à temps” en cas de goulots d’étranglement de l’approvisionnement – en d’autres termes, elles ne peuvent plus produire sans entreposer. Non, la production “au cas où” est désormais à l’ordre du jour, c’est-à-dire la préparation à toutes les éventualités. Pour cela, il faut des marchandises en stock. Et pour cela, vous avez besoin d’espace de stockage. Blackstone, avec un volume d’investissement d’un bon 200 milliards de dollars, est aujourd’hui le plus grand propriétaire d’entrepôts au monde. »

(12) Christoph Hein: «  DHL fordert ein radikales Umdenken der Industrie  » [DHL appelle à repenser radicalement l’industrie], Frankfurter Allgemeine (27 janvier 2022).

 

 

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