Une synthèse des textes publiés par le groupe anarchiste d’Ukraine « Assembly », qui publie depuis des années des articles contre la guerre & pour le soutien à la désertion.
Cet article est tiré du 12e numéro du journal Le Seum qui vient de paraître. Nous publions ce journal depuis bientôt 5 ans et le diffusons à plusieurs milliers d’exemplaires gratuitement. Il nous a semblé important de partager cet article afin de mieux faire connaître les positions du groupe Assembly, à une heure où, y compris chez les anarchistes, il semble ne plus faire consensus de se tenir du côté des déserteurs…
Avec l’équipe de rédaction du SEUM, on a lu collectivement les textes d’Assembly (assembly.org.ua) disponible en français. Assembly est à notre connaissance le seul groupe anarchiste important en Ukraine qui ne se soit pas intégré à l’État. Ce qu’ils disent s’inscrivent en rupture frontale avec la propagande auquel nous avons été habitués par les médias… Et l’éclaire d’un jour nouveau. Ce que vous trouverez ci-dessous est une synthèse de ces lectures. Nous avons décidé d’organiser cette synthèse de façon chronologique et par thèmes, de l’appuyer essentiellement sur des extraits assortis de commentaires.
Une synthèse des textes du groupe Assembly
Avant de commencer cette synthèse, nous voulions citer cet autre entretien qui nous semble une bonne entrée en matière sur la situation avant le début de l’invasion russe, mais qui fait aussi écho de façon très frappante avec la situation en France et en Europe aujourd’hui, nous donnant une raison supplémentaire de nous intéresser à la situation en Ukraine et à l’activité des camarades sur place.
« Ce que vous ne lirez dans presque aucun article occidental vantant les performances de l’armée ukrainienne aujourd’hui et ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que l’entraînement, la maintenance et l’armement de l’Ukraine, ainsi que les exigences du FMI en matière de crédits accordés à l’État, sont en même temps les causes structurelles du démantèlement des hôpitaux, du sous-investissement dans l’éducation, des pensions de misère pour les retraités, de l’absence d’augmentation des salaires dans le secteur public. L’austérité est aussi l’avenir qui attend l’Ukraine si elle est un jour acceptée dans l’UE. »
* Extrait d’« Un entretien au long cours avec A., un jeune révolutionnaire ukrainien, à propos de la guerre et de ses répercussions ». Daté du 18.03.2022 Trouvé sur dndf.org.
En Ukraine comme ici, l’économie de guerre commence en effet par la surenchère dans notre écrasement. Mais il ne s’agit pas pour nous de propager les illusions de “bonne distribution” que sert la gauche. C’est un itinéraire bis qui mène au même endroit : la défense de la nation. Vous lirez dans ce qui suit où cela nous conduit.
Dès la première interview que nous avons trouvé, ce qui nous frappe, c’est la « capture » par le nationalisme ukrainien, sur lequel Assembly est assez clair : les Ukrainiens sont des otages de la guerre. Cette appréciation nous semble valable bien au-delà du cas de cette guerre par ailleurs.
« L’agresseur commet un génocide ouvert contre tout ce qui est ukrainien, tandis que la petite victime démocratique souffrante » maintient la majeure partie de la population en état d’otages pour montrer des images plus sanglantes à l’étranger pour exiger plus d’argent, volant également ses sujets par tous les moyens disponibles, alors qu’aucun missile russe n’a encore volé dans le quartier gouvernemental. Donc, l’information [que nous diffusons] est assez proche de ceux qui n’ont rien à défendre dans ce trou sombre sans avenir clair. »
*Extrait d’une interview publié le 31 août 2022 dans le journal Umanita Nova, traduit en français par Initiative Olga Taratuta.
Cette capture n’est pas qu’une métaphore : les flics, déguisés en facteurs pour être moins visibles, kidnappent les hommes en âge de combattre, dans la rue, pour les envoyer au front. Mais face à cette menace, Assembly, et cela est frappant quand on relit leurs textes de façon chronologique, constate une intensification de la désertion & de la lutte active contre l’enrôlement forcé. Dans les premiers temps, il s’agit surtout de manœuvres d’évitements.
« Les conscrits [les jeunes qui sont appelés à s’enrôler dans l’armée] se comportent de plus en plus comme des guérilleros de rue : quand ils voient une patrouille militaire chargé de faire appliquer les citations à comparaître [et d’embarquer les jeunes pour les enrôler] – ils traversent de l’autre côté de la route, se couchent dans la rue pour qu’on ne les voient pas, rampent sous les voitures en stationnement et partent en courant en traversant les cours d’immeubles. »
* Extrait de « La guerre est devenue une routine quotidienne : deux conversations avec le journal clandestin de Kharkov, Assembleia » publié en mars 2023 et traduit depuis l’anglais par Initiative Olga Taratuta.
Mais Assembly ne se contente pas de documenter les actes de résistance active ou passive. Le groupe défend aussi une perspective éclairée par l’histoire : la fin de la guerre est peut-être à chercher dans le refus prolétarien de se battre pour « leurs » états.
Une perspective là aussi bien loin des schémas classiques de propagande, comme le montre cet extrait.
« La guerre n’a pas pris fin en 1918 à cause de la défaite militaire d’un camp ou d’un autre. Les généraux auraient volontiers passé quelques années supplémentaires à tuer des millions de personnes pour atteindre leurs objectifs. La guerre a pris fin parce que différentes armées et populations d’Europe s’y sont opposées. La plupart des gens savent que la Russie est sortie de la guerre en 1917 grâce à la Révolution russe. L’un des facteurs clés de la révolution a été la révolte des ouvriers et des paysans russes contre la guerre et contre leur propre classe dirigeante. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il y a eu d’importantes mutineries dans l’armée française, ainsi que des mutineries plus petites mais tout aussi importantes dans l’armée britannique, en 1917. Le soulèvement clé qui a mis fin à la guerre a été la mutinerie de la marine allemande à Kiel en 1918. »
* Extrait d’une version abrégée des publications d’Assembly de novembre et décembre 2023. Traduction Initiative Olga Taratuta.
En somme, et à l’opposé de ce que la propagande de tous les états ressasse, la victoire et donc la défaite militaire n’est pas le fait du “génie” des généraux, de la capacité “virtuose” des tireurs. La guerre cesse bien souvent quand la population n’en peut plus et n’en veut plus, refuse de combattre et se mutine. Lorsque ce refus de la guerre survient, lorsqu’on commence à voir dans l’ennemi d’en face un autre soi-même, lui aussi sous les coups du “hachoir à viande” pour reprendre une expression commune aux deux côtés, alors l’Etat se révèle comme le véritable ennemi. Là naissent aussi des perspectives révolutionnaires… Cette perspective historique rejoint l’actualité, comme semble l’indiquer, un article publié en juillet 2024 sur wsws.org « Des journalistes clandestins parlent de la lassitude de la guerre et du glissement vers la dictature en Ukraine » où Assembly rapporte une sérieuse évolution de la situation depuis le début de la guerre :
« [I]l n’est plus considéré comme honteux d’éviter le service militaire. Déjà en avril de cette année [2024] lorsque la loi sur la mobilisation a été adoptée, des vidéos montrant des Ukrainiens fiers qui chantaient « Je suis un évadé » ont commencé à gagner des millions de vues sur les réseaux sociaux. Enfin, depuis l’hiver jusqu’à maintenant il y a eu une vague spontanée d’actions de rue directes contre les représentants du régime. »
Et cite de nombreuses actions de résistance à l’enrôlement. Nous n’en avons reproduit ici que quelques-uns.
« [S]ur tout le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement, des preuves vidéo apparaissent quotidiennement qui montrent comment des passants inquiets aident à défendre les personnes kidnappées dans la rue contre les patrouilles d’enrôlement. Ils recourent souvent à la force physique, mais nous ne connaissons qu’un seul exemple de poursuites pour cela : lorsque le 29 mars, dans la région de Khmelnytsky, un groupe de femmes a détruit un minibus militaire lors de la distribution des assignations à comparaître, l’une d’entre elles a été condamnée à une amende de 85 hryvnia (environ 2 dollars) pour vandalisme mineur. »
Voici d’autres exemples trouvé dans « La résistance à la guerre s’accroît parmi les soldats et les civils en Ukraine », publié un mois plus tard, le 13 aout 2024 sur wsw.org.
« Alors que nous publions notre analyse du 15 juillet sur les dizaines d’actions directes de rue contre la mobilisation forcée depuis le début de l’année, le pays est secoué par un nouvel affrontement de ce type : le soir du 14 juillet, dans la région d’Odessa, les gardes-frontières ont arrêté une voiture dans laquelle se trouvaient quatre recrues qui se sont échappées d’un bataillon d’entraînement. L’une de ces recrues, mobilisée depuis un mois seulement, aurait commencé à étrangler un garde-frontière et a été abattue. Dès la nuit suivante, dans les premières heures du 15, quelqu’un a lancé une grenade dans un bureau d’enrôlement du district de Zolochiv, dans la région de Lviv (…) Dans notre précédente étude sur les affrontements violents entre les civils et les patrouilles qui cherchent à mobiliser les hommes par la force, nous avons enregistré une quarantaine de cas entre le début de l’année et le milieu de l’été : des attaques nocturnes à la grenade contre les tortionnaires chargés de l’enrôlement aux émeutes de masse, en passant par la résistance armée individuelle aux ravisseurs. Les gens utilisent des couteaux, des bombes aérosols, des objets contondants lourds, et le 4 juin, ils ont même jeté des tomates sur les visiteurs lors d’un raid sur un marché à Kherson. »
Dans un texte daté d’octobre 2024, Une catastrophe pour l’un, le salut pour les autres. Une vague de désertions en Ukraine. Publié en octobre 2024 sur wsws.org, (et dont vous pourrez trouver une lecture par radio 2049 sur Youtube), Assembly rapporte une vague croissante de désertions. Ils citent aussi une déclaration vidéo de Denis Yaroslavsky, deux fois candidat à la mairie de Kharkov et actuellement à la tête d’une des unités de reconnaissance des forces armées ukrainiennes, dont voici un cours extrait :
« Si je vous dis aujourd’hui le nombre de déserteurs SZCh [abréviation ukrainienne de désertion, en russe – SOCh], tous les grands réseaux sociaux russes se retourneront contre nous et crieront : « Regardez combien ils ont de déserteurs. » Ils ne montrent pas les leurs, nous ne pouvons pas montrer les nôtres non plus. (…) Maintenant, la guerre est entrée dans une phase où seuls ceux qui ne veulent pas [se battre] sont enrôlés sur le champ de bataille. Les personnes motivées sont mortes ou se sont lassées [de la guerre]. »
Dans le même article, Assembly cite aussi le journaliste de Kiev Volodymyr Boiko :
« J’ai dit et je redis que le nombre de déserteurs a déjà dépassé 150.000 personnes et approche les 200.000. Avec la dynamique actuelle, on peut prédire 200.000 déserteurs d’ici décembre 2024. »
On trouvera encore de nouveaux exemples de lutte contre l’enrôlement dans un texte paru le mois suivant, même si, note Assembly, « Les actes (…) contre la guerre et l’État sont devenus beaucoup moins fréquents à l’approche des élections américaines »
On reviendra sur ce contexte plus bas.
(…) Néanmoins, le 13 octobre au matin, l’employée d’un centre d’enrôlement à Poltava a trouvé un fil-piège à grenade à sa porte, soupçonné d’être l’œuvre d’un déserteur local qui avait menacé de lui lancer des grenades. Le 5 novembre, dans la région de Dniepropetrovsk, des agents d’enrôlement en civil ont voulu mobiliser un chauffeur de camion venu chercher ses enfants. Il les a repoussés et s’est éloigné, filmant tout sur son téléphone. Ils se sont ensuite présentés à son domicile, exigeant qu’il efface les images. L’homme les a accueillis avec un fusil et un cocktail Molotov : il a réussi à les forcer à partir en menaçant de brûler la voiture et de les abattre. Le 26 septembre, deux habitants de la frontière ukraino-roumaine ont été condamnés chacun à plus de trois ans de prison pour hooliganisme, après avoir attaqué des militaires enrôlés et leur véhicule avec des haches (…). Une image tirée d’une vidéo virale de cette attaque est devenue culte dans les cercles anti-guerre ukrainiens. »
* Extrait d’« Ukraine : Une vague de désertions se transforme en raz-de-marée dans le contexte des élections américaines » publié le 19 novembre 2024 sur wsws.org.
Enfin, toujours sur le sujet de la désertion et de la résistance à l’enrôlement, dans un texte publié le 10 janvier 2025, sur wsws.org, « Est-ce que l’Ukraine pourrait subir le même sort que la Syrie ? »
« Le correspondant de guerre ukrainien Yury Butusov a rapporté le scandale de la 155e brigade mécanisée « Anna de Kiev », qui a été entraînée en France et envoyée à Pokrovsk. Plusieurs milliers de personnes qui avaient été forcées de monter dans des bus pour l’appel sous les drapeaux y ont été recrutées, et plus d’un millier d’entre elles « sont rentrées chez elles immédiatement après leur arrivée ». Dans le message du 31 décembre, il explique qu’avant même que la brigade n’ait tiré son premier coup de feu, 1700 militaires sont partis sans autorisation. Le bureau d’enquête de l’État a ensuite commencé à travailler sur cette question. D’après Butusov, la 155e brigade est partie s’entraîner en France en octobre. À cette époque, l’unité comptait déjà 935 personnes en statut de SZCh. Plus de 50 militaires se sont alors enfuis en France. (…) »
Voici pour les désertions. Sur l’évolution du front, Assembly souligne dans le même article, l’avancée de l’armée russe : « Au total, en novembre 2024, les troupes russes ont conquis 4,7 fois plus de territoire que pendant toute l’année 2023. Au cours des quatre premiers jours de 2025, elles ont déjà pris huit villages au sud de Pokrovsk, et il ne reste plus que sept kilomètres jusqu’à la frontière de la région de Dniepropetrovsk, où il n’y a pas encore eu d’hostilités et où les fortifications sont minimes. Malgré cette situation critique, il n’y a pas de sursaut patriotique visible au sein de la population ukrainienne. Trop de travailleurs ne voient plus de différence fondamentale entre tous ceux qui les volent. »
Pourtant, dans l’article suivant, le dernier auquel nous avons eu accès, daté de mi-février 2025, Assembly rapporte :
« Le nombre d’attaques russes et leur rythme d’avancée depuis le début de 2025 ont fortement diminué, la tendance semble trop persistante et trop marquée pour avoir été juste causée par les conditions météorologiques. Il semble que la baisse soit due aux prochains pourparlers de paix au cours desquels les autorités russes espèrent parvenir à un accord avec la nouvelle administration du président américain Donald Trump. »
Cela fait écho avec ce qu’on pouvait déjà lire d’eux, quelques mois plus tôt, dans le texte « catastrophe pour les uns… » : l’enjeu, pour les gouvernants, c’est le maintien de l’ordre. La situation en Ukraine commence-t-elle à être jugé trop préoccupante du point de vue du maintien de l’ordre social capitaliste ? On n’est pas dans le secret des puissants. Comme le disait Assembly :
« Il ne faut cependant pas se leurrer en pensant que nous sommes déjà dans une situation révolutionnaire. L’opinion publique ukrainienne et russe est actuellement focalisée sur les élections présidentielles aux États-Unis, et beaucoup nourrissent l’espoir erroné qu’une victoire de Trump pourrait ouvrir la voie à un règlement rapide et pacifique de la guerre. Il semble que seul l’échec de ces attentes puisse ouvrir la voie à un intérêt de masse pour une alternative révolutionnaire. Nous nous trouvons à un tournant de l’histoire. »
Nous voulions conclure cet article par une dernière citation d’Assembly, qui date de leur première interview, en 2022 et qu’ils ont maintenu et tenu jusqu’à aujourd’hui. Dans celle-ci, le groupe présente l’attitude des milieux anarchistes en Ukraine et revient sur sa propre orientation. Cette orientation représente pour nous la seule qui soit conséquente dans cette situation et de façon générale, face à l’Etat et au capital.
« [L]a majeure partie de ceux qui s’identifiaient comme anarchistes en Ukraine [avant la guerre] (…) ont immédiatement fusionné avec la classe dirigeante dans un même élan nationaliste. Pendant ce temps, le nombre de soldats dans l’armée ukrainienne approche le million de personnes, et quelques dizaines de combattants sous le drapeau noir [anarchiste] sont une goutte d’eau dans l’océan, incapables de démontrer autre chose que leur propre futilité et impuissance. (…) La seule possibilité pour [gagner éventuellement en influence] est le refus de flirter avec aucune autorité, aucun politicien [même] comme un « moindre mal »,et [maintenir] une opposition résolue et inconditionnelle contre tous. Sinon, les masses percevront de plus en plus les anarchistes comme des clowns étranges et incompréhensibles auxquels il ne faut pas prêter attention. »
Assembly ? Assembly (assembly.org.ua) est un groupe anarchiste ukrainien situé dans la région de Kharkiv, actif depuis les confinements de la période covid (mars 2020). Depuis le début de la guerre, Assembly s’organise autour de trois axes.
• La diffusion de conseils et d’informations concernant la désertion & la résistance aux rafles visant à capturer les hommes pour les envoyer au front.
• La surveillance des tentatives des autorités corrompues de détourner les préparatifs de la reconstruction d’après-guerre à de fins personnelles et / ou dans l’intérêt des promoteurs immobiliers.
• L’entraide et la solidarité à la base.
Par leur diffusion régulière d’informations dans une orientation anarchiste révolutionnaire, leur mise en perspective historique avec la situation lors de la première guerre mondiale et sa transformation en révolution, Assembly maintient vivante la perspective révolutionnaire anarchiste en Ukraine.
Soutenir Assembly Il semble que la plateforme en ligne permettant d’envoyer directement de l’argent ai été suspendue. Nous renvoyons donc vers l’Initiative Olga Taratuta, qui donne sur son site deux moyens d’envoyer de l’argent :
Vous pouvez envoyer des chèques bancaires en Euros à l’ordre de CNT-AIT (mention « Solidarité Ukraine » au verso) à CNT-AIT, 7 rue ST Rémésy 31000 TOULOUSE, ou vous pouvez effectuer un virement bancaire (en Euro) sur le compte suivant (veuillez envoyer un email à contact@solidarité.online pour nous informer du virement bancaire) :
IBAN : FR81 2004 1010 1603 1175 7H03 7 45 BIC : PSSTFRPPTOU
Titulaire du compte : CNT-AIT Banque : Banque Postale
Pour aller plus loin :
L’Ukraine et ses déserteurs, partie I et II, par Tristan Leoni sur le site ddt21.noblogs.org.
Dans la droite ligne visant à constituer une armée européenne forte et puissante (en fait impérialiste), le 14 juillet 2022 aura été une démonstration de force voulu par E. Macron, ce fauteur de guerre pense impressionner V. Poutine en envoyant un corps militaire en Roumanie.
Guerre en Ukraine et tendance centrifuge de l'UE
Pendant que les brigades internationales du capital occidental, s'organisent sous la houlette de Bernard Henri Lévi BHL pour mettre la pâtée à l'affreux Poutine, le camp adverse qui ne se résume pas à Poutine passe lui aussi à l'offensive pendant que le prolétariat reste passif ou bosse dans les usines d'armements1. Quant au mouvement révolutionnaire il ne se manifeste que par des déclarations de principes sur le net contre la guerre ayant tout simplement oublié que le marxisme est un guide pour l' action et ne saurait se satisfaire de contemplations.
Il se trouve que les seules forces agissantes viennent pour le moment des courants nationalistes et souverainistes. En Italie nous avons assisté au retournement du Parlement sur la livraison d'armes à l'Ukraine, les opposants aux envois d' armes minoritaires au début2 du conflit sont devenus majoritaires en peu de temps. La Lega, de Matteo Salvini est dorénavant officiellement contre l' envoi d'armement à Zelinski ; même le Parti Démocrate, pro-Otan a changé de camp. Nous avons méme entendu l'homme d' affaires Carlo de Benedetti ( à l'origine de la création du parti démocrate italien) en appeler à un découplage de l' UE contre l' axe Washintgton/Londres. Ce dernier pense que la crise alimentaire, va entraîner un afflux de migrants qui viendra se réfugier en Italie depuis l' Afrique.
De plus, quelques gradés de l' armée sont montés au front contre la stratégie anglo-américaine, le général Fabio Mini, lui appelle à dissoudre l' Alliance pour créer une nouvelle structure de sécurité régionale. Par ailleurs, un ancien commandant (le général Marco Bertolini) du quartier général des opérations interarmées, a fortement critiqué le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg qui veut que l’Otan n’accepte pas « l’annexion de la Crimée», Bertolini a affirmé que Stoltenberg ferait mieux de se taire sur des sujets qui dépassent ses compétences. En effet, au regard du droit international, le référendum voulant la séparation de la Crimée l' Ukraine , bien qu'en violation de la Constitution ukrainienne ne le rend pas « illégal » . Ce que nous avons expliqué dans l' article « La mélasse juridique bourgeoise internationale »
l’ Express : « Un référendum concernant le statut futur d’un territoire n’est pas, en principe, « illégal » du point de vue du droit international, pas plus qu’une éventuelle déclaration d’indépendance à la suite d’un tel référendum. C’est ce que la Cour internationale de Justice a clairement affirmé en juillet 2010 à propos de la proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo. Le fait que le référendum en Crimée puisse avoir lieu en violation de la Constitution ukrainienne ne le rend pas « illégal » du point de vue du droit international.
« Nous devons comprendre que la Crimée est une ressource indispensable pour Poutine, parce qu’elle est principalement habitée par des Russes, et surtout parce qu’elle garantit l’accès à la mer Noire, a-t-il expliqué dans une interview avec Il Fatto Quotidiano. La déclaration de Stoltenberg démontre que la Crimée est le point le plus sensible de la question. Le problème est que Stoltenberg ne peut pas parler au nom de Zelensky. Il est le secrétaire général de l’Otan, qui est une organisation supranationale et, pour commencer, il ne peut même pas parler au nom d’un seul pays, d’autant plus que l’Ukraine ne fait pas partie de l’Alliance ».Bertolini
En France, nous avons eu la surprise de voir une video de Luc Ferry, qui a rappelé le non respect des accords de Minsk, dénoncé comme l' avait fait Asselineau dans une vidéo Zelinski comme repris de justice dans une Ukraine rongée par la corruption et qu'il faut laisser à la porte de l' UE. Hubert Védrine lui aussi a fait une longue intervention
A ce tableau il faut ajouter la décision de ENI de payer le gaz en roubles
En réponse au gel de quelque 300 milliards de dollars de réserves en devises dont la Russie disposait à l'étranger, le Kremlin a promulgué un décret introduisant à partir d'avril une nouvelle procédure de paiement du gaz en deux phases, avec d'abord un versement sur un compte de Gazprombank en euros ou dollars, puis la conversion en roubles sur un second compte ouvert auprès du même établissement.
Si le gaz naturel représentait 25,2% de la consommation énergétique primaire de l'Europe en 2020 le degrés de dépendance de certains pays est bien au delà. C' est en particulier le cas de l'Italie ou sa dépendance est de 48,2%, le pays a consommé 67,7 milliards de m3 de gaz qui représentent 51,6% de sa consommation en énergie primaire en 2021 ( Source des chiffres bruts:BP,Statistical rewiew of World Energy,2021).
Nous voyons toute l'importance que représente le gaz russe pour l'industrie et les ménages italiens et qui explique comme le titrait un journal pourquoi l' Italie cède à Moscou. Mais pire encore, la commission européenne a jugé à plusieurs reprises qu'un tel mécanisme de conversion en roubles représentait un contournement des sanctions de l'UE. Le géant énergétique italien Eni, contrôlé à 30,3% par l'État, a annoncé son intention d'ouvrir un compte en euros et un autre en roubles auprès de Gazprombank afin d'honorer ses paiements de fourniture de gaz russe dus.
« dans les prochains jours ». Selon une information russe d' autres vont suivre,
Sur la cinquantaine d'entreprises étrangères ayant un contrat de fourniture de gaz avec le géant russe Gazprom, environ la moitié s'est dotée d'un compte en roubles. La Russie impose en effet le paiement de ses exportations de gaz dans sa monnaie. Les pays qui s'y opposent risquent la coupure, comme la Pologne et la Finlande l'ont vécu fin avril. Si la Finlande a elle aussi manifesté son refus, l'Italie a indiqué s'y plier et l'Allemagne entretient le flou.
C'est une information qui a sûrement vocation à jeter de l'huile sur le feu. Environ la moitié des entreprises étrangères qui ont conclu un contrat de fourniture de gaz avec Gazprom ont ouvert un compte en roubles auprès de Gazprombank pour honorer leurs paiements, a indiqué ce jeudi 19 mai le vice-Premier ministre russe Alexandre Novak, cité par Ria Novosti.
« Selon mes chiffres, environ la moitié ont déjà ouvert dans notre banque des comptes spéciaux - en devises et en roubles - pour permettre le virement en devises, leur conversion en roubles et le paiement du gaz fourni en roubles », a-t-il précisé, indiquant que « 54 entreprises » sont liées par un contrat avec Gazprom Export. Et d'ajouter : « Dans les prochains jours, nous aurons la liste définitive de ceux qui ont payé en roubles et ceux qui ont refusé de payer ».
Le long discours de Poutine lors du forum de saint-Pétersbourg du 15 au 18 juin 2022.
Cette année, le Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF) a une importance particulière , les représentants des pays occidentaux en étant absents., mais des représentants de plus de 40 autres pays étaient au rendez-vous ; même les Talibans3 ont été invité par Moscou. Dés l'ouverture du Forum, Poutine donne le ton :
« Il y a un an et demi, lors d’un discours au Forum de Davos, j’ai souligné une fois de plus que l’ère de l’ordre mondial unipolaire est terminée – je veux commencer par cela, il n’y a pas d’échappatoire – elle est terminée, malgré toutes les tentatives de la préserver, de la maintenir en place par tous les moyens. Le changement est le cours naturel de l’histoire, parce que la diversité civilisationnelle de la planète, la richesse des cultures est difficile à combiner avec des schémas politiques, économiques et autres, des schémas qui ne fonctionnent pas ici, des schémas qui sont grossièrement, sans alternative, imposés depuis un seul centre. »
« Les États-Unis, en s’attribuant la victoire dans la guerre froide, se sont déclarés les ambassadeurs de Dieu sur terre, qui n’ont pas d’obligations, mais seulement des intérêts, et ces intérêts sont déclarés sacrés. C’est comme s’ils ne remarquaient pas qu’au cours des dernières décennies, de nouveaux centres de force ont émergé sur la planète et deviennent de plus en plus puissants. Chacun d’entre eux développe ses propres systèmes politiques et institutions sociales, met en œuvre ses propres modèles de croissance économique et, bien sûr, a le droit de les protéger, de garantir sa souveraineté nationale. »( … ») Je le répète : ces changements sont fondamentaux, cruciaux et inexorables. Et c’est une erreur de croire qu’une période de changements turbulents peut, pour ainsi dire, s’asseoir et attendre, que tout va prétendument revenir à la normale, que tout sera comme avant. Cela n’arrivera pas. »(...) »Cependant, il semble que les élites dirigeantes de certains États occidentaux se bercent de ce genre d’illusions. Ils ne veulent pas voir les choses évidentes, mais s’accrochent obstinément aux ombres du passé. Par exemple, ils pensent que la domination de l’Occident sur la politique et l’économie mondiales est une valeur constante et éternelle. Rien n’est éternel. »
Le long discours de Poutine se veut offensif, Poutine. est persuadé que le monde occidental est en fin de course et qu'il faut l' aider dans sa chute. Certes le monde occidental est en crise,mais la Russie aussi. Poutine à réussit tant bien que mal à sauver le rouble et à contourner l'isolement de son économie en s' appuyant sur les Brics. Nous pouvons considérer que le « davos russe »4 a renforcé les collaborations de la Russie avec les BRICS et par conséquent le bloc anti-Otan autour de la Russie et de la Chine. L’Arabie Saoudite qui ne figurait pas sur le programme officiel du « Davos russe » était présente. Le ministre de l’Énergie du Royaume, le prince Abdelaziz ben Salmane s’est longuement entretenu avec le vice-premier ministre russe et réaffirmé l’attachement de son pays à l’Accord Opep+ signé avec la Russie, déclarant que « la Russie pourrait continuer à coopérer dans le cadre de l’accord de production de pétrole Opep+ au-delà de 2022 ».
De son coté l'OTAN c' est lui aussi renforcé avec l' adhésion de la Finlande et de la Norvège, lors de la réunion en Espagne les Etats unis ont décidés d' envoyer 300 000 hommes en Europe par le truchement de l' OTAN . Nous voici de nouveau confronté à la menace apocalyptique d'une guerre thermo- nucléaire à la puissance démoniaque de 2000 fois la bombe d' Hiroschima pouvant intervenir en quelques minutes aux quatres coins du monde et y anéantir toute vie. Si la guerre du golfe s'est faite en accusant Saddam Hussein de détenir une arme de destruction massive, un ragot des Etats Unis où le mensonge est devenu un mode de gestion permanent. Il en va tout autrement actuellement, les grandes puissances détiennent toute une palette d' armes de destruction massive : chimiques, bactérienne....satellitaire. Dans un tel contexte d'une guerre sans front plus ou moins prolongé, le mot d' ordre de « crosse en l' air » fait figure de symbole.
La question est de savoir comment agir contre le militarisme planétaire, contre le réarmement mondial, contre tous les fauteurs de guerre. Il n'y aura pas de Zimmerwald quant au prolétariat révolutionnaire il est pour le moment activé à produire des bombes dans tous les camps.
La guerre en Ukraine, nous le savons est une guerre impérialiste ce qui veut dire qu'il ne nous appartient pas de raisonner en agresseur et agressé et que notre camp est celui qui rejette et dénonce les guerres comme l' aboutissement économique des contradiction capitalisme mondial en crise permanente,avec en toile de fond un repartage du monde.
2-Seuls la gauche radicale et de petits groupes au sein du M5S (Mouvement cinq étoiles), de la Lega et du Parti démocrate (PD) se sont opposés à l' envoi d'armes à Zelinsky . La déclaration du pape contre «les aboiements de l’Otan à la porte de la Russie», fut sans doute décisive de ce retournement.
3-L'Afghanistan dispose d'importantes richesse en matières premières. Grâce à ses ressources minières, l'Afghanistan peut facilement tenir tête aux champions dans cette catégorie que sont l'Arabie saoudite, le Koweït, Les Emirats arabes unis et la Russie. Mais à la différence des autres protagonistes du marché mondial de l'énergie, les Afghans se distinguent par un portefeuille de ressources bien plus diversifié.
4Le « Davos Russe »a mis en exergue de multiples accords de partenariat et de coopération entre les chefs d' entreprises russes, africains et asiatiques pour un montant de 500 milliards de roubles, selon Alexandre Beglow gouverneur de Saint Pétersbourg.
À la fin de l’année 1965, les apparatchiks du Parti communiste d’Ukraine ont reçu un samizdat (en ukrainien : samvydav) scandaleux intitulé « Internationalisme ou russification ? ». Il affirmait que derrière la façade de coexistence fraternelle des peuples en URSS se cachait un chauvinisme grand-russe qui empêchait le véritable développement de la culture nationale, supprimait l’histoire des peuples non russes, promouvait la russification et encourageait l’ukrainophobie. En utilisant des références aux écrits de Lénine, le manuscrit soutenait que cela était le résultat d’une « révision complète de la politique du parti léniniste sur la question nationale, une révision effectuée par Staline dans les années 1930 et poursuivie par Khrouchtchev au cours de la dernière décennie. »1
L’auteur de ces mots, Ivan Dziuba, originaire de l’Oblast de Donetsk, critique littéraire et dissident ukrainien, est mort tout récemment : le 22 février 2022. L’attaque de Kiev a commencé à peine deux jours plus tard.
Les représentants russes ont exposé divers arguments pour justifier et légitimer l’invasion. L’accent qu’ils mettent sur les différents objectifs de l’opération dite spéciale change également, de la protection des « républiques populaires » autoproclamées de l’Est à la « dénazification » et à la « démilitarisation » de l’Ukraine, en passant par le changement de régime ou la création d’un corridor entre le Donbas et la Transnistrie. Toutefois, un message central s’est peu à peu dégagé de leurs déclarations : premièrement, l’État ukrainien ne peut prétendre à l’existence, du moins dans ses frontières actuelles ; et deuxièmement, il n’existe pas de nation ukrainienne distincte, mais une simple variante de la nation russe trinitaire qui comprend les Grands Russes (c’est-à-dire les Russes), les Biélorusses et les Petits Russes (c’est-à-dire les Ukrainiens et les Ruthènes).
Les actions de l’armée russe dans les territoires occupés en sont le reflet. Les soldats enlèvent les panneaux en ukrainien et toutes sortes de symboles ukrainiens. Des agents du FSB interrogent les directeurs d’école et les enseignants. Le nouvel administration militaro-politique émergente a annoncé la transition du système éducatif vers le programme russe et l’enseignement en russe uniquement. De nombreux réfugiés qui passent par les « camps de filtration » se retrouvent à des milliers de kilomètres de chez eux, au cœur du territoire des occupants. Selon certaines spéculations, les « républiques » existantes, ainsi que d’éventuelles nouvelles formations de ce type (par exemple, dans l’oblast de Kherson), pourraient faire partie de la Fédération de Russie.2
La guerre actuelle contre l’Ukraine est irrédentiste : son but est de ramener à l’empire (« fédération ») un territoire qu’il considère comme sien. Selon ce point de vue, l’Ukraine n’a été perdue que temporairement, et est habitée par une population qui a simplement oublié sa véritable identité nationale. La théorie et la pratique de ce conflit est le même chauvinisme grand-russe que Dziuba dénonçait. Parfois, il apparaît sous sa forme classique, tsariste et orthodoxe, parfois, il emploie une imagerie stalinienne dans laquelle le culte de la Grande Guerre Patriotique joue un rôle central. Il en résulte un mélange bizarre. Les nouvelles armoiries de l’Oblast de Kherson occupé font référence au symbolisme tsariste. En même temps, les occupants brandissent des drapeaux rouges avec un marteau et une faucille qui annonçaient autrefois la fin de la dynastie Romanov. On ne peut donner un sens à ce méli-mélo que si l’on comprend que l’ingrédient unificateur est le chauvinisme grand-russe.
La question nationale, si centrale dans les préoccupations des révolutionnaires opérant sur ce même territoire il y a plus de cent ans, joue un rôle clé dans cette guerre. C’est pourquoi ce conflit apparaît à certains comme anachronique, déplacé dans l’Europe contemporaine. Au cours des soixante-dix dernières années, la plupart des pays européens n’ont connu de conflits liés à l’autodétermination nationale que sous la forme de soulèvements anticoloniaux qui ont eu lieu dans le Sud (c’est-à-dire les nombreuses guerres en Afrique ou en Asie du Sud-Est), ou sous la forme de luttes séparatistes beaucoup moins intenses (par exemple, l’Irlande du Nord, le Pays basque). La disparition sanglante de la Yougoslavie a tout simplement été oubliée, bien qu’injustement. Comme les six guerres de 1991–2001 qui ont accompagné l’éclatement de la fédération des Balkans, l’invasion russe de l’Ukraine doit être considérée dans le contexte de la transformation du « socialisme d’État » et de l’échec de ses tentatives de résoudre la question nationale sur les anciens territoires de l’Empire russe et de l’Autriche-Hongrie.
Les crises profondes et les changements économiques et politiques subséquents que ces États ont connus depuis le milieu des années 1980 ont fait remonter à la surface des tensions nationales que les régimes du bloc de l’Est avaient tenté de contenir. Dans le même temps, le nationalisme – de ses versions chauvinistes extrêmes à ses versions « pacifiques » et civiques – a joué un rôle clé dans la légitimation des mouvements contre les régimes staliniens. Il a connu une renaissance majeure dans les arènes politiques des nouveaux États. La division calme de la ČSFR en République tchèque et Slovaquie ou la « réunification de la nation allemande » pacifique après la chute du mur de Berlin ont été des exceptions. La disparition de l’URSS s’est accompagnée d’une série de conflits armés, des affrontements entre les manifestants et la police et l’armée aux guerres brutales en Tchétchénie. La guerre de la Russie contre l’Ukraine, qui a commencé en 2014, est une continuation de cette série, tandis que l’invasion de février 2022 n’est qu’une escalade d’un conflit existant.
La guerre actuelle ne peut être comprise que dans le contexte du développement du capitalisme ukrainien et de ses spécificités. Dans ce texte, nous le retraçons depuis l’indépendance de l’Ukraine et l’émergence de « clans » régionaux et sectoriels au sein de la classe capitaliste, dont certains avaient des liens étroits avec l’économie de la Fédération de Russie. En politique, la compétition de ces clans a pris la forme d’une lutte pour les postes lucratifs qui permettaient d’accéder aux ressources de l’État. La question nationale – en partie pour des raisons historiques – s’est intégrée à cette lutte et a été utilisée comme instrument de mobilisation par les projets politiques des oligarques. Si le pouvoir des clans a constitué un frein au développement économique, leur rivalité a été à la base de l’instabilité politique. Cette dernière a culminé en 2013–2014 avec l’Euromaïdan, l’émergence de « républiques » autoproclamées dans le Donbas, ainsi que le début d’un conflit militaire avec la Russie. Dans un prochain article, nous analyserons les défis posés par l’invasion actuelle aux travailleurs d’Ukraine et de Russie et examinerons la question de la position qu’ils doivent adopter face au conflit.
capitalisme de copinage
L’Ukraine est devenue indépendante en 1991 à la suite d’un référendum auquel plus de 90 % des électeurs ont voté pour.3 Jusqu’en 2014, la Russie a accepté ce résultat et reconnu l’existence de l’Ukraine dans une sorte de régime de « souveraineté limitée ». L’Ukraine était liée à son grand voisin par des relations économiques4 et la Russie a pu utiliser ses clients locaux pour influencer le développement politique interne. Cette dernière a longtemps été turbulente.
La période de transition économique au cours de laquelle l’Ukraine a suivi, dans une certaine mesure, les prescriptions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, a rapidement créé une nouvelle classe capitaliste. Au début, elle était composée principalement de « directeurs rouges » (c’est-à-dire les cadres du régime stalinien), puis de couches plus larges – issues des rangs de l’intelligentsia technique, de diverses parties de l’appareil d’État et de la pègre. Les années 1990 ont été un véritable Eldorado pour cette classe, bien que souvent assez dangereux pour ses membres individuels. En utilisant des méthodes légales et extralégales, elle s’est emparée d’entreprises et de banques clés, qu’elle a soit dépouillées de tous leurs actifs, soit concentrées dans des holdings et des groupes d’investissement géants. Les bénéfices sont exportés vers des paradis fiscaux. Dans le même temps, il a commencé à prendre le contrôle des médias et de la politique. Contrairement à ses prédécesseurs de la nomenklatura stalinienne, il a également réussi à s’intégrer dans la classe capitaliste mondiale, du moins en ce qui concerne l’utilisation de son fonds de consommation (yachts et propriétés de luxe à l’étranger, jets, ainsi que des investissements privés sur les marchés financiers internationaux).
Pendant ce temps, le PIB réel par habitant de l’Ukraine était en baisse constante – jusqu’en 2000. L’espérance de vie moyenne est passée de 70,5 ans (en 1989) à 67,7 ans. Le non-paiement des salaires,5 le travail dans l’économie informelle et la baisse du pouvoir d’achat sont devenus des réalités quotidiennes pour la classe ouvrière ukrainienne. Bien que les nombreuses grèves, marches, grèves de la faim et blocages aient réussi à remporter quelques succès locaux (par exemple, le paiement des arriérés de salaires, le report de la privatisation, etc.), ils n’ont pas réussi à changer le cours général des choses ou à créer un mouvement plus large.
Jusqu’à présent, l’histoire n’est pas très différente de celle de la Russie.6 Toutefois, la centralisation et la consolidation que Poutine a mises en œuvre après la crise financière asiatique et l’effondrement du rouble (1997–98) n’ont jamais eu lieu en Ukraine. Poutine a progressivement nationalisé certaines entreprises énergétiques, construit une « verticale du pouvoir », dont l’épine dorsale était constituée de cadres des services de sécurité et de divers amis personnels, et subordonné les oligarques à cette structure. Ces derniers supervisent depuis lors la distribution de la rente provenant principalement de l’extraction des combustibles fossiles. La classe capitaliste ukrainienne, en revanche, est restée divisée en « clans » concurrents liés à des secteurs économiques et des régions géographiques spécifiques.7 La rivalité entre ces factions du capital ukrainien est à l’origine de l’instabilité politique.
Les nombreux mouvements de protestation politique, qui exprimaient souvent aussi des revendications sociales et d’aide sociale, ont toujours été cooptés par un projet politique de l’un des groupes – soit dès le début, soit progressivement. Les manifestations « L’Ukraine sans Koutchma » (2001–2002) et « Lève-toi, Ukraine ! » (2002–2003) étaient dirigées contre le président Leonid Koutchma, impliqué dans plusieurs scandales, dont le meurtre d’un journaliste. La « révolution orange » (2004–2005) était une réponse à la fraude électorale de Viktor Ianoukovitch, alors premier ministre et candidat à la présidence, ainsi qu’à la privatisation suspecte de la plus grande aciérie d’Ukraine à Kryvyi Rih (Oblast de Dnipropetrovsk), dans laquelle le beau-frère de Koutchma était impliqué avec l’ancien gangster de Donetsk, Rinat Akhmetov. Le mouvement « Lève-toi, Ukraine ! » (2013) s’est opposé au président Ianoukovitch et à ses tentatives de consolidation du pouvoir. Enfin, l’Euromaidan (2014) était une réaction à sa décision de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Les plus réussis de ces mouvements, la Révolution orange et l’Euromaïdan, ont peut-être conduit à un changement de leadership politique, mais ils n’ont pas ébranlé de manière significative la position des clans, et encore moins le système clanique en tant que tel. En fin de compte, ils sont devenus un moyen d’amener au pouvoir une autre faction de la classe d’affaires nationale.
La concurrence lumpen-capitaliste, dans laquelle l’une ou l’autre faction a pris le contrôle de l’État (et donc un accès préférentiel aux prêts, subventions et contrats), explique, du moins en partie, pourquoi l’État n’a pas réussi à imposer un plan de développement viable à long terme au pays. D’un autre côté, cet environnement instable a également laissé une certaine place au développement d’une société civile résistante, notamment des syndicats indépendants, des organisations militantes et la gauche radicale.8
La Russie a maintenu une influence sur l’Ukraine par le biais des sections de la classe capitaliste locale qui étaient matériellement intéressées par le maintien de relations étroites – par exemple, dans l’intérêt de leurs propres ventes, de prix favorables pour les intrants (en particulier, mais pas exclusivement, les intrants énergétiques), ou de frais de transfert de gaz. La base de capital de cette faction était principalement concentrée dans le Donbas, l’ancien cœur industriel de l’Union soviétique, qui abrite une importante population russophone et le lieu de naissance du « mouvement » stakhanoviste. Dans les années 1990, il a été le théâtre des conflits les plus sanglants au sein de la classe capitaliste, un centre du crime organisé – mais aussi l’épicentre de la tragédie de la « vieille » classe ouvrière, en particulier des mineurs. Leurs grèves massives à la fin des années 1980 et au début des années 1990 ont contribué à détruire le régime soviétique et à obtenir l’indépendance de l’Ukraine.9 Mais après une vague de privatisations, de dépeçage des actifs et de faillites, beaucoup se sont retrouvés sans emploi ni perspectives. Entre 1992 et 2013, la population des oblasts de Donetsk et de Louhansk a diminué de 1,7 million d’habitants, à un rythme deux fois plus rapide que dans le reste du pays.10
une courte période de développement
Dans la foulée du boom mondial de l’après-2000, le PIB réel de l’Ukraine a également commencé à croître. Cette période de développement rapide (en 2004, l’économie a connu une croissance de plus de 12 %) a duré jusqu’au début de la crise en 2008. La croissance des exportations a joué un rôle particulièrement important. La demande internationale de produits métalliques et chimiques a augmenté, de même que les prix. Les entreprises ukrainiennes ont bénéficié de conditions favorables pour l’achat de gaz et de pétrole russes. L’écart croissant entre les prix mondiaux des matières premières et les prix des intrants a été la source de superprofits que s’est appropriés l’oligarchie locale.
Une main-d’œuvre bon marché et des avantages fiscaux (notamment dans les zones économiques spéciales) ont également attiré les investissements étrangers. Dès 2003, une usine Leoni a été créée à Stryi (Oblast de Lviv), qui emploie aujourd’hui environ 7 000 personnes et produit des faisceaux de câbles pour Volkswagen et Stellantis.11 Dans l’ouest de l’Ukraine, tout un groupe de fournisseurs similaires s’est progressivement formé, se concentrant sur le câblage automobile. En 2005, les tribunaux ont annulé la privatisation douteuse de l’aciérie Kryvorizhstal. Lors d’un nouvel appel d’offres (retransmis en direct à la télévision afin de dissiper tout doute), ArcelorMittal a acquis l’usine pour un peu moins de cinq milliards de dollars. Il s’agit de la plus grande transaction de ce type. Le nouveau propriétaire a réduit le nombre d’employés de plus de la moitié, mais a maintenu l’échelle de production et a investi presque autant dans l’augmentation de la productivité que dans le rachat de l’entreprise.
Cette période n’a toutefois pas permis à l’Ukraine de rattraper les autres anciens pays du bloc de l’Est, dont la position a été renforcée par leur adhésion à l’UE en 2004.12 L’ancienne base industrielle de l’Ukraine orientale était principalement orientée vers l’exploitation minière et la métallurgie. Elle était fortement intégrée verticalement et dépendait de fournisseurs et de clients situés dans d’autres régions de l’Union soviétique. Après l’effondrement de l’Union, ces chaînes se sont étiolées. Une décennie de stagnation dans les années 1990 a transformé une grande partie du capital fixe de l’Ukraine (bâtiments, machines, infrastructures) en un fardeau qui a perdu sa capacité concurrentielle. Le manque d’investissements, nationaux ou étrangers, pour accroître la productivité ou permettre la reconversion de la production n’a fait qu’exacerber le problème. En conséquence, l’Ukraine s’est intégrée au marché mondial principalement en tant que source de matières premières ou semi-finies destinées à une transformation ultérieure : en 2008, le fer et l’acier (35 %), les combustibles minéraux et les huiles minérales (6 %) et les céréales (6 %) représentaient la plus grande part des exportations de marchandises.
Le boom d’après 2000 a été alimenté par des prêts domestiques et étrangers. La crise financière qui a éclaté en 2008 a rendu l’accès au financement difficile pour les entreprises et les banques ukrainiennes et a menacé leur solvabilité. Lorsqu’elle s’est étendue à l’industrie mondiale à la fin de 2008, elle a anéanti la demande étrangère de matières premières ukrainiennes. Les réductions de production et les licenciements ont, à leur tour, sapé les sources de la demande intérieure. Pour couronner le tout, en 2009, la Russie a cessé d’approvisionner l’Ukraine en gaz à des prix préférentiels.13
Avec la crise, la brève période de croissance a pris fin brutalement. L’économie ukrainienne s’est contractée de quinze pour cent et a été plongée dans une stagnation à long terme. En 2019 encore (c’est-à-dire avant la pandémie), le PIB réel ne représentait que 85 % du pic atteint en 2008, avant la crise.14 L’industrie automobile, qui avait connu une croissance prometteuse, a été l’une des victimes de la crise. Alors qu’en 2000, seuls 30 000 véhicules étaient produits en Ukraine, à la veille de la crise, ils étaient déjà plus de 400 000. Cependant, plus de dix ans après la crise, les usines automobiles ukrainiennes sont encore largement à l’arrêt. En 2019, elles n’ont produit que 7 000 véhicules.15
La crise a renforcé la dépendance de l’Ukraine à l’égard des institutions financières internationales, dont elle commençait à peine à sortir. En 2008, le pays a eu besoin d’un prêt d’urgence de la Banque mondiale (800 millions de dollars) uniquement pour couvrir le déficit du budget de l’État. Grâce à un accord de confirmation avec le FMI, il a reçu un autre prêt de plus de 16 milliards, principalement pour faire face à d’autres obligations. Le programme a dû être interrompu lorsqu’en 2009 – et contrairement aux recommandations du Fonds – le président « pro-occidental » Iouschtchenko a signé une augmentation du salaire minimum et des pensions, dont l’inflation avait pris une part importante pendant la crise. Bien que le nouveau président (« pro-russe ») Ianoukovitch ait repris les négociations et tenté de régler les choses, le même problème est réapparu en 2011 lorsque le pays, toujours sous sa direction, a refusé de supprimer les subventions pour le prix du gaz domestique.
l’intégration européenne : espoirs et réalités
La classe capitaliste ukrainienne avait accumulé des richesses considérables mais n’avait ni l’intérêt ni la capacité de mettre en œuvre un programme de modernisation et de développement capitaliste. Son mode d’accumulation était basé sur le pillage des ressources qu’elle avait héritées de l’ancien régime et dont elle disposait grâce au contrôle politique de l’État, y compris de ses structures régionales. Bien qu’il ait été divisé en factions, dont certaines promouvaient une orientation vers la Russie et l’espace post-soviétique, tandis que d’autres prônaient l’intégration dans les structures européennes, dans l’ensemble, il est resté dans une position servile vis-à-vis des créanciers étrangers. En effet, la survie de l’ensemble du modèle « d’accumulation politique » dépendait de leur bonne volonté. Les conséquences de la discipline financière ont toujours été supportées par la classe ouvrière ukrainienne, principalement sous la forme de la pauvreté et de la réduction des dépenses publiques. Mais dans le même temps, les recommandations des créanciers ont été appliquées de manière sélective afin de ne pas mettre en péril les intérêts de la classe capitaliste nationale ou de sa faction dirigeante. Il se trouve qu’après trente ans de transformation, l’Ukraine compte plus de 3 000 entreprises d’État, dont 1 300 sont encore en activité.16 Le même instinct de conservation de la bourgeoisie ukrainienne s’est manifesté lorsque les prescriptions du FMI pouvaient menacer la paix sociale – comme avec l’augmentation du salaire minimum ci-dessus.
Les travailleurs ukrainiens ont été extrêmement mobiles depuis 1991. Par dizaines de milliers, ils sont partis travailler en Russie, en Pologne ou en République tchèque, mais aussi plus à l’ouest. Outre l’argent (les envois de fonds représentaient déjà environ 5 % du PIB avant la crise), les travailleurs ukrainiens ont pu acquérir de l’expérience dans des conditions différentes. Ils ont ainsi pu comparer ce qu’était le travail et la vie dans différents pays. Les revenus nettement plus élevés dans les pays de l’UE étaient particulièrement attrayants pour les personnes originaires de l’ouest agraire de l’Ukraine. Peut-être influencée par cette expérience, une partie de la population a préféré l’intégration européenne à l’établissement de relations plus étroites avec les pays post-soviétiques. Dans un sondage de septembre 2012, le rapport entre ces positions était de 32 % à 42 %. Un an plus tard, alors que la signature de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne était imminente, il était passé à 42 % contre 37 %.
Que pouvaient attendre les travailleurs ukrainiens du processus d’intégration ? L’accord d’association comprenait un « accord de libre-échange complet et approfondi » (DCFTA), qui était censé faciliter l’accès des entreprises ukrainiennes au marché européen (et vice versa), ce qui aurait favorisé les exportations et attiré les investissements. Il aurait également permis aux citoyens ukrainiens de voyager plus facilement dans les pays de l’UE, même si – pour l’instant – ils auraient encore besoin de permis temporaires pour accéder aux emplois. La signature de l’accord marquerait également le début d’une période de rapprochement des lois ukrainiennes et des différentes normes (notamment industrielles) avec celles de l’UE, en vue de renforcer l’État de droit et de rendre l’environnement commercial ukrainien plus compatible avec l’environnement européen.
La signature de l’accord signifierait une perte progressive de la possibilité de protéger le marché intérieur de la concurrence européenne par des tarifs douaniers. Si l’UE n’a pas subordonné l’accord à la condition que l’Ukraine suive toutes les recommandations du FMI (par exemple, la suppression des subventions au gaz, une politique monétaire plus souple, un budget équilibré, des réductions des dépenses publiques), elle les a considérées comme essentielles pour réformer et moderniser le pays. Dans l’ensemble, l’accord n’était pas une œuvre de charité. Il imposerait des coûts à l’Ukraine, qui seraient à leur tour supportés principalement par les travailleurs ou les retraités.
La gauche occidentale dépeint parfois la situation de l’Ukraine en 2013 en termes très simples : elle aurait eu le choix entre deux options aussi mauvaises l’une que l’autre, le « projet néolibéral » de l’UE et le maintien de la domination de la Russie. Du point de vue des travailleurs ukrainiens, cependant, la situation aurait pu être différente. Ils avaient l’expérience de plus de vingt ans de transformation, sans grand résultat. Oui, la thérapie de choc polonaise du début des années 1990 a été brutale, mais les changements que le Donbas, par exemple, a connus au cours de la même période ont été au moins aussi brutaux. Et alors que la Pologne a connu par la suite des améliorations incontestables en termes de revenus ou d’espérance de vie, l’Ukraine a stagné ou décliné. Il est également vrai que les travailleurs italiens ou espagnols, par exemple, ont connu un gel ou une baisse des salaires réels après 2008, et que les mesures d’austérité post-crise, imposées par le FMI et l’UE, ont décimé leurs services publics. Mais vus d’Ukraine – en particulier des régions les moins développées – leurs niveaux de vie sont restés très attractifs. Même, peut-être, à un prix qui devrait être payé sous la forme d’une restructuration compliquée de l’économie ukrainienne.
D’autre part, l’accord d’association n’était pas un accord d’adhésion à l’UE et ne créait aucun droit en ce sens.17 Le Chili a signé un accord similaire en 1995, mais personne ne s’attend à ce qu’il devienne un État membre. Dans le cas de l’Ukraine, un rapprochement était censé se produire, mais sans qu’il soit possible de savoir si et quand elle suivra effectivement la voie polonaise. En outre, la Pologne et d’autres anciens pays du bloc de l’Est ont rejoint l’UE dans une situation fondamentalement différente : à partir d’une ligne de départ différente et avec une UE différente. Premièrement, ils avaient déjà achevé le processus de transition, que l’Ukraine n’a jamais vraiment terminé, et leurs économies étaient bien au-dessus des niveaux de productivité de 1989. Deuxièmement, l’UE vivait encore dans l’illusion que les différences structurelles entre les États membres n’avaient pas d’importance. Avant la crise de la dette et dans le contexte du boom économique qui n’a pris fin qu’en 2008, il semblait que ces déséquilibres ne représentaient aucune menace pour la cohésion de l’ensemble du projet. L’adhésion éventuelle de l’Ukraine, même si elle était à l’ordre du jour en 2013, aurait été abordée avec plus de prudence que celle des candidats qui avaient adhéré plus tôt – par exemple, en 2007 (Bulgarie, Roumanie).
Mais les pays occidentaux avaient leurs raisons de signer l’accord, de maintenir en vie au moins une vague promesse d’adhésion future et d’attirer l’Ukraine dans la sphère européenne élargie. Ils auraient obtenu un accès plus facile à un réservoir de main-d’œuvre qualifiée et à un marché intérieur important, des prix des intrants plus favorables pour l’industrie européenne et des conditions plus faciles pour investir en Ukraine. Ils savaient également que cette démarche irriterait la Russie car elle affaiblirait sa position dans la région. Un tel résultat était également politiquement commode pour les États-Unis.
Tant que l’Ukraine restait dans l’ancienne sphère d’influence, l’irrédentisme pur et simple était une question de politique marginale russe. Cependant, l’accord d’association – et la perspective, bien que faible, d’une future adhésion à l’UE – ont fait peser une menace réelle sur le satellite « petit russe », qui a quitté son orbite. À la veille de la signature de l’accord d’association, le conseiller du président russe pour l’intégration économique régionale, Sergei Glazyev, a déclaré que la Russie ne pourrait pas garantir le « statut d’État » de l’Ukraine si l’accord était signé, et qu’elle pourrait intervenir en faveur des « régions pro-russes ». Peu avant, la Russie avait déjà entamé une guerre commerciale qui causait d’importants dommages à l’économie ukrainienne. À l’automne 2013, le président Ianoukovitch s’est retiré de l’accord à la dernière minute. Au lieu de cela, il a accepté l’offre de la Russie qui comprenait l’achat progressif de quinze milliards de dollars d’obligations ukrainiennes et une réduction d’un tiers du prix du gaz.
Cette alternative a permis de couvrir les dettes les plus urgentes et d’améliorer l’état de l’industrie ukrainienne. Elle ne comportait aucune condition, contrairement au programme du FMI (mesures d’austérité) et à l’accord d’association lui-même (ouverture progressive de l’économie ukrainienne, rapprochement des législations, etc.) Il était question que l’Ukraine rejoigne l’Union douanière avec la Russie et d’autres États post-soviétiques, qui deviendrait bientôt l’Union économique eurasienne (UEE). Cette dernière est censée constituer une sorte d’alternative à l’UE, avec la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens entre les États membres. Toutefois, ses résultats jusqu’à présent ont été pour le moins modestes, si ce n’est que la Russie a bénéficié de l’afflux de main-d’œuvre bon marché en provenance des anciennes républiques soviétiques. Dans l’ensemble, l’offre de la Russie à l’Ukraine signifiait le maintien du statu quo : éviter la faillite de l’Etat, rétablir des prix du gaz favorables et maintenir les positions de la faction capitaliste qui avait le plus bénéficié des contacts avec la Russie (et dont Ianoukovitch était le représentant). Il ne comportait aucun véritable programme de développement capitaliste.
Pour certains, c’était inacceptable. La décision du président, qui est intervenue après des assurances répétées que M. Ianoukovitch acceptait l’orientation pro-européenne de l’Ukraine, a déclenché une escalade des protestations sur la place de l’Indépendance de Kiev. La modification du système électoral, l’intensification de la répression et la consolidation générale du pouvoir par le Parti des régions de M. Ianoukovitch ont également contribué à ces protestations. Elles ont rapidement dégénéré en troubles de masse et ont finalement conduit à la chute de son régime. L’Ukraine est devenue incontrôlable. La prédiction de Glazyev allait bientôt se confirmer.
la question nationale
Au lendemain de l’Euromaïdan et de la guerre dans le Donbas, les tensions nationales en Ukraine ont occupé le devant de la scène. Cependant, elles ont une histoire plus longue.18 Dès 1992, le parlement local de Crimée a déclaré l’indépendance et, dans les négociations que cela a provoquées, a obtenu une plus grande autonomie et un statut économique spécial pour toute la région. Au cours des années suivantes, des manifestations et des protestations ont eu lieu, attirant quelques milliers de personnes, et exigeant de nouvelles concessions, l’indépendance ou l’annexion à la Fédération de Russie. Il y a également eu des propositions visant à déclarer le russe comme langue officielle de la péninsule. En ce qui concerne le Donbas, déjà les mineurs en grève en 1989 étaient plutôt sceptiques quant au nationalisme de leurs collègues de l’Oblast de Lviv ; ils ont plutôt mis l’accent sur des revendications économiques.19 En 1994, un « référendum » non contraignant a été organisé dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk sur la fédéralisation de l’Ukraine, le statut de la langue russe ou l’intégration à la Communauté des États indépendants. Dix ans plus tard, le conseil municipal de Louhansk a voté l’organisation d’un référendum sur la création d’une « République ukrainienne autonome du Sud-Est ». Il y a également eu une manifestation de 70 000 personnes à Donetsk qui a rejeté la révolution orange comme un coup d’État. Si cette dernière avait abouti, elle appelait à la création d’une république indépendante à l’intérieur de l’Ukraine, comme la Crimée. Cependant, ces efforts n’ont pas trouvé un écho plus large et ne se sont jamais transformés en mouvements de masse.
Comme de nombreuses autres entités qui ont émergé des ruines du bloc de l’Est, l’Ukraine était à la recherche d’une identité nationale qui pourrait servir de base au processus de construction d’un nouvel État-nation. Et, comme dans d’autres pays, les sources d’une telle identité se trouvaient dans les mouvements historiques anticommunistes, conservateurs ou d’extrême droite. En Slovaquie, après novembre 1989, les héritiers des Ľudáks, renforcés par le retour des émigrés, se sont lancés dans la réhabilitation du fascisme clérical slovaque et de ses prédécesseurs idéologiques. La droite croate a commencé à travailler au blanchiment de la mémoire de l’ Ustaše*. À leur tour, les nationalistes ukrainiens se sont tournés vers les mouvements antisoviétiques locaux et leurs forces armées, dont les membres avaient pendant un temps collaboré avec l’Allemagne nazie et participé à l’Holocauste en tant que volontaires.20 Les premiers mémoriaux et les premières rues portant le nom de membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) ont commencé à apparaître dès les années 1990, de même que la littérature « historique » révisionniste qui relativisait le rôle de l’OUN et de l’UPA dans les pogroms de Lviv en 1941 ou le nettoyage ethnique de la Volhynie en 1943. En marge de l’échiquier politique, des organisations sont apparues qui avaient une continuité personnelle avec l’OUN et l’UPA.21
La lutte concurrentielle des factions capitalistes que nous avons déjà décrite se déroulait également sur le terrain de la question nationale. Les projets politiques du clan du Donbas liés à la Russie – en termes de matières premières ou autres – promouvaient généralement des liens économiques étroits avec le voisin oriental. Ils étaient sceptiques quant à l’adhésion à l’OTAN et soulignaient l’importance des droits des minorités russes (ou russophones). En revanche, leurs homologues soutenus par des clans basés en dehors du Donbas et de la Crimée, préféraient l’intégration dans les « structures euro-atlantiques » et mettaient l’accent sur l’identité nationale ukrainienne. Après l’élection de Iouchtchenko à la présidence (2005), les mémoriaux ou les rues commémorant les mouvements nationalistes de l’entre-deux-guerres ont commencé à proliférer. C’est sous son mandat que Roman Shukhevych (2007) et Stepan Bandera (2010) ont été déclarés héros nationaux de l’Ukraine.
Les partis politiques alignés sur les clans utilisent la question nationale pour mobiliser le soutien des régions sur lesquelles ils s’appuient. Ce faisant, ils ont également conclu des alliances avec les partis les plus radicaux, qui ont toutefois toujours joué les seconds rôles. Le « Notre Ukraine – Bloc d’autodéfense du peuple » de Iouschtchenko, lors des élections parlementaires de 2002, comprenait le Congrès des nationalistes ukrainiens. Lors des élections locales en Crimée (2006), la coalition « Pour Ianoukovitch ! » était composée du Parti des régions, dominant, et du Bloc russe – un parti qui souhaitait un État unique pour tous les Slaves de l’Est.22 Toutefois, ni le séparatisme ouvert ni les variantes extrêmes du nationalisme ukrainien faisaient partie du courant politique dominant, comme en témoignent les mauvais résultats de ces partis radicaux lorsqu’ils se sont présentés indépendamment. Lors de son entrée en fonction, M. Iouchtchenko a mis l’accent sur l’unité de l’Ukraine, indépendamment des différences de langue, de religion ou d’opinion politique, ainsi que sur le respect et l’amitié envers ses voisins de l’Ouest et de l’Est. Son successeur du camp opposé a également parlé de la nécessité d’ « unir l’Ukraine » et d’en faire un partenaire fiable pour l’UE, tout en maintenant une neutralité globale et de bonnes relations avec la Russie. Aucun des deux groupes n’a recouru aux extrêmes dans la pratique politique, car le soutien dans les régions était important dans la lutte pour obtenir le contrôle de l’appareil d’État au profit de l’un ou l’autre clan. Les élections présidentielles de 2004 ont fini avec un rapport de voix de 52 à 44 ; lors de l’élection suivante, la marge était inférieure à quatre points de pourcentage.23
Tous les efforts visant à satisfaire la minorité russe et à raviver la nostalgie de l’époque soviétique, où la langue et la culture russes étaient dominantes, ou, au contraire, à souligner l’identité nationale ukrainienne et à faire des concessions à la réhabilitation du « nationalisme intégral » de Bandera, seraient inutiles s’ils ne reposaient pas sur une base objective. Il s’agissait du développement inégal des régions ukrainiennes et de leur composition nationale et linguistique différente, ainsi que de l’expérience historique de la colonie de l’Empire russe et de la russification en URSS. L’Est industriel du pays – y compris le Donbas – a historiquement été le moteur de la modernisation. En raison de diverses circonstances, des politiques de l’État et du développement économique spontané, une partie importante de la population locale était composée de personnes de nationalité russe.24 Le niveau de vie et les salaires des travailleurs y ont traditionnellement été plus élevés que dans l’Ouest agraire, où les Ukrainiens de souche étaient majoritaires.25 La transformation de l’économie ukrainienne a été un terrain propice aux tensions fondées sur la négligence perçue ou réelle de certains secteurs et régions. L’indépendance politique acquise par l’Ukraine a été associée pour beaucoup à la fin de la russification et au détachement du « monde russe ». Les clans régionaux ont utilisé ces sentiments pour mobiliser le public.
Lorsqu’on réfléchit à la question nationale, il est facile de glisser vers une conception de certaines catégories comme étant immuables et discrètes. Cependant, la nationalité, la langue, l’origine géographique, la classe sociale ou les préférences politiques se chevauchent de diverses manières en Ukraine. Le fait d’être russophone, d’être de nationalité russe ou d’être né à l’est du Dniepr ne garantit pas l’adoption d’attitudes qualifiées de « pro-russes » dans les médias ukrainiens, qui peuvent elles-mêmes aller de réserves sur les développements de l’après-2013 à la sympathie pour la décentralisation de l’Ukraine, en passant par le séparatisme ou le désir de rejoindre la Fédération de Russie. De même, la nationalité ukrainienne ou le fait d’être originaire de Galicie (une région occidentale) n’impliquent pas automatiquement une « orientation nationaliste », que ce soit sous la forme d’une vague croyance en l’existence d’un intérêt national ukrainien spécifique ou d’attitudes ouvertement d’ultra-droite. Toutefois, des tendances statistiques peuvent être déduites des enquêtes. Dans l’ouest du pays, l’identité ukrainienne est plus profondément enracinée et traverse les classes et les groupes éducatifs. Ailleurs, parallèlement au soutien à la politique nationaliste, elle est davantage l’apanage des sections les plus instruites et les plus riches de la population. Ici, il est paradoxalement associé à des attitudes pro-européennes et pro-occidentales. De caractère plus élitiste, ce nationalisme n’est pas l’affaire des « classes populaires ». La guerre de l’après-2014, dans laquelle (entre autres) des soldats russophones se tenaient des deux côtés, ainsi que l’escalade actuelle, auraient encore déstabilisé toute corrélation directe entre nationalité ou langue et attitudes politiques.26
Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière que la question nationale soit réglée de manière pacifique et aussi démocratique que possible – de sorte que les minorités nationales ou linguistiques jouissent des plus grandes libertés possibles et que le potentiel de conflit soit atténué autant que possible. À cet égard, les politiques linguistiques du gouvernement ukrainien méritent d’être critiquées.27 Toutefois, la question nationale en Ukraine n’avait pas en soi un potentiel explosif. Elle n’a jamais donné lieu à de véritables mouvements de masse, et elle n’aurait guère conduit à la guerre sans intervention extérieure.
de l’euromaidan…
Au lendemain de la crise économique mondiale, on a assisté à un « glissement vers la droite » à l’échelle planétaire : la montée des forces d’extrême droite, nationalistes et conservatrices, et le glissement de l’ensemble du spectre politique vers le traditionalisme, l’autoritarisme et l’obscurantisme. Dans certains endroits, cela s’est traduit par un renforcement des organisations existantes, dans d’autres par le regroupement ou la transformation de groupes anciennement fascistes en une forme plus « attrayante ». Naturellement, la Russie et l’Ukraine ne sont pas restées à l’écart de cette tendance, mais ici, comme partout, celle-ci a pris des formes spécifiques. En Russie, les tentatives initialement assez réussies des fascistes et des nationalistes de s’organiser de manière indépendante se sont heurtées à une sévère répression en 2012. Dans le même temps, cependant, le régime de Poutine a intégré plusieurs éléments de leur rhétorique. Dès 2009, le parti Russie Unie a déclaré que le « conservatisme russe » était son idéologie officielle ; un peu plus tard, V. V. Poutine lui-même a avoué avoir des convictions conservatrices. Après la répression de 2012, qui visait à la fois l’opposition politique et la société civile, la répression étatique des gays et des lesbiennes s’est intensifiée, les sentiments xénophobes au sein de la population ont atteint un sommet, et la position de l’orthodoxie dans la société a été renforcée.28 L’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbas en 2014 ont, à leur tour, été un signal clair que la Russie entendait revenir sur la scène internationale en tant qu’acteur impérial, comme l’ont confirmé ses interventions en Syrie et au Mali.
Les suites de la crise ont apporté le succès à l’Association panukrainienne d’extrême droite « Svoboda », issue du Parti social-national (1995), ouvertement fasciste. Après avoir quelque peu atténué sa rhétorique, elle a réussi à gagner du terrain lors des élections locales de 2009, en particulier dans les régions occidentales. Ce soutien n’a cessé de croître et, lors des élections législatives de 2012, Svoboda a obtenu plus de 10 % des voix. Pendant un certain temps, il a également eu une aile paramilitaire, appelée Patriot of Ukraine, qui s’en est séparée en 2007. Comme dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale, l’extrême droite en Ukraine depuis les années 1990 est principalement une force de la rue, qui s’attaque à la « jeunesse alternative », aux personnes de couleur ou aux militants de gauche. Dans certains endroits, elle a fusionné avec le crime organisé ou l’appareil de sécurité. Et, comme dans d’autres pays, la période post-crise a apporté une percée sous la forme d’un succès parlementaire. Toutefois, le moment décisif pour la suite des événements a été l’Euromaïdan et les événements qui l’ont suivi.
L’impulsion immédiate des manifestations sur la place de l’Indépendance était l’hésitation de Ianoukovitch à signer l’accord d’association. Les manifestations ont commencé le 21 novembre 2013 et ont d’abord attiré quelques milliers d’étudiants, de militants d’ONG et d’électeurs de l’opposition demandant la démission du gouvernement. Le nombre de participants a progressivement augmenté, et la manifestation s’est transformée en une occupation permanente de la place, de manière similaire à la Révolution orange. Des actions parallèles ont progressivement vu le jour dans d’autres villes. La nouvelle que les représentants de l’Ukraine au sommet de Vilnius n’avaient pas signé l’accord d’association, et surtout les premières tentatives de la police de disperser la foule, ont déclenché des émeutes et attiré des centaines de milliers de personnes.
L’occupation du centre de Kiev s’est poursuivie, s’étendant aux bâtiments de l’État et de la ville situés à proximité, et résistant aux attaques de la police. Ces dernières ont montré que les tactiques non-violentes ne sont pas durables et ne conduiront pas à la satisfaction des revendications. Vers la mi-janvier 2014, des groupes de manifestants armés ont commencé à s’organiser pour protéger les autres de la violence policière. La force la mieux préparée était celle des organisations d’extrême droite – Svoboda et, en particulier, le Secteur droit, qui est apparu sur le Maïdan comme une coalition de plusieurs groupes d’extrême droite (dont Patriot of Ukraine). À cette époque, ils constituaient déjà une force collective efficace, bruyante et reconnaissable dans la manifestation, bien qu’ils ne représentaient qu’une petite partie du nombre total de manifestants. Une autre source de manifestants qui n’avaient pas eu peur d’affronter la police et les voyous payés est constituée par les hooligans, dont la base recoupe en partie la scène d’extrême droite. Ces groupes ont réussi à monopoliser essentiellement les tactiques violentes. Leur courage – qui leur a coûté des dizaines de morts et des centaines de blessés – leur a valu non seulement de nouveaux partisans, mais aussi le respect des manifestants pacifiques.
Plus les actions de protestation étaient massives, plus la part des participants initiaux issus des rangs des étudiants et des militants se réduisait. Selon les enquêtes, le participant moyen à l’Euromaïdan était un homme d’âge moyen, employé, éduqué et issu de la « classe moyenne », qui s’intéressait davantage aux problèmes de politique intérieure (régime oligarchique, corruption, répression, incapacité du gouvernement à répondre aux besoins de la population) qu’à l’adhésion à l’UE. Bien que des revendications sociales et économiques plus larges soient également apparues sur le Maïdan, elles ont joué un rôle bien moindre que les principaux slogans de l’opposition, à savoir des élections anticipées et un changement de la constitution. Les tentatives d’intervention des groupes de gauche et féministes n’ont pas abouti.29 Elles se sont heurtées à l’hégémonie des partis d’opposition (Batkivshchyna de Timochenko, UDAR de Klitschko), qui ont fixé les priorités dès le début, mais aussi à la violence de l’extrême droite, que la gauche n’était pas prête à rendre. Le mouvement de masse Euromaidan, caractérisé par un haut degré d’auto-organisation et d’auto-assistance, est resté prisonnier du scénario « manifestations de rue – acceptation des revendications – changement de gouvernement ». Par conséquent, il n’a pas cherché d’autres moyens d’escalade que ceux qui lui ont été imposés par la police, à savoir la violence. L’Euromaïdan ne s’est pas accompagné de grèves, à l’exception de celles purement symboliques. Toutefois, l’escalade a suffi à effrayer le gouvernement à tel point que, fin février, il a pris la fuite.
Le résultat immédiat des protestations a été un nouveau gouvernement. Pendant une brève période entre février et novembre 2014, une coalition de Batkivshchyna, UDAR et Svoboda a gouverné, ces derniers obtenant les postes de vice-premier ministre, ministre de l’agriculture, ministre de l’environnement et, pendant moins d’un mois, ministre de la défense. Cependant, les vainqueurs des élections anticipées d’octobre 2014 ont été le Front populaire et le Bloc de Petro Porochenko, avec 40 % des voix réparties entre eux. Le Bloc de l’opposition, qui a succédé au Parti des régions de Ianoukovitch, a gagné plus de 9 %, vraisemblablement aussi en raison de la très faible participation dans le Sud-Est. Svoboda a obtenu un peu moins de 5 % des voix (six sièges sur un parlement qui en compte 450) et le Secteur droit, transformé en parti politique, moins de 2 % (un seul siège). Ainsi, l’extrême droite n’a pas été en mesure de réitérer le résultat de 2012. Si l’on mesurait son succès uniquement en termes d’influence politique formelle, il semblerait que ses militants de l’Euromaïdan aient servi de bélier aux partis politiques oligarchiques « traditionnels », pour rapidement perdre la faveur du public.
Après l’Euromaidan, les positions de certains oligarques ont été affaiblies (Akhmetov), d’autres sont restées intactes (Viktor Pinchuk, le gendre de l’ancien président Koutchma mentionné ci-dessus).30 Dans le même temps, de nouveaux visages se sont imposés, comme le « roi du chocolat » Petro Porochenko ou Ihor Kolomoiskyi, partisan plus tardif de Volodymyr Zelensky. Ainsi, si l’objectif du mouvement était de se débarrasser des oligarques, on peut difficilement parler de succès. Étant donné qu’il a toujours été dominé par les forces politiques établies, qui, dès le début, ont considéré que l’objectif des manifestations était un changement de direction, une issue différente était peu probable.
Toutefois, il est inexact de décrire l’Euromaïdan comme un coup d’État. Il s’agit plutôt d’un autre exemple du type de mouvements qui sont devenus typiques après la dernière crise. Ils ont une large base qui représente un échantillon représentatif de la quasi-totalité de la société. En termes de composition sociale, ces mouvements ne peuvent pas être décrits comme prolétariens, mais ils ne peuvent pas non plus être qualifiés de purement bourgeois, petits-bourgeois ou étudiants. Ils sont, au sens propre du terme, « civiques » et leurs participants se considèrent comme des « citoyens ». Les mobilisations de ce type comblent parfois le vide social créé par l’absence d’un mouvement ouvrier indépendant – que ce soit en raison de la répression, des défaites passées ou de l’incapacité des luttes à franchir les frontières entre les lieux de travail ou les secteurs et à se développer en un mouvement plus large. Cependant, l’engagement dans ce type de manifestation est authentique et n’est pas seulement le résultat d’une manipulation ou d’une sorte de « jeux de pouvoir », comme l’imaginent les théoriciens du complot de gauche. Dans des situations de démoralisation et de sentiment général que « rien ne peut être changé », ces mouvements offrent au moins un certain espoir que quelque chose peut être fait – et ils offrent la possibilité de faire quelque chose de concret et de rejoindre une culture de solidarité et de résistance collective. D’un autre côté, c’est précisément leur hétérogénéité et leur « civisme », qui se manifeste par des slogans abstraits (pour la « dignité », le « changement », la « décence », contre la « corruption », etc.), qui les rend vulnérables à la cooptation par les forces politiques bourgeoises établies, ce qui conduit rapidement à la désillusion. Ces mouvements sont surtout présents dans les rues, avec peu ou pas de débordement sur les lieux de travail. Leur tactique est l’occupation et le blocage de l’espace urbain. Ces aspects relient l’Euromaïdan à un échantillon très diversifié qui comprend Occupy Wall Street, le « printemps arabe » ou le mouvement de Hong Kong en 2019–2020.
L’Euromaidan a marqué non seulement la croissance de l’extrême droite, mais aussi l’émergence de sa coalition particulière avec la droite libérale-nationaliste. Outre les partis politiques, cette dernière comprend également diverses initiatives civiques, des ONG et de larges couches de l’intelligentsia ukrainienne. La base de cette alliance est un certain projet d’État-nation et d’identité qui se distancie du passé soviétique, y compris de ses éléments les plus locaux. Elle considère la Russie simplement comme une source d’oppression, de sous-développement et de menace, tout en comprenant l’histoire ukrainienne comme une série de tentatives pour se libérer de l’influence de la Russie. Le mova, la langue ukrainienne, est considéré comme un élément central de l’identité nationale, ainsi qu’un moyen d’auto-préservation, qui doit être protégé. Un manque de loyauté envers les éléments de ce projet est considéré comme suspect. À l’inverse, une identification sans équivoque à cette langue offre un moyen de se purifier et de neutraliser ses autres « défauts », tels qu’une ethnie différente ou une identité homosexuelle.
Il est vrai que, dès le départ, il y a eu des divergences d’opinion sur les perspectives d’avenir de ce projet national. Alors que l’extrême droite est sceptique ou carrément opposée à l’intégration européenne, pour les nationalistes libéraux, c’est la seule voie possible. Toutefois, ni le rôle clé de l’extrême droite dans la chute de Ianoukovitch ni son allégeance au projet national ne peuvent être remis en question de manière crédible. Par conséquent, le nationalisme civique dominant a appris à tolérer son cousin extrême, à ignorer ses excès et à sous-estimer ses dangers.31
Bien entendu, ni le projet ni les revendications de l’Euromaïdan ne bénéficiaient d’un soutien universel. Dans un sondage réalisé en mars 2014, un tiers des personnes interrogées ont décrit les événements de la place de l’Indépendance et les développements politiques qui ont suivi comme étant soit un coup d’État, soit un conflit au sein de l’élite ukrainienne. Une telle évaluation était la plus courante dans l’est du pays. Environ 40 % de la population ukrainienne s’attendait à une amélioration partielle ou significative des changements, et presque la même proportion à une détérioration partielle ou significative. Déjà en novembre 2013, des manifestations connues sous le nom « d’Anti-Maidan » ont eu lieu. Au départ, il s’agissait de protestations organisées d’en haut pour soutenir le Parti des régions, qui faisait venir des participants – souvent des employés du secteur public – des régions. Le soi-disant Parti communiste d’Ukraine,32 , en coopération avec le Bloc russe, a organisé des événements de moindre envergure contre la signature de l’accord d’association (affirmant, entre autres, que cela signifierait la légalisation du mariage gay) et en faveur de l’adhésion à l’Union douanière avec la Russie.
Dans le Donbas, la rhétorique d’Anti-Maidan a résonné en rapport avec l’avenir de l’industrie locale, en particulier l’exploitation du charbon, qui pourrait être menacée par la concurrence européenne ou les normes environnementales. L’idée selon laquelle le Donbas alimente le reste du pays avec sa productivité depuis des décennies est tout aussi importante : il devrait donc avoir davantage son mot à dire, et certainement pas se laisser diriger par Kiev.33 Pour certains, le modèle russe de capitalisme, avec des revenus et des retraites relativement plus élevés financés par les rentes pétrolières et gazières, a pu sembler attrayant après vingt ans de tentatives infructueuses de développement de l’Ukraine. Mais ici, l’expérience d’un déclin relatif a probablement joué un rôle plus important que le niveau absolu des niveaux de vie. Alors qu’en 1995, les salaires moyens dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk représentaient respectivement 133 % et 112 % de la moyenne nationale, en 2013, leur position s’était dégradée à 114 % et 102 % de la moyenne nationale.34 À la suite de l’effondrement du régime en février 2014, l’Anti-Maidan s’est radicalisé et est devenu plus conflictuel, en particulier dans l’Est et le Sud-Est. Des groupes d’autodéfense sont apparus, prétendument pour « maintenir l’ordre public », qui ont attaqué les manifestations organisées par le camp adverse.35 Une rhétorique de gauche, dirigée, par exemple, contre la continuité oligarchique du nouveau régime, est également apparue, mais les appels à la fédéralisation de l’Ukraine et, dans certains endroits, les revendications séparatistes, ont progressivement prévalu. L’anti-Maidan se transforme rapidement en « Printemps russe ».
…à la guerre
La péninsule de Crimée revêt une importance stratégique, car elle abrite le quartier général de la flotte de la mer Noire et un important port libre de glace. Selon les accords initiaux, le bail russe de la péninsule devait expirer en 2017. Toutefois, en 2010, M. Ianoukovitch a signé une prolongation du bail pour 25 ans supplémentaires, en échange de prix du gaz plus favorables. On sait que les forces du nouveau gouvernement n’ont pas accepté cette prolongation. Ainsi, après la fuite de M. Ianoukovitch, les événements en Crimée ont pris un tour rapide. Dès le 27 février, des troupes russes non identifiées sont apparues, ont occupé des bâtiments importants et ont empêché l’élection d’un nouveau Premier ministre de Crimée.36 Le parlement local a approuvé la tenue d’un référendum sur l’indépendance. Celui-ci a eu lieu quelques semaines plus tard, sous la supervision d’observateurs des partis d’extrême droite européens. Cependant, la Crimée n’a existé en tant qu’État indépendant que pendant quelques jours. Le 21 mars déjà, la République de Crimée et la ville fédérale de Sébastopol faisaient partie de la Fédération de Russie. Le référendum a été truqué, mais un sondage indépendant réalisé ultérieurement suggère que la majorité de la population restante de la Crimée a accepté l’annexion et l’a préférée à l’alternative, c’est-à-dire le statu quo ante. Ces résultats doivent également être considérés à la lumière de l’instabilité et de l’escalade militaire qui ont commencé au printemps 2014. En février 2014 encore, seuls 41 % des Criméens étaient favorables à l’adhésion à la Russie, contre un peu moins de 36 % lors d’un précédent sondage en 2013.
Dans l’est et le sud-est de l’Ukraine, les réseaux régionaux qui reliaient les structures étatiques aux intérêts commerciaux se sont rapidement désintégrés après la chute du gouvernement Ianoukovitch.37 Dans cette nouvelle situation, les élites locales ne pouvaient être sûres de leur position. Certaines sections sont passées du côté du nouveau gouvernement, avec lequel elles ont pu négocier des conditions de coopération acceptables. Par conséquent, elles ont contribué à pacifier les aspirations séparatistes dans leurs régions, ou du moins à les détourner vers un fédéralisme modéré. Par exemple, les tentatives d’attiser les conflits ethniques à Odessa et Kharkiv ont échoué.38 Dans les Oblasts de Donetsk et de Luhansk, cependant, les événements ont pris une tournure différente. Une partie des capitalistes et apparatchiks locaux ont parié sur le séparatisme.39 En mars 2014, des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont eu lieu dans les deux régions, cherchant à occuper des bâtiments officiels. Au cours du mois suivant, le conflit s’est progressivement militarisé. À Louhansk, plus d’un millier de manifestants ont occupé le bâtiment des services secrets et ont pillé l’armurerie. Un groupe d’hommes armés, dirigé par un vétéran russe des guerres des Balkans et de Tchétchénie, est arrivé à Sloviansk depuis la Crimée et a joué un rôle clé dans les premières batailles avec les forces armées ukrainiennes. Une source importante de financement des activités de ces groupes était le banquier d’affaires russe Konstantin Malofeev.
Un État capitaliste qui fonctionne ne permettrait guère à une « milice » ou à une formation quasi-étatique proclamée par une poignée de personnes dans un bâtiment municipal occupé de contester son monopole sur la violence. Mais la position du nouveau gouvernement de Kiev était chancelante : l’insécurité qui s’est installée après la chute de Ianoukovitch s’est propagée à l’ensemble de l’appareil d’État, y compris l’armée et la police. « L’opération antiterroriste » contre les séparatistes, bien que lancée dès le mois d’avril, n’a pas donné de résultats significatifs au cours des premières semaines. Dans plusieurs cas, les soldats se sont tout simplement rendus. La crainte d’une intervention de l’armée russe, qui avait amassé quelque 40 000 hommes à la frontière, a également pu rendre l’État ukrainien prudent. L’ouverture ainsi créée était suffisamment grande pour que les autorités autoproclamées des deux régions puissent préparer les « référendums d’indépendance » truqués qui ont eu lieu le 11 mai 2014. Entre-temps, les forces armées de la « République populaire de Donetsk » (RPD) et de la « République populaire de Louhansk » (RPL) ont été renforcées par des troupes supplémentaires venues de l’autre côté de la frontière russe, composées d’anciens combattants ou de membres de divers groupes fascistes et nationalistes. Cela était nécessaire car – comme s’en est plaint le commandant russe Girkin/Strelkov lors d’une conférence de presse en mai 2014 – il n’y avait tout simplement pas assez de volontaires locaux.
Dans le même temps, des unités de volontaires paramilitaires ont commencé à se former du côté ukrainien. Certaines sont issues des unités d’autodéfense de l’Euromaïdan (bataillon Aydar), du parti d’ultra-droite Svoboda (bataillon Sich), du parti fasciste Patriot of Ukraine (bataillon Azov), du parti Secteur droit nouvellement fondé (Corps de volontaires ukrainiens « Secteur droit »), tandis que d’autres n’avaient aucun lien direct avec des organisations politiques, ou recrutaient parmi les hooligans ou les employés des services de sécurité privés appartenant aux oligarques. Un certain nombre d’unités de volontaires ont également vu le jour sous la forme de « bataillons de défense territoriale », un système de détachements composés de réservistes des forces armées.40 Peu après la chute de Ianoukovitch, la « Garde nationale », une force de police militarisée relevant du ministère de l’intérieur (MIA), a également été rétablie. Quelques mois plus tard, le bataillon de Donbas a été rattaché au même ministère, tout comme Azov, qui a été agrandi et transformé en régiment. D’autres unités de volontaires (par exemple, Sich) ont été intégrées de la même manière au MIA en tant qu’unités de police spéciales. Aydar a ensuite été transformé, en 2015, en bataillon régulier des forces terrestres de l’armée.41 Au départ, cependant, le financement de ces unités provenait principalement d’oligarques et de collectes publiques. Le fait que l’État ukrainien ait volontiers accepté l’aide de volontaires financés par des fonds privés pour mener la guerre est une autre illustration de sa faiblesse initiale.
conflit gelé
En mai 2014, le conflit avec les « républiques » s’est transformé en une guerre conventionnelle avec chars, artillerie et aviation. Après quelques difficultés initiales, les forces ukrainiennes – y compris les formations de volontaires – ont remporté un certain nombre de succès au cours des mois d’été, malgré l’aide fournie à la RPD et à la RPL par des combattants russes ou tchétchènes. En août 2014, l’armée ukrainienne était sur le point de déchirer les deux républiques et de les encercler. À la fin du mois, cependant, la Fédération de Russie a envoyé des milliers de soldats et d’importantes quantités d’équipements dans le Donbas, soutenus par des tirs d’artillerie et de roquettes depuis le territoire russe. Lors de la bataille clé d’Ilovaisk, les troupes ukrainiennes ont subi une lourde défaite, qui a contribué à la signature du premier accord de Minsk (septembre 2014). Cependant, les deux parties ont violé le cessez-le-feu dès le début et les « républiques » ont remporté de nouvelles victoires. La détérioration de la situation a finalement conduit à la signature de la deuxième version de l’accord (février 2015). Depuis lors, l’intensité du conflit a diminué et la guerre s’est transformée en une guerre de tranchées. La dernière escalade majeure avant l’invasion de 2022 a eu lieu en 2017.
Huit années de guerre ont fait plus de 14 000 morts42 et déplacé des millions de personnes de leurs foyers. Certains ont fui vers la Russie, tandis que d’autres ont cherché refuge dans les parties sûres de l’Ukraine ou à l’Ouest. Les organisations de défense des droits de l’homme ont recensé de nombreux crimes de guerre – commis par les deux parties – dont des exécutions extrajudiciaires, des viols, des tortures, des enlèvements, des détentions illégales et l’utilisation de munitions interdites.43 La guerre a causé d’énormes dommages aux infrastructures et à l’environnement de la région. Une étude de 2020 a estimé le coût total de la reconstruction du Donbas (avant l’invasion actuelle, bien sûr) à plus de 21 milliards de dollars, soit environ 13 % du PIB de l’Ukraine à l’époque.
Les accords de Minsk ont réussi à geler le conflit, mais pas à y mettre fin. Selon la feuille de route initialement convenue par toutes les parties,44 , l’ensemble du territoire des oblasts de Donetsk et de Louhansk devait être réintégré à l’Ukraine, mais avec un plus grand degré d’autonomie. Des élections locales sous législation ukrainienne, supervisées par l’OSCE, devaient constituer une étape dans ce sens. L’État ukrainien a refusé qu’elles aient lieu avant le retrait des troupes et des équipements russes du Donbas. Or, les accords ne prévoyaient rien de tel – au contraire, le rétablissement du contrôle ukrainien sur les frontières de l’État ne devait commencer que le lendemain des élections. La Russie, pour sa part, a insisté pour que l’Ukraine négocie les détails directement avec les représentants des États autoproclamés, sur lesquels elle n’avait prétendument aucun contrôle. Elle a également refusé à plusieurs reprises de soutenir l’extension du mandat de l’OSCE, qui, en vertu des accords, était censée surveiller la situation sécuritaire à la frontière, et a commencé en 2019 à délivrer des passeports russes aux résidents du Donbass. Les représentants de la DPR et de la LPR ontdéclaréà plusieurs reprises que les « républiques » rejoindraient bientôt la Fédération de Russie – bien que cela soit incompatible avec les accords. Des élections ont été organisées en 2015 et 2018 contre les protestations de l’OSCE (et de l’Ukraine) et en violation des accords.
Chacun des acteurs avait quelque chose à perdre si les accords étaient appliqués. Les dirigeants de la DPR et de la LPR ne pouvaient pas être sûrs de leur position après des élections libres. Par conséquent, ils ne voulaient pas prendre le risque qu’elles se déroulent sans la présence de l’armée russe. Pour la Russie, les « républiques » étaient utiles en tant qu’instrument de contrôle de l’Ukraine – dans un premier temps, principalement sur le plan militaire, puis, à l’avenir, peut-être sur le plan politique. Mais les accords ne contenaient pas de garantie claire quant au maintien de l’influence de la Russie après la fin du conflit et la dissolution des deux îlots. En ce qui concerne l’Ukraine, la population du Donbas représentait une menace, en particulier pour les partis politiques qui étaient au pouvoir jusqu’en 2019. On pouvait supposer que les habitants du Donbas ne soutiendraient pas les forces qui dirigeaient des opérations militaires à leurs portes depuis plusieurs années. L’intégration du territoire des « républiques » dans l’Ukraine ou la Russie entraînerait également des coûts importants pour la reconstruction des infrastructures détruites.
l’extrême droite après l’euromaïdan
Le principal opposant à la mise en œuvre des accords de Minsk en Ukraine était l’ultra-droite. En août 2015, alors que le parlement votait la loi sur le statut spécial des deux régions (comme le stipulent les Accords), des émeutes ont éclaté, au cours desquelles un combattant du bataillon Sich a tué trois membres de la Garde nationale avec une grenade et en a blessé plus d’une centaine. Les organisations fascistes et nationalistes ont refusé catégoriquement tout compromis avec les séparatistes et ont souligné (à juste titre) que les accords de Minsk étaient défavorables et qu’ils avaient été signés sous la menace d’une défaite imminente.45 Ainsi, les partis politiques traditionnels ont également dû envisager les réactions possibles de cette section de l’opposition au cas où ils feraient trop de concessions.
C’est une bonne illustration de l’influence que l’extrême droite a réussi à construire après l’Euromaïdan. Il est vrai que ses positions au parlement et dans les gouvernements locaux se sont affaiblies à chaque élection. Cependant, cela ne dit pas grand-chose de son influence dans la « société civile ». Avant 2013, Svoboda était déjà le parti politique le plus actif en termes de protestation de rue. Les victoires lors des escarmouches sur la place de l’Indépendance étaient de grandes relations publiques pour les fascistes et les nationalistes, tout comme le rôle et les sacrifices des bataillons de volontaires dans le conflit armé dont les batailles clés sont devenues partie intégrante de l’iconographie nationale. C’est Azov qui a le mieux exploité cette situation.46 Après son intégration dans la Garde nationale, les commandants d’origine ont été remplacés par des soldats professionnels. Cependant, l’ancienne direction a progressivement transformé l’organisation civile affiliée, le Corps civil « Azov », en un parti politique, le Corps national. Bien que ses résultats électoraux ne méritent pas d’être mentionnés, le nombre de ses membres est estimé à dix ou quinze mille. Il possède ses propres centres culturels, publie des livres dans sa propre maison d’édition et en discute dans son club littéraire, mobilise le soutien du public par le biais de campagnes de charité, d’événements sportifs et d’un festival d’été.47 Il est beaucoup plus actif dans la « vie civique » que de nombreux partis traditionnels et que le parti paramilitaire National Druzhina (rebaptisé plus tard « Centuria »). En bref, Patriot of Ukraine, qui était à l’origine une organisation d’extrême droite mineure, a réussi – grâce à l’escalade de la violence lors de l’Euromaïdan et à la militarisation ultérieure du conflit – à faire ce que l’extrême droite de nombreux pays européens n’a pas réussi à faire. Elle a construit un mouvement social capable de toucher différents groupes de personnes sur de nombreux fronts différents.48
Le régiment Azov a été officiellement dépolitisé en étant intégré au MIA, mais il existe toujours une coopération et divers liens personnels entre lui et la version civile d’Azov. Le « phénomène Azov » est souvent mal décrit. Son idéologie n’est pas le néonazisme, mais plutôt une variante moderne du fascisme qui s’inspire des traditions locales du nationalisme intégral.49 Il n’est pas non plus tout à fait vrai que l’Ukraine est devenue une sorte de plaque tournante mondiale de l’extrême droite. Bien que les fascistes ukrainiens entretiennent des contacts avec certaines organisations alliées à l’étranger, les forces fascistes les plus notoires d’Europe se sont rangées du côté de la Russie dans le conflit.50 C’est l’une des raisons pour lesquelles Svoboda a quitté l’Alliance des mouvements nationaux européens en 2014, où elle avait le statut d’observateur. Azov et les autres forces d’extrême droite n’ont pas non plus de réel contrôle sur l’État ukrainien. Elles ont des connexions politiques qu’elles ont pu exploiter,51 mais sinon, elles se considèrent comme étant dans l’opposition et considèrent les partis au pouvoir comme leurs ennemis.
Pourtant, ce serait une erreur de sous-estimer la scène d’extrême droite ukrainienne. Après 2013, elle a réussi à acquérir une expérience du combat et à avoir accès à des armes. Depuis lors, elle s’est concentrée sur la construction de structures parallèles qui seront encore mieux préparées à profiter d’une opportunité du type de celle de l’Euromaïdan. Dans le même temps, les militants fascistes et nationalistes représentent déjà un réel danger pour la gauche ukrainienne, le mouvement féministe, les Roms et les personnes homosexuelles.52
républiques anti-populaires
Après l’Euromaidan, les capitalistes du Donbas se sont soudainement retrouvés sans leur influence antérieure sur l’État. L’accord d’association avec l’UE menaçait leurs intérêts économiques, liés à des conditions commerciales favorables avec l’espace post-soviétique et à des prix du gaz bas. Au printemps 2014, l’anti-Maidan a donc pu leur apparaître comme un outil commode pour faire pression sur Kiev, entraînant un nouveau compromis au sein de la classe capitaliste, une nouvelle division des sphères d’influence. Ce compromis aurait pu prendre diverses formes, mais les options les plus extrêmes auraient été la fédéralisation. L’indépendance totale des oblasts de Donetsk et de Luhansk, ou leur annexion à la Fédération de Russie, n’était pas dans l’intérêt des grandes entreprises du Donbas. Les deux options représentaient un plus grand danger pour leurs intérêts que la ligne de base post-Euromaidan. L’indépendance aurait créé des États faibles, probablement sans reconnaissance internationale, avec un accès inexistant ou compliqué au marché mondial et des liens rompus avec le reste de l’Ukraine. Après l’intégration à la Russie, les oligarques auraient dû oublier toute influence politique. Même si une place leur était trouvée dans la « verticale du pouvoir » consolidée de Poutine, en faire partie impliquerait de renoncer à toute indépendance. L’annexion n’était pas non plus une perspective attrayante du point de vue économique, car les entreprises du Donbas seraient exposées à une concurrence beaucoup plus intense sur le marché russe.
Les secteurs miniers et manufacturiers locaux se retrouvent soudainement hors de portée de leurs maîtres et en grande difficulté. De nombreuses usines ont été endommagées par les combats, d’autres ont perdu des fournisseurs ou des clients. Les infrastructures ont également souffert. Les « républiques » ont également perdu beaucoup de main-d’œuvre et d’entrepreneurs locaux en raison de l’émigration.53 Elles ont été privées des subventions et des investissements de l’État. La diminution de la production a réduit l’assiette fiscale et les recettes douanières. En conséquence, ce qui était autrefois le cœur de l’économie du Donbas s’est effondré et les « républiques » se sont retrouvées dans l’incapacité de reconstruire ce que la guerre avait détruit, et encore moins de relancer un quelconque développement.
Les régimes de la RPD et de la RPL sont militairement, politiquement et économiquement subordonnés à la Russie et dépendent de son aide pratiquement depuis le début. Toutefois, cette assistance était limitée à ce qui était nécessaire en termes d’intérêts russes. Au cours des huit années d’existence des « républiques », il n’y a eu aucun investissement en capital significatif pour moderniser la vieille base industrielle de la région.54 L’aide a principalement pris la forme de rations humanitaires, de l’approvisionnement des magasins en denrées alimentaires russes, de la fourniture d’électricité et de gaz, ou de la possibilité pour la population de se rendre en Russie pour y travailler. L’économie des territoires occupés est effectivement passée de la hryvnia au rouble, mais sans réelle intégration dans le système financier mondial ou du moins russe. La plupart des transactions quotidiennes se font en espèces, les distributeurs automatiques sont peu nombreux et leur utilisation est associée à des frais élevés.
En 2017, la RPD a annoncé la nationalisation de 43 entreprises. Il s’agissait également d’une réponse au blocus du transport de marchandises par l’Ukraine, qui a commencé en 2016 comme une action spontanée d’anciens combattants et de nationalistes pour obtenir la libération de prisonniers de guerre. Il a ensuite été rendu officiel par l’État ukrainien. Le blocus a rendu impossible l’acheminement des matières premières de l’ouest vers le Donbas, tout en empêchant l’exportation de produits finis. L’objectif de la nationalisation était de rompre tous les anciens liens et de lancer le processus de réorientation.
La partie de l’économie productive de la RPD et de la RPL qui avait des liens avec des clients des industries stratégiques russes (par exemple, la métallurgie pour l’industrie de l’armement) est passée sous le contrôle de Vnechtorgservis (VTS, « Service du commerce extérieur ») après la nationalisation. Cette société est enregistrée en Ossétie du Sud et est liée à l’ancien trésorier de M. Ianoukovitch, Serhiy Kurchenko, poursuivi en Ukraine pour une fraude de plusieurs milliards de dollars sur les exportations de gaz. Le VTS a joué un rôle spécifique dans les territoires occupés. Jusqu’à l’invasion de cette année, la Russie ne reconnaissait pas formellement l’existence des deux « républiques ». Elle reconnaissait toutefois l’indépendance de l’Ossétie du Sud, qui reconnaissait à son tour la RPD et la RPL. La société était donc en mesure de délivrer des documents d’exportation valables pour le transport de marchandises des territoires occupés vers la Russie. Son modèle commercial reposait sur trois principes : des contacts à médiation politique avec des clients en Russie, une exploitation extrême de la main-d’œuvre et une relation purement parasitaire avec la base technique obsolète du Donbas.
Le VTS aurait également fourni des débouchés à une autre partie importante de l’industrie du Donbas – l’extraction du charbon. Cependant, selon les estimations du syndicaliste ukrainien Mykola Volynko, en 2020, moins d’un tiers seulement des soixante-dix mines des territoires occupés étaient encore opérationnelles. Il s’agissait principalement de mines d’anthracite pour la production de coke, qui était la plus rentable et dont le marché était garanti. Une partie du charbon était également réimportée illégalement en Ukraine sous le couvert du VTS. D’autres mines ont été détruites par la guerre, ou leur production n’était pas viable sans subventions (que, bien sûr, l’État ukrainien a refusé de continuer à fournir) et ont dû être fermées. Beaucoup sont inondées, ce qui a de graves conséquences pour les puits d’eau potable des habitants. Des substances toxiques s’échappent des mines, menaçant de provoquer une catastrophe écologique.55
Bien entendu, les difficultés économiques ont eu un effet immédiat sur le niveau de vie. Les salaires des mineurs sont parmi les plus élevés des « républiques » et, à la fin de 2019, ils s’élevaient à environ 16–17 000 roubles par mois (environ 250 € à l’époque). Dans le reste de l’Ukraine, le salaire moyen des mineurs était d’environ 15 000 UAH (environ 470 €). Dans d’autres secteurs de la RPD et de la RPL, la situation des revenus est encore pire : le salaire moyen est d’environ 8 à 10 000 roubles (jusqu’à 150 €), les gains supérieurs à 12 000 roubles sont considérés comme très bons.56 Dans les mines et les usines, les arrêts de travail et le non-paiement des salaires sont un problème chronique, qui a une longue tradition dans le Donbas. L’armée offre une alternative de carrière aux hommes en bonne santé physique, associée à un revenu régulier.57
Après le gel du conflit, les magasins des « républiques » n’ont pas souffert de pénurie aiguë de marchandises. Selon les résidents, le plus gros problème est celui des prix, qui, selon eux, sont proches de ceux pratiqués dans les régions frontalières russes. On ne dispose pas de données sur le nombre de migrants de la RPD et de la RPL qui travaillent en Russie, mais les sites Internet de recherche d’emploi locaux regorgent d’offres promettant des revenus nettement plus élevés, par exemple à Rostov-sur-le-Don. L’effondrement de l’industrie locale, ainsi que la pandémie de COVID-19, ont créé les conditions d’un travail à distance, dans la gig economy ou dans des centres d’appels desservant des clients en Russie.58
La dégradation de la situation a conduit à plusieurs protestations. En 2016 déjà, les travailleurs de plusieurs mines de Makeyevka (RPD) se sont mis en grève pour réclamer des salaires plus élevés. Ils ont été qualifiés de traîtres et de saboteurs et ont fait l’objet d’une enquête par les services de sécurité. Une autre vague de mécontentement, plus importante, est arrivée en 2020. Une liste interne de mines à fermer a été divulguée au public. En conséquence, cinquante mineurs de la mine de Nykanor-Nova (Zorynsk, LPR) ont refusé de sortir début mai. Ils sont restés sous terre pendant six jours, tandis que leurs femmes manifestaient à la surface. Le motif de la protestation n’était pas seulement la fermeture prévue, mais aussi les arriérés de salaire accumulés au cours des vingt derniers mois. La grève a permis d’obtenir le remboursement partiel des salaires dus, mais les plans de la direction n’ont pas pu être modifiés. La protestation s’est ensuite étendue à quatre autres mines, où les gens travaillaient également gratuitement depuis plusieurs mois. Toutefois, seule une centaine de mineurs de la mine de Komsomolskaya, près d’Antracyt (LPR), ont réussi à se réfugier sous terre avant que les autorités ne puissent réagir. Leur protestation a conduit au paiement immédiat d’une partie de la dette. Lorsque la société n’a pas respecté le délai de paiement suivant, les mineurs ont décidé de poursuivre leur lutte. Cependant, les autorités étaient prêtes : elles ont coupé l’électricité des mineurs, bloqué les réseaux de téléphonie mobile et l’internet en surface, et bouclé toute la ville pour empêcher les actions de solidarité. Le MGB (l’équivalent local du KGB) a ouvert une enquête sur les organisateurs de la grève et leurs familles. Plus de vingt personnes ont été placées en détention. En juin, une manifestation d’environ deux cents collègues et parents a eu lieu devant les autorités locales, pour demander leur libération, la garantie de l’impunité et le paiement de deux mois de salaire. La protestation a été couronnée de succès, mais là encore, seulement partiellement.59
Le fait que les mineurs en grève intéressent le ministère de la Sécurité d’État illustre bien la nature politique de la RPD et de la RPL. Les régimes ont largement traité toute opposition dès le départ : en 2014–2016, des centaines de journalistes, de militants pro-ukrainiens et d’autres ennemis présumés ont été soumis à une détention illégale dans des camps de concentration et des podvals (sous-sols), où ils ont été soumis à la torture, à des simulacres d’exécution ou à des violences sexuelles. Depuis lors, les syndicats indépendants et autres organisations de travailleurs sont inexistants ou immédiatement persécutés, comme dans le cas des mineurs. Dans l’esprit de la tradition soviétique, les fonctions des syndicats officiels se limitent à la récréation et à la répression.
La dépendance des deux États à l’égard de la Russie se manifeste également en termes politiques et militaires. Après 2014, l’armée russe n’est pas simplement intervenue comme une force auxiliaire, aux côtés des séparatistes. Les milices populaires dites de la RPD et de la RPL sont en fait subordonnées au commandement du district militaire sud des forces armées de la RF. Les rangs des commandants locaux, ainsi que ceux de l’administration civile, ont été décimés par une série de purges qui ont éliminé ceux qui étaient trop indépendants d’esprit.60
Si le stalinisme réel était une tragédie, les « républiques » d’Ukraine orientale le répètent comme une farce : avec la terreur, la propagande, les « tribunaux populaires », les « élections » truquées, le contrôle social et l’esclavage, mais sans la modernisation fébrile, l’augmentation du niveau de vie et la mobilisation de masse. L’absence totale de perspectives, huit années de couvre-feu et les complications liées aux déplacements (par exemple, à la recherche d’une formation, les diplômes des universités locales n’étant reconnus nulle part) sont particulièrement irritants pour les jeunes.61 Des journalistes ukrainiens ont récemment demandé à un prisonnier de guerre de la RPD, âgé de 25 ans et mobilisé de force, de comparer Donetsk, Kharkiv et Bratislava, en Slovaquie, où il avait travaillé un temps en 2020.62 Sa réponse fera sûrement sourire les lecteurs slovaques : « Donetsk – le désespoir gris. Kharkiv – grande, pro-européenne, belle ville. Bratislava – eh bien, c’est ça l’Europe ! ». Il a déclaré qu’il serait le plus heureux si les choses revenaient à ce qu’elles étaient avant 2014. Cependant, une enquête indépendante de 2019 a montré toute la gamme d’attitudes des habitants de la RPD et de la RPL. Près d’un tiers souhaitait l’autonomie au sein de l’Ukraine et plus de 23 % souhaitaient l’annexion à l’Ukraine sans autonomie, mais plus de 18 % étaient favorables à l’annexion à la Fédération de Russie et plus de 27 % à l’autonomie au sein de la Fédération de Russie.
Les luttes de 2020 des mineurs et des autres travailleurs de l’Ukraine occupée ne sont pas restées sans réponse. Vneshtorgservis n’a pas été en mesure de rembourser les énormes arriérés de salaires, si bien qu’en juin 2021, les dirigeants de la DPR et de la LPR ont annoncé l’arrivée d’un « nouvel investisseur » dans le Donbas. Les entreprises qui étaient sous le contrôle de VTS ont été reprises par la société YuGMK (« Complexe minier et métallurgique du sud »), détenue par un homme d’affaires relativement peu connu, Yevgeny Yurchenko. Il a des antécédents commerciaux avec Konstantin Malofeev, un partisan de l’Anti-Maidan et du « Printemps russe ». D’autres usines sont désormais contrôlées par Herkules, une société appartenant à Ihor Andreev. Cet homme d’affaires de Donetsk dans l’industrie alimentaire et la métallurgie figurait en 148e position sur une liste de 2012 des Ukrainiens les plus riches. Après la création des « républiques », il a également participé à l’exportation de la ferraille des usines en ruine.
Les plans de ces nouveaux capitaines de l’industrie du Donbas prévoient une augmentation significative de la production. Jusqu’à présent, il semble qu’ils aient au moins réussi à rembourser certaines dettes : si l’on en croit les communiqués de presse officiels, le montant total des arriérés de salaires dans la RPD est passé de 2,5 à « seulement » 1,9 milliard de roubles (environ 29 millions d’euros). À l’usine métallurgique d’Alchevsk (LPR), Yurchenko aurait réglé toutes les dettes dues aux employés. À peu près au même moment, il a été annoncé qu’un nouveau décret de V. V. Poutine permettrait aux entreprises locales de concourir pour les marchés publics russes. Les quotas d’exportation et d’importation de marchandises en provenance du Donbas seraient également levés. Trois mois plus tard, l’invasion a commencé.
le développement capitaliste dans des conditions de guerre
Le conflit a eu un impact majeur sur le développement de l’économie et de la politique ukrainiennes, surtout au cours des premières années. La perturbation des chaînes d’approvisionnement, la destruction ou la perte de capacités productives dues à l’occupation, ainsi que la fuite de centaines de milliers de personnes, ont fait que le pays n’a pas pu bénéficier du boom mondial d’environ six ans qui a débuté un an après l’Euromaïdan. Au lieu de cela, l’Ukraine est tombée dans une profonde récession en 2014–2015, dont elle ne s’est pas complètement remise par la suite. La part des investissements en capital dans l’économie totale est tombée à des niveaux historiquement bas. La chute de la valeur de la hryvnia a ébranlé le secteur financier local, et des dizaines de banques ont fait faillite ou ont perdu leur licence.63 Les salaires réels moyens ont chuté de 25 % au cours des deux années de guerre chaude, et le non-paiement des salaires est redevenu un phénomène de masse. La proportion de personnes dont le revenu est inférieur au niveau réel de subsistance est passée de moins de 17 % à plus de la moitié de la population entre 2014 et 2015. Bien qu’elle ait diminué les années suivantes,64 elle n’a pas encore atteint ses niveaux initiaux. Cette catastrophe économique et sociale est comparable au sort de la Grèce après 2008. Dans ce cas, cependant, elle s’est également accompagnée d’une militarisation.65
L’Ukraine a reçu 3 milliards de dollars du prêt russe négocié par Yanukovych. Cependant, en raison de la guerre, elle a refusé de le rembourser. Au lieu de cela, elle s’est à nouveau tournée vers le FMI, qui a approuvé un nouveau paquet de prêts dès avril 2014. Son volume a progressivement augmenté pour atteindre 17,5 milliards de dollars. Le pays a également signé l’accord d’association avec l’UE en juin 2014, mais il a fallu près de trois ans pour que tous les États membres le ratifient. L’accord a éliminé la plupart des droits de douane, mais a également introduit des périodes de protection, notamment pour les importations de certains types de marchandises en provenance de l’Union, comme les voitures et certains produits agricoles. En conséquence, les exportations ukrainiennes vers l’UE ont augmenté de 87 % entre 2016 et 2021. L’accord a également facilité la circulation de la force de travail : depuis juin 2017, les citoyens disposant d’un passeport biométrique peuvent se rendre dans les États membres (pendant 90 jours) sans visa. À peu près à la même époque, la part de la main-d’œuvre ukrainienne sur le marché du travail slovaque a commencé à augmenter, dépassant rapidement celle des travailleurs d’autres pays. L’expansion de la migration de la main-d’œuvre est également visible dans le rapport entre les envois de fonds et le PIB ukrainien.
Le programme du FMI comportait toutes les conditions habituelles : réduction des subventions énergétiques pour les ménages, privatisation, responsabilité fiscale et renforcement de l’État de droit. L’un des objectifs était d’améliorer l’environnement commercial et d’attirer les investissements étrangers. Cependant, les progrès de l’Ukraine dans ces domaines ont été très inégaux. En ce qui concerne la privatisation, l’État a été en mesure de vendre quelques participations minoritaires dans des entreprises énergétiques régionales et de mettre en œuvre plusieurs petits projets. Cependant, la privatisation des grandes entreprises a rencontré des problèmes. L’usine portuaire d’Odessa était autrefois le plus grand producteur d’ammoniac et d’urée pour la production d’engrais en Union soviétique. Trois tentatives de vente ont échoué, car l’usine croule sous les dettes liées à l’achat de gaz et aux litiges relatifs aux résultats des précédents cycles de privatisation. Entre-temps, l’équipement de l’usine devient obsolète, et le prix demandé est en baisse. Actuellement, 25 « grands » projets à venir (dont l’usine d’Odessa), un projet achevé avec succès et un projet en cours sont répertoriés sur le portail de privatisation en ligne lancé en 2020. Au sein de la population, le transfert d’entreprises publiques en mains privées reste impopulaire, tout comme la vente de terres agricoles. Selon un sondage réalisé fin 2021, seuls 11 % des personnes considèrent la mise en œuvre des programmes des institutions occidentales comme le moyen approprié d’accélérer le développement de l’Ukraine.66 D’autre part, les plans de privatisation n’ont pas provoqué de protestations ou de grèves importantes ces dernières années.67
Ce n’est pas le cas sur un autre plan. Une famille de trois personnes disposant d’un revenu moyen et vivant dans un appartement de deux chambres à Kiev consacrait environ 6 % de ses revenus aux factures de services publics en 2013. En 2020, ce chiffre dépassera les 16 %. La hausse des prix n’était pas seulement une conséquence de la politique de l’État, mais elle y est liée, car les réformes comprenaient la déréglementation du marché du gaz à la consommation ou la suppression des « tarifs préférentiels » pour l’électricité. Ces mesures ont été accueillies par des protestations. En 2016, les syndicats ont organisé une manifestation de 50 000 personnes à Kiev, probablement la plus importante depuis l’Euromaïdan. Outre la hausse du salaire minimum, elle a exigé l’arrêt de la hausse des prix de l’énergie. Sous une forme plus modeste, elle a été répétée deux ans plus tard, et des manifestations de moindre ampleur ont également eu lieu dans les autres régions – la plus récente l’année dernière. Elles n’ont toutefois pas réussi à enrayer la hausse du coût de la vie.
Bien que les prix de l’énergie aient augmenté, les travailleurs des mines de charbon n’ont pas vu leurs salaires augmenter. La réduction du déficit de l’État au nom de la responsabilité fiscale a également impliqué la suppression des subventions au secteur minier. De nombreuses manifestations ont eu lieu contre le non-paiement des salaires ou la fermeture prévue des mines, avec des slogans tels que « Le mineur affamé – la honte de l’Ukraine ». Des mineurs de la partie non occupée de l’oblast de Louhansk sont restés sous terre pendant sept jours, luttant pour le paiement des arriérés de salaires accumulés au cours des derniers mois, voire des dernières années. La détérioration de la situation dans le secteur a également conduit à certains actes désespérés. En 2016, le chef du syndicat indépendant des mineurs de l’Oblast de Donetsk a tenté de s’immoler par le feu dans le bâtiment du ministère de l’Énergie. Plusieurs grèves de la faim ont également eu lieu. Les actions des mineurs ne se sont pas non plus limitées au Donbas. À plusieurs reprises, des mineurs de l’ouest de l’Ukraine ont bloqué l’autoroute vers la Pologne ou se sont mis en grève. En 2020, leurs collègues de Kryvyi Rih ont refusé de remonter à la surface. Les mines appartenant à Akhmetov et Kolomoiskyi extraient du minerai de fer pour l’industrie sidérurgique locale ainsi que pour l’usine U.S. Steel de Košice (Slovaquie). Les travailleurs ont exigé une modification du système salarial ainsi que des investissements dans les équipements obsolètes qui ont causé plusieurs accidents.
Outre les mineurs, représentants typiques de la « vieille » classe ouvrière confrontée au déclin à long terme de leur secteur,68 d’autres secteurs se sont mobilisés ces dernières années, bien que dans une moindre mesure. Dans les chemins de fer, les travailleurs ont lutté contre la nouvelle approche plus « managériale » de l’employeur et ont déclaré à plusieurs reprises une « grève italienne », c’est-à-dire un ralentissement.69 Pendant la pandémie, les syndicats du secteur de la santé ont été actifs, notamment en ce qui concerne le non-paiement des salaires et des primes de covidage.70 Diverses luttes et tentatives d’organisation se sont poursuivies jusqu’à la guerre. Par exemple, les enseignants de vingt écoles de Transcarpathie se sont mis en grève à l’automne 2021, réclamant le paiement des salaires dus (plus de 600 000 € au total). À peu près au même moment, une grève limitée des coursiers de Kiev Bolt a commencé, exigeant des gains quotidiens minimums garantis.71
L’usine ArcelorMittal de Kryvyi Rih a également été le théâtre de luttes intenses. En 2018, les travailleurs se sont plaints de la faible progression des salaires et du harcèlement des syndicalistes. Plus de 12 000 ont signé une pétition exigeant le respect de la convention collective, des augmentations de salaire, une inspection de sécurité approfondie de tous les bâtiments, ainsi que la démission de la responsable des RH connue pour son approche conflictuelle. Les employés du département ferroviaire de l’usine, qui s’occupe du transport des matières premières et des produits finis, ont entamé une « grève italienne » coordonnée avec les cheminots ukrainiens. À l’époque, ces derniers étaient en grève pour obtenir des salaires plus élevés, des conditions plus sûres et le renouvellement du matériel roulant obsolète. L’aciérie de Kryvyi Rih ne pouvant produire sans le département ferroviaire, la grève l’a rapidement paralysée. La direction a menacé les grévistes de poursuites policières et judiciaires, car le gazoduc risquait d’être gravement endommagé en raison d’une baisse de pression. Cependant, les travailleurs n’ont pas reculé et ont obtenu une augmentation de salaire de 25 %. Le directeur des RH détesté a fini par démissionner, mais les différends concernant le respect de la convention collective se sont poursuivis jusqu’en 2021, tout comme la lutte pour des conditions de travail plus sûres.
L’arrivée d’ArcelorMittal était un symbole de l’essor de l’économie ukrainienne après 2000. Les gouvernements pro-occidentaux ont voulu poursuivre cette histoire après l’Euromaïdan, mais la guerre a considérablement réduit l’attractivité de l’Ukraine aux yeux du capital mondial. En 2015, le ratio des entrées nettes d’IDE par rapport au PIB est passé sous la barre du zéro pour la première fois de l’histoire. Après la stabilisation du conflit, l’activité des investisseurs a repris, mais elle n’a pas atteint les niveaux d’avant la crise. Seuls quelques projets ont créé plus de 500 nouveaux emplois entre 2014 et 2019 : Fujikura (production de faisceaux de câbles pour les voitures), Jabil (cartes de circuits imprimés, décodeurs), Flex (cartes de circuits imprimés, widgets et appareils sur mesure), Head (équipements sportifs), Leoni (faisceaux de câbles) et Sumitomo Electric (faisceaux de câbles). À l’exception de deux cas, il s’agissait dans tous les cas d’investisseurs qui avaient déjà été actifs en Ukraine auparavant. De même, les investissements en capital dépassant 100 millions de dollars ont tous été réalisés par des entreprises bien connues : outre ArcelorMittal, il s’agissait de Bunge (céréales, grains, huiles) et de Cargill (céréales).
Ainsi, dans son discours du début de l’année 2020, le président Zelensky pouvait déclarer que l’Ukraine devait encore devenir « la Mecque de l’investissement en Europe centrale et orientale ». Cependant, il était déjà clair à ce moment-là que le cycle économique était entré dans sa phase descendante. Avec l’arrivée de la pandémie, l’économie ukrainienne est retombée en récession. Quatre années de croissance, dont la vitesse était comparable à celle de la Slovaquie, ont pris fin. Or, comme l’indique la note de synthèse 2019 de la Banque mondiale, à ce rythme de développement, l’Ukraine aurait besoin de cinquante années supplémentaires pour rattraper la Pologne. L’invasion, quant à elle, a encore creusé cet écart.
lassitude du nationalisme
Après 2013, l’extrême droite n’a pas acquis d’influence formelle significative au parlement ou au gouvernement. Cependant, l’Euromaïdan et la guerre dans le Donbas ont fait basculer l’ensemble du spectre politique vers la droite, de sorte que même des candidats improbables sont soudainement devenus des faucons nationalistes. Petro Porochenko, qui a été président de l’Ukraine de 2014 à 2019, a un jour cofondé le Parti des régions de Ianoukovitch, a ensuite fait défection dans le camp de Iouschtchenko, mais a ensuite été brièvement ministre du commerce dans le gouvernement d’Azarov (pendant la présidence de Ianoukovitch). Cet homme politique flexible s’est rapidement transformé en partisan de la ligne dure en 2014. Déjà en tant que candidat à la présidence, il a promis d’accélérer et de renforcer l’opération dans le Donbas, ce qui, selon lui, « endurcirait la nation ukrainienne ». En 2015, il a signé des lois sur la décommunisation qui rendaient impossible le fonctionnement des partis dits communistes. La loi « Sur le statut juridique et l’honneur de la mémoire des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine au XXe siècle » a accordé un statut spécial à des dizaines d’organisations (et à leurs membres), dont l’OUN, l’UPA et le Bloc des nations anti-bolcheviques. Porochenko a également poussé à des changements dans la politique linguistique et culturelle visant à renforcer l’identité ukrainienne.
Pendant sa présidence, il est progressivement revenu au modèle du « président fort » entouré exclusivement de ceux qui lui sont fidèles. Pendant son règne, les observateurs nationaux et étrangers ont mis en garde contre la montée de l’autoritarisme, qui s’est manifestée, par exemple, par des pressions sur les journalistes et les militants anti-corruption. Une atmosphère de recherche d’un ennemi intérieur (c’est-à-dire les partisans de l’Anti-Maidan, les séparatistes, la « cinquième colonne » a été créée, ce qui a également affecté les organisations de travailleurs. Les mineurs protestataires, par exemple, ont été accusés à plusieurs reprises d’être utilisés comme des pions contre Kiev par Akhmetov, désireux de protéger son monopole. Les services secrets se sont également intéressés à l’affaire, mais les soupçons n’ont pas été confirmés et, grâce à la solidarité internationale, le harcèlement des travailleurs a pu cesser. Lors des manifestations de 2020 à Kryvyi Rih, les agents du SBU sont même allés sous terre pour convoquer les mineurs afin de les interroger. Ils ont également harcelé leurs proches et tenté de rendre difficile l’organisation de manifestations de rue dans d’autres villes en faisant pression sur les exploitants de bus commerciaux. L’entreprise a cherché à déclarer l’action des travailleurs illégale et a poursuivi l’affaire jusqu’au tribunal.72
Au départ, Porochenko avait critiqué le blocus de la RPD et de la RPL, lancé par des organisations d’anciens combattants et d’extrême droite en 2016. Au fil du temps, il a adopté l’idée et, plus tard – lorsqu’il n’était plus président -, il a considéré les suggestions visant à l’abolir comme équivalant à une trahison. Pendant le mandat de Porochenko, la politique de l’État ukrainien à l’égard des territoires occupés et de leur population a été dure. Des centaines de milliers de personnes déplacées des « républiques » se sont retrouvées sans aide efficace pour trouver un nouveau logement et des moyens de subsistance. Elles ont dû dépendre de l’aide d’organisations caritatives telles que Vostok SOS (« SOS Est »). La Cour suprême a déclaré illégal le harcèlement lié au versement des pensions et des prestations sociales aux personnes qui, pour quelque raison que ce soit, sont restées sur le territoire occupé. Pourtant, le harcèlement s’est poursuivi. Les militants syndicaux qui se sont exprimés contre le blocus et ont cherché à jeter des ponts entre les personnes des deux côtés de la « ligne de contact » ont fait face aux menaces de volontaires d’extrême droite qui s’étaient habitués à l’approche non interventionniste de la police. Lors de la campagne précédant l’élection présidentielle de 2019, la rhétorique de Porochenko est devenue encore plus dure. Son slogan central était « Armée ! Langue ! Foi ! ».
Une enquête sociologique réalisée avant les élections a examiné l’opinion publique sur la situation dans le Donbas. Plus de la moitié des personnes interrogées ont décrit les habitants de la RPD et de la RPL comme des « victimes des circonstances » ou des « otages des groupes armés illégaux ». Seul un tiers des personnes interrogées étaient en faveur d’une voie militaire vers la paix ou d’un arrêt de tous les flux financiers, y compris les pensions de vieillesse. Une grande majorité, au contraire, préférait la stratégie consistant à construire une « vie normale » en territoire non occupé. En d’autres termes, une part écrasante de la population estimait que l’accent devait être mis sur la création d’une alternative attrayante aux régimes en place dans le Donbas et donc sur leur affaiblissement.
Ces réponses laissaient présager les résultats de l’élection présidentielle de 2019, mais aussi de nouvelles évolutions de l’opinion publique. Porochenko n’a obtenu que 25 % des voix au second tour (environ 15 % de tous les électeurs éligibles), ne remportant la majorité que dans l’oblast de Lviv. Partout ailleurs, le vainqueur a été Zelensky – un candidat issu d’une famille juive russophone de Kryvyi Rih qui avait pour programme de mettre fin à la guerre par des négociations. Lors des élections législatives organisées quelques mois plus tard, un peu moins de 50 % des électeurs ont voté, soit le taux de participation le plus faible depuis l’indépendance de l’Ukraine. Plus des deux tiers des sièges étaient répartis entre des partis dont l’attitude à l’égard de la construction d’une identité nationale ukrainienne était plutôt tiède (« Serviteur du peuple », le parti de Zelensky) ou carrément hostile (« Plate-forme de l’opposition – Pro-Life »).73 Les gens étaient clairement fatigués de la guerre et du nationalisme. Dans un sondage réalisé en février 2020, moins d’un an après les élections, seul un cinquième de la population était favorable à une solution militaire au conflit du Donbas et plus de la moitié la rejetait.
Zelensky et son parti ont gagné grâce aux techniques modernes de marketing politique et à un programme anti-Porochenko : pour une solution raisonnable au conflit dans le Donbas, contre les excès « ultra-ukrainiens » de la politique culturelle, pour la limitation du pouvoir des oligarques, contre la corruption. Avant l’élection, par exemple, Zelensky avait promis que les biens confisqués des oligarques seraient utilisés pour porter le salaire des enseignants à 4000 dollars (soit une multiplication par plus de dix). Mais la bulle a rapidement éclaté. Les révélations des Papiers Pandore ont sapé l’image d’un combattant contre l’élite, qui n’a pu être sauvée même par la distanciation progressive de Kolomoiskyi. Sur le front de l’Est, il n’y a pas de progrès substantiel et toute proposition de compromis se heurte aux protestations de l’extrême droite. Un nouveau projet de loi régissant le SBU a vu le jour, qui aurait considérablement étendu les pouvoirs de surveillance des services secrets dirigés par l’ami d’enfance du président. En outre, les augmentations des tarifs énergétiques et la réforme foncière, qui a créé un marché des terres agricoles, ont montré que le centrisme de Zelensky ne signifiait pas un éloignement des réformes impopulaires. Ces dernières ont également pris la forme de tentatives de réduction des droits syndicaux ou de l’introduction d’innovations telles que les contrats « zéro heure ». D’autre part, même le FMI n’était pas satisfait de la mise en œuvre du programme. La déception est générale : à la moitié de son mandat, la cote de Zelensky est en baisse. La tendance ne s’est inversée qu’après que le président a fait sa première déclaration par vidéo – depuis Kiev assiégée.
dans le tourbillon des catastrophes
Dans cet article, nous avons suivi les événements des trente dernières années. Avec le recul – avec tous les avantages de cette perspective – ces événements d’une tragédie continue de la classe ouvrière ukrainienne. En février 2022, elle est simplement entrée dans l’acte suivant.
Pendant les grèves au tournant des années 1980 et 1990, l’une des revendications des mineurs du Donbas était la privatisation. Elle semblait garantir l’indépendance : ils ne voulaient pas que leur destin soit entre les mains des anciens dirigeants de Moscou ni des nouveaux de Kiev. De cette façon, ils ont symboliquement convoqué une calamité qui s’est ensuite abattue sur toute l’Ukraine. Elle a entraîné la désintégration progressive de tout un mode de vie, le dépeuplement des régions, la désintégration des communautés. La violence et la destruction ont envahi la vie des travailleurs, sous la forme immédiate de la criminalité, mais aussi sous la forme structurelle de l’augmentation du taux de suicide et de la baisse de l’espérance de vie. La résistance des travailleurs ne pourra jamais être complètement brisée, mais les conditions de leur lutte sont de plus en plus désespérées. Comme le rappelle Oleg Dubrovsky, dans une situation de non-paiement massif des salaires, les travailleurs ont dû se battre pour avoir le droit d’être des travailleurs salariés, au lieu d’être des esclaves.
Cette expérience, ainsi que l’héritage de désorganisation et de dépolitisation laissé par le régime soviétique, a préparé le terrain pour la domination de maîtres locaux qui ont promis de protéger les intérêts sectoriels et régionaux des travailleurs dans les luttes brutales de la concurrence. Dans le même temps, la nouvelle classe capitaliste et ses représentants politiques n’ont pas été capables (ou désireux) de créer les conditions d’un développement capitaliste standard, pas même au degré où il est devenu courant dans la plupart des autres pays de l’ancien bloc de l’Est. Au lieu de cela, une lutte s’est déclenchée pour les positions qui étaient des conditions préalables à « l’accumulation politique ». Les agents de ce conflit ont instrumentalisé la question nationale, qui a immédiatement été imprégnée d’un contenu socio-économique. Une orientation pro-russe était associée à la nostalgie de l’époque soviétique, aux soins paternalistes et à la position privilégiée des mines et de l’industrie lourde. D’un autre côté, une orientation pro-européenne sur « l’adhésion à l’Europe » était liée aux attentes de salaires et de conditions de vie européens.
Après la crise de 2008, les contradictions sociales se sont intensifiées dans le monde entier. La montée des forces nationalistes et d’extrême droite s’est accélérée. Dans le contexte ukrainien, les résultats misérables des deux décennies précédentes, au cours desquelles le pays ne s’est pas extirpé de la sphère d’influence russe, ont également joué un rôle dans ces processus. Pour une partie de la population, quitter cette sphère est devenu la seule garantie de progrès. En 2013, le mécontentement accumulé a explosé d’une manière que le régime n’a pas pu contenir. Le virage autoritaire de Ianoukovitch n’a pas été assez rapide et décisif, mais les centaines de cadavres sur la place de l’Indépendance ont suffi à rendre les protestations inarrêtables.
Une spirale s’est mise en marche, et nombreux sont ceux qui ont voulu en exploiter l’énergie. Le changement de régime a porté au pouvoir les représentants d’une faction de la classe capitaliste qui avait été mise à l’écart auparavant. Dans les combats de rue avec la police, l’influence de l’extrême droite a été renforcée. Les capitalistes du Donbass espéraient que l’Anti-Maidan leur permettrait de maintenir leur position dans les nouvelles conditions, tout en préservant l’intégrité de l’Ukraine. Une partie des travailleurs du Donbass craignait qu’après l’Euromaïdan, ils se retrouvent sans représentation. À ce moment-là, la Russie est intervenue de manière décisive dans la situation. Huit ans plus tard, les détails de la prise de décision russe sont toujours entourés de mystère. Il semble qu’au départ, seule la Crimée était visée, principalement en raison de son importance militaire. Les troubles à l’est et au sud-est – alimentés par la propagande télévisée, les provocateurs professionnels venus de l’autre côté de la frontière et les restes de structures loyales du Parti des régions – ont servi à détourner l’attention de l’annexion de la Crimée et à affaiblir le nouveau régime de Kiev, qui n’a pas été en mesure de réagir de manière adéquate.
Il n’est pas clair dans quelle mesure des gens comme Girkin/Strelkov ont pu agir seuls au cours de cette période. On peut admettre que la création de « républiques » permanentes ne faisait pas partie du plan initial de la Russie. Quoi qu’il en soit, à mesure que les événements prenaient de l’ampleur, il est apparu clairement que la RPD et la RPL, si elles étaient associées au soutien militaire russe, pouvaient être utiles pour générer une pression à long terme. La guerre conventionnelle et le conflit gelé qui a suivi ont agi comme un frein au développement économique et à l’intégration dans les structures occidentales. En particulier, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN était impensable avec les différends territoriaux persistants à l’Est. Dans le cadre du processus de Minsk et des négociations dites du format Normandie, la Russie, qui prétendait agir en tant que simple médiateur tout en étant le principal instigateur des deux États fantoches, pouvait dicter les conditions de la poursuite de la coexistence. L’Ukraine est ainsi restée définitivement à mi-chemin de la sphère d’influence russe. Par rapport à elle, les « républiques » ont joué le même rôle que la Transnistrie dans le cas de la Moldavie ou l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans le cas de la Géorgie. Le retour des territoires occupés sous le contrôle de Kiev, si jamais on en arrivait là, n’aurait pas été possible sans concessions qui auraient ossifié la position précaire de l’Ukraine et laissé ouverte la possibilité de son retour dans le « monde russe ». Cette constellation n’a été modifiée que par les événements de février 2022, là encore à la suite d’une initiative unilatérale de la Russie. Jusqu’alors, elle avait clairement été le maître de la situation.
Même après la signature de l’accord d’association en 2016, il n’y a pas eu de miracle économique en Ukraine. Le niveau de vie a sans doute augmenté, mais d’importantes disparités régionales persistent et, en moyenne, le pays est toujours loin de ses voisins occidentaux les plus proches.74 Malgré les slogans, l’Euromaïdan n’a pas réussi à modifier fondamentalement la structure clanique de l’économie. Il n’a fait qu’affecter l’équilibre du pouvoir entre les différentes factions de la classe capitaliste. Les sentiments nationalistes attisés par la guerre et l’élite politique dirigée par Porochenko ont réduit l’espace pour une politique émancipatrice et ont déplacé l’attention des problèmes matériels vers les questions d’identité nationale et la recherche d’ennemis internes. D’autre part, dans le territoire sous le contrôle de Kiev – surtout après la fin de la phase chaude de la guerre – des conditions normales de démocratie bourgeoise et de légalité ont été maintenues. Les travailleurs pouvaient y jouir des libertés fondamentales d’expression, de réunion, etc. Ce n’est pas le cas en RPD et en RPL, où le règne arbitraire de gangs complètement subordonnés à l’État russe a régné en maître. On peut difficilement les décrire autrement que comme une administration coloniale.
L’une des grandes attractions de l’Anti-Maidan était le sauvetage de l’industrie minière dans les Oblasts de Donetsk et de Luhansk de l’indifférence des gouvernements de Kiev et des menaces du diktat de l’UE. Les propagandistes ont travaillé dur pour donner l’impression que les mineurs ont spontanément pris les armes pour défendre leurs moyens de subsistance. Huit ans plus tard, il est clair qu’il n’en a rien été. Une partie importante des mines a été abandonnée ou détruite. Ni le pari de la privatisation au début des années 1990, ni l’espoir d’une sorte de retour aux temps anciens sous la bannière du stalinisme orthodoxe-chrétien n’ont apporté quoi que ce soit de bon aux travailleurs du Donbas.
Les transformations économiques dans l’ensemble de l’ancien bloc de l’Est ont entraîné le déclin de grandes parties de la « vieille » industrie, la fermeture d’usines, le pourrissement des systèmes de machines, l’effondrement des mines. Mais les États-Unis aussi ont leur Rust Belt. Les processus de désindustrialisation ont varié dans leur durée, mais ils se sont partout accompagnés de misère, de souffrances massives de segments entiers de la classe ouvrière, et de l’explosion de pathologies allant de la violence domestique à la toxicomanie. Dans l’Ukraine post-2014, cependant, le processus sans fin de transition économique a atteint son stade le plus brutal : la destruction du vieux capital fixe, non rentable lorsqu’il est utilisé dans les nouvelles conditions, au moyen d’obus d’artillerie et de missiles balistiques.
(A suivre.)
Notre traduction est basée sur l’original ukrainien, qui est disponible en ligne. Le manuscrit a été publié en anglais en 1968, grâce, en partie, à l’érudit slovaque d’Ukraine, Juraj Bača (1932–2021), qui a contribué à le faire connaître en Occident. Il a ensuite été condamné à quatre ans de prison en République socialiste tchécoslovaque. Une édition anglaise plus récente est également disponible en ligne.
Une autre option est l’intégration de l’Ukraine ou de sa partie occupée en tant que membre quasi-indépendant de ce que l’on appelle l’État de l’Union, une entité supranationale qui réunit actuellement la Fédération de Russie et le Belarus.
Cela représentait environ 76 % de tous les électeurs éligibles. En Crimée, le soutien à l’indépendance a été le plus faible, avec environ 54 % des voix. De même dans la ville de Sébastopol, qui constituait une circonscription distincte, 57 %. Dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk, en revanche, près de 84 % des votants étaient favorables à l’indépendance.
En 2013 encore, les importations en provenance de Russie représentaient 29 % des importations totales de biens ; les exportations vers la Russie représentaient près de 23 % des exportations ukrainiennes de biens. En 2020, ces deux indicateurs avaient chuté à 11 % et 6 %, respectivement (voir oec.world). D’autre part, les exportations vers l’UE15 représentaient déjà une part plus importante des exportations ukrainiennes totales que les exportations vers la Russie en 2002. Ainsi, la dépendance de l’industrie ukrainienne vis-à-vis du gaz et du pétrole russes a joué un rôle décisif.
Une caractéristique spécifique de la transition ukrainienne (ainsi que russe) est que le chômage officiel n’a jamais atteint un niveau proche de vingt pour cent, comme en Pologne (2002) ou en Slovaquie (2001). Les travailleurs des entreprises en difficulté sont restés officiellement employés mais n’ont pas été payés – bien que dans de nombreux cas, ils aient continué à travailler. Parfois, ils ont reçu des paiements en nature plutôt qu’en espèces.
Bien sûr, à bien des égards, elle rappelle aussi l’histoire d’autres anciens pays du bloc de l’Est, dont la Slovaquie.
Un phénomène particulier de la vie politique en Ukraine a été l’émergence d’une série de faux groupes de gauche fondés vers 2000 par le même cercle de personnes. Ces pseudo-organisations ont établi des contacts avec des « internationaux » étrangers, principalement de la variété trotskyste, et ont attiré leur aide matérielle ou leur argent. Il suffisait d’écrire que l’on s’identifiait à leur programme politique et que l’on voulait devenir une section ukrainienne ou russe. Malgré les rencontres personnelles, il a fallu trois ou quatre ans pour que les donateurs étrangers – ravis de la croissance inattendue du mouvement ouvrier dans l’ancien bloc de l’Est – découvrent que leurs « partenaires » étaient en fait des bonimenteurs politiques. Le scandale a sérieusement entamé la réputation internationale de la gauche ukrainienne, même si l’on peut aussi s’étonner de la naïveté des gauchistes occidentaux.
En ce qui concerne les grèves antérieures des mineurs de Donbas pour des revendications économiques et la démocratisation, voir le documentaire Perestroika from Below (1989). Les grèves ultérieures comportaient des revendications politiques plus explicites, notamment l’indépendance nationale. Voir les interviews des leaders de la grève à Donetsk, ainsi qu’un bref documentaire (avec sous-titres en anglais). L’histoire de la protestation des mineurs de la perestroïka à 2000 est résumée dans un essai de Vlad Mykhnenko sous-titré « Les mineurs ukrainiens et leur défaite ». Voir également les souvenirs du militant ouvrier de Dnipro, Oleg Dubrovsky, dans une interview de 1996 (en anglais), ainsi que son analyse du processus de privatisation de l’industrie minière (en russe).
L’une des conséquences de la désintégration de l’industrie minière dans le Donbas a été la croissance de l’exploitation minière illégale dans les « kopanki ». Une section du documentaire de 2005, Workingman’s Death, est consacrée à ce phénomène. Le paysage post-apocalyptique de l’oblast de Donetsk est dépeint dans le court documentaire Life After the Mine (2013).
L’entreprise allemande possède également quatre usines plus petites en Slovaquie.
Pour plus de détails sur les investissements directs étrangers (IDE) en Ukraine, voir l’analyse de l’Institut de recherche économique et de conseil politique basé à Kiev. Les entreprises qui ont été la cible d’IDE sont nettement plus productives et versent des salaires plus élevés que les entreprises à capitaux nationaux. D’autre part, les secteurs de l’économie ukrainienne qui ont reçu la plus grande part des investissements sont le commerce et la finance. L’analyse de l’impact sur le pays est compliquée par le fait que la plupart des investissements proviennent de sociétés fictives situées dans des paradis fiscaux, notamment à Chypre. Une proportion importante de ces investissements peut être ukrainienne (par exemple, pour obtenir un traitement fiscal plus favorable) ou russe. On estime que le volume réel des investissements russes est (ou était) jusqu’à quatre fois plus important de ce fait.
Cela s’inscrivait dans une histoire plus complexe de conflit commercial que nous ne traiterons pas ici. En 2010, l’Ukraine a négocié un prix du gaz légèrement plus favorable (en échange de la prolongation du bail de la base militaire de la mer Noire à Sébastopol jusqu’en 2042), mais le nouveau prix était toujours plus élevé qu’avant la crise de 2008.
La comparaison avec 1991 est encore plus choquante : près de trente ans plus tard, le PIB réel de l’Ukraine se situe à soixante-dix pour cent du niveau de départ. Bien entendu, étant donné le rôle joué par l’économie informelle en Ukraine, les chiffres du PIB peuvent être faussés. Pour des estimations de la taille de l’économie informelle dans les années 1990, voir l’article d’Ulrich Thiessen. Mais le contraste avec les pays voisins, ainsi qu’avec de nombreux pays de l’ancienne Union soviétique, est néanmoins abyssal. Voir également la chute de la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB après 2008.
Pour les données, voir l’OICA. À titre de comparaison, la Slovaquie a produit environ 575 000 voitures en 2008 et près du double en 2019. La désintégration de l’industrie automobile ukrainienne est liée à plusieurs facteurs : la perte de marchés à l’Est, la réduction des droits de douane sur les importations de voitures conformément aux règles de l’OMC, ainsi que le manque d’investissements et l’incapacité à concurrencer les constructeurs étrangers.
En 2020 encore, 1 600 d’entre elles étaient en activité et représentaient 10 % de l’économie ukrainienne.
Même l’accord que l’Ukraine a signé plus tard (après l’Euromaïdan ; voir ci-dessous) ne mentionne pas l’adhésion à l’UE. Elle n’a obtenu le statut de candidat qu’en juin 2022, en pleine guerre.
Bien sûr, elle est beaucoup plus profonde que ce que nous suggérons ici. Cependant, nous ne pouvons pas traiter ici des Cosaques de Zaporizh, de Taras Shevchenko ou du décret du Tsar Alexandre II qui a effectivement interdit l’utilisation de la langue ukrainienne dans l’écriture et l’éducation. Dans ce qui suit, nous ne traiterons que de la période qui a suivi l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Toutefois, quelques remarques concernant cette histoire plus longue : après la révolution d’octobre, l’Ukraine a connu – outre une guerre civile sanglante et compliquée – une brève période de développement intense de la culture et de la langue locales, ainsi qu’une modernisation rapide. Ce développement a atteint son apogée en 1927–1929. Le tournant vers la russification s’est produit avec la collectivisation forcée (et la famine qu’elle a provoquée), ainsi qu’avec l’élimination définitive de la gauche indépendante et de toute opposition au stalinisme. La terreur de Staline a discrédité le marxisme en Ukraine soviétique et a sapé la popularité du parti communiste d’Ukraine occidentale, qui opérait sur ce qui était alors le territoire polonais. Cela a renforcé la position des nationalistes de droite, qui ont ensuite mené une résistance armée contre le régime soviétique et collaboré avec l’Allemagne d’Hitler. Cela a servi de base à la poursuite de la répression et de la russification. Cela s’est poursuivi, par vagues plus ou moins fortes, jusqu’à l’effondrement de l’URSS. Sous la bannière de la suppression du « nationalisme bourgeois ukrainien », elle a entraîné le déplacement des personnes de nationalité ukrainienne (ou autre nationalité non russe), l’installation de Russes ethniques ou d’autres populations russophones, ainsi que la suppression de l’enseignement et de la publication en langue ukrainienne. À ce sujet, voir le livre de Serhiy Plokhy, Lost Kingdom : A History of Russian Nationalism from Ivan the Great to Vladimir Putin. À plusieurs égards, la position de l’Ukraine (ainsi que d’autres républiques non russes) dans l’Union soviétique ressemblait à celle des colonies des empires occidentaux ou des « colonies intérieures » de la Russie tsariste. D’autre part, l’époque soviétique a également été caractérisée par un développement industriel intensif.
Ce n’est pas la seule source historique possible de l’identité ukrainienne et de la politique nationaliste. Les tout premiers balbutiements du nationalisme ukrainien au XIXe siècle étaient de gauche (Ivan Franko, Mykhailo Drahomanov, Lesya Ukrainka). Le premier État ukrainien, qui a aboli la grande propriété foncière, a été fondé par des sociaux-démocrates et des SR. L’essor de l’avant-garde artistique dans la seconde moitié des années 1920 est, en partie, un produit du bolchevisme ukrainien. Enfin, l’émigration ukrainienne anti-stalinienne avait également son aile gauche, dont l’organe était le magazine Vperiod. Le contenu politique de ces traditions a cependant été trop discrédité par le stalinisme.
Yurii Shukhevych, le fils d’un des commandants de l’UPA, a été élu en 1990 à la tête de l’Assemblée nationale ukrainienne d’extrême droite (connue plus tard sous le nom de UNA–UNSO). L’un des fondateurs du Congrès des nationalistes ukrainiens (1993) était Yaroslava Stetsko, un ancien membre de l’aile radicale de l’OUN. Après la guerre, elle a été active au sein du Bloc des nations antibolcheviques, qui réunissait, entre autres, l’émigration slovaque Ľudák, croate Ustaše et ukrainienne Banderaite. Parmi les Slovaques, Ferdinand Ďurčanský, par exemple, était impliqué dans ce groupement.
Une organisation similaire, appelée République de Donetsk, opérait dans le Donbas depuis 2005.
De même, la division de la scène politique en parties « pro-russes » et « pro-occidentales » ne peut être simplement identifiée à la division gauche-droite. Nous avons déjà mentionné que les deux camps ont accepté, bon gré mal gré, les diktats du FMI et ont cherché à se frayer un chemin dans les négociations. C’est également le gouvernement nommé par M. Ianoukovitch qui a approuvé l’impopulaire réforme des retraites ou qui a réduit les allocations aux vétérans de Tchernobyl. Sous son ministre de l’éducation, Tabachnyk, bien connu pour ses déclarations « anti-ukrainiennes », des organisations étudiantes de gauche ont protesté contre la commercialisation des universités.
Les données les plus récentes sont celles du recensement de 2001. Selon elles, les Russes représentent environ 17 % de la population de l’Ukraine, mais 39 % et 38 % dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk, respectivement (Crimée : 58 %). Par ailleurs, une grande partie de l’implantation russe dans le Donbas est relativement récente, puisqu’elle remonte à la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Il convient d’ajouter que les données sur la nationalité ne doivent pas être confondues avec celles sur la première langue. Selon le recensement de 2001, la population dont la première langue était le russe représentait environ 30 % de la population ; dans l’oblast de Donetsk, cette proportion était de 75 %. Une partie importante de cette population revendiquait la nationalité ukrainienne.
Par exemple, en 2001, le salaire mensuel moyen en Ukraine était de 311 UAH, dans l’oblast de Donetsk de 383 UAH et dans l’oblast de Transcarpathie (à l’ouest) de seulement 238 UAH. Ces disparités ont persisté, plus ou moins, jusqu’au début de la guerre en 2014.
Voir, par exemple, le cas du maire d’Odessa, Trukhanov, qui était connu pour ses attitudes « pro-russes », mais qui s’est rangé du côté de l’Ukraine après l’invasion de février 2022.
Les disputes concernant la politique linguistique ukrainienne se sont intensifiées en 2010. Une loi initiée par le Parti des régions de M. Ianoukovitch (2010, 2012) visait à écarter l’ukrainien comme langue officielle dans les régions comptant au moins 10 % de russophones. La loi plus récente date du mandat du président Porochenko (2019) et suit un schéma similaire en ce qui concerne le russe (mais pas les autres langues minoritaires). Par exemple, elle exige que les publications en langue russe soient publiées simultanément en ukrainien. Les deux lois ont été critiquées par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Cependant, les affirmations de la propagande russe selon lesquelles l’utilisation du russe en public est désormais persécutée n’ont aucun fondement réel. Selon des enquêtes à long terme, seule une infime partie de la population considère le statut de la langue russe comme une question importante.
L’étiquette « d’agents étrangers », qui a commencé à être utilisée pour persécuter les ONG après 2012, a également été appliquée au syndicat indépendant MPRA de l’usine Volkswagen de Kaluga. Dans ce cas, les mystérieux bailleurs de fonds étrangers sont les fondations allemandes de gauche (Friedrich Ebert Stiftung, Rosa Luxemburg Stiftung) et la fédération syndicale IndustriALL.
Le documentaire Voices of Protest offre une perspective de gauche et de militant syndical sur l’Euromaïdan et les événements qui l’ont suivi.
Pour un aperçu de la situation des clans après l’élection du gouvernement Porochenko, voir la « carte des oligarques » de la BBC de 2015.
Serhiy Sternenko, un célèbre blogueur d’Odessa et militant du Secteur droit, a été condamné en 2021 pour possession illégale d’armes, vol qualifié et séquestration. Il s’agit de l’attaque de Sternenko contre un député local du parti pro-russe Rodina (« Patrie »), qui a eu lieu en 2015. Les partisans de l’extrême droite, mais aussi la société civile au sens large, sont descendus dans la rue pour défendre le militant d’extrême droite condamné.
Le fait qu’une de ses députées ait été la femme la plus riche du parlement en 2012–2014 en dit long sur la nature de ce parti.
Des motifs similaires étaient à l’origine de la mobilisation séparatiste en Catalogne en 2017. En ce qui concerne le Donbas, il a en fait reçu plus du budget de l’État sous forme de subventions et d’autres formes de financement qu’il n’en a versé.
Certaines régions de l’ouest de l’Ukraine ont connu le mouvement inverse au cours de la même période – la Transcarpathie était en bas du classement en 1995 avec 68 % du salaire moyen, mais en 2013, elle avait réduit l’écart à 78 %. Ces changements sont liés aux nouvelles conditions qui ont suivi l’effondrement de l’URSS. À l’époque soviétique, l’extrême ouest était une périphérie rurale marginalisée, tandis que le Donbas était un centre industriel clé. Après l’émergence d’une Ukraine indépendante, en revanche, les régions occidentales ont bénéficié de leur proximité avec les marchés européens, avec, par exemple, l’implantation d’usines de fournisseurs automobiles. Il convient de noter que, compte tenu du phénomène de non-paiement massif des salaires, les données salariales doivent être traitées avec prudence.
L’une des activités de ces groupes consistait à monter la garde devant les omniprésents monuments de Lénine, qui sont devenus la cible d’attaques après la chute de Yanukovych.
Il était un représentant du parti Unité russe, qui n’avait pas remporté un seul siège lors des élections de 2012.
Sur la prétendue tragédie d’Odessa du 2 mai 2014, qui était en fait un conflit entre deux camps de manifestants armés, voir le documentaire Odessa sans mythes.
Au départ, il s‘agissait probablement de Rinat Akhmetov, qui a peut-être voulu couvrir sa position. Plus tard, il s’est ouvertement opposé au séparatisme.
En octobre 2014, un total de 44 bataillons de défense territoriale, 32 bataillons subordonnés à la police, trois bataillons volontaires de la Garde nationale et au moins trois bataillons extérieurs aux structures étatiques avaient été créés. Selon une estimation, ils pourraient avoir totalisé 15 000 personnes, pour la plupart des hommes. En ce qui concerne les frontières nationales et linguistiques, il convient de noter que les bataillons d’extrême droite n’étaient pas basés dans l’ouest « plus nationaliste » de l’Ukraine. Le bataillon Azov était composé de supporters du club de football Metalist, basé dans la ville de Kharkiv, majoritairement russophone, qui était aussi la ville natale du fondateur du bataillon, Andriy Biletskyi. Le chef du Secteur droit en 2013–2015, Dmytro Yarosh, a grandi dans une famille russophone à Dniprodzerzhynsk.
La grande majorité des morts étaient des soldats et autres combattants (environ 4 500 du côté ukrainien et environ 7 000 du côté des « républiques » et de la Russie). La plupart des décès de civils ont eu lieu au cours des deux premières années du conflit (environ 3 000 au total). En 2021, sur les territoires de la DPR et de la LPR, huit civils au total sont morts des suites des combats – selon les donnéespubliées par les « républiques » elles-mêmes. Voilà pour les « huit années de génocide dans le Donbas ».
Le degré de responsabilité de chacune des parties est difficile à évaluer avec précision. En ce qui concerne l’État ukrainien, les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch font état de l’utilisation de munitions à fragmentation, de la détention illégale de journalistes et de plusieurs cas d’enlèvement ou d’exécution par des bataillons de volontaires. Ces derniers ont également été impliqués dans le blocage de l’aide humanitaire dans les zones contrôlées par les « républiques ». Dans un cas très médiatisé, la compagnie Tornado a été dissoute en tant qu’organisation criminelle et ses membres ont été condamnés à une longue peine de prison. En revanche, les listes de crimes commis par les forces pro-russes ou russes sont considérablement plus longues ; aucun procès de ce type n’a eu lieu à notre connaissance.
Les signataires étaient des représentants de l’Ukraine, de la Fédération de Russie et des deux « républiques », ainsi qu’un représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
En 2019, le Mouvement de résistance contre la capitulation a été formé, dans lequel un certain nombre de partis et d’organisations nationalistes sont impliqués. Ce mouvement est une réaction au nouveau cap du président Zelensky, que les forces de droite jugent trop compromettant.
L’étude la plus détaillée à ce jour sur la montée du « mouvement Azov » est probablement From the Fires of War du journaliste et chercheur de Bellingcat, Michael Colborne. Elle n’a été publiée qu’en mars 2022.
Svoboda a même créé son propre syndicat, « Liberté de Travail », mais il n’est pas très actif.
Dans le cas de la Slovaquie, il suffit de penser aux garçons qui jouent à la guerre dans « Résistance Kysuce » et les « Recrues slovaques », aux tentatives d’unification de la « Jeunesse du peuple » ou de création d’une organisation familiale nationaliste et communautaire (« Tête haute »), etc.
La principale source idéologique est le théoricien de l’OUN Mykola Stsiborskyi, qui a développé le concept de « Natiocratie » (1935). Dans ce système d’État autoritaire, la « nation » elle-même gouvernerait par le biais de « syndicats d’État », une sorte d’analogue des corporations fascistes italiennes. Le mouvement Azov souscrit ouvertement à cet héritage, le considérant comme une « critique du fascisme de droite » et appelant sa version actualisée « Natiocratie 2.0 ». Dans ce système, les droits civils seraient accordés aux citoyens sur une base individuelle, à des degrés divers et en fonction du mérite. Les opinions de Stsiborskyi sont également populaires auprès d’autres parties du spectre de l’extrême droite ukrainienne ; son ouvrage fondateur a été republié non seulement par Orientir (Corps national) mais aussi par Kryla (Secteur droit). D’autres variantes du fascisme, différentes du nazisme, constituent également une inspiration importante (Ernst Jünger, Julius Evola). Voir, par exemple, la liste des livres collectés par le Corps civil « Azov » en 2016 pour les soldats de première ligne du régiment.
À une époque, il y avait un conflit idéologique entre le « Parti populaire – Notre Slovaquie » et la communauté slovaque, car cette dernière sympathisait avec Azov. En 2016, la radio internet d’Azov a diffusé une interview de Patrik Kubička, un « militant de droite slovaque » du torchon pseudo-intellectuel Reconquista.
Dans le cas d’Azov, l’ancien ministre de l’Intérieur Arsen Avakov a été particulièrement important. Déjà en tant que gouverneur de l’Oblast de Kharkiv (2005–2010), il entretenait des contacts avec le Patriote d’Ukraine. Plus tard, en tant que ministre, il a nommé l’un des officiers du régiment d’Azov à la tête de la police de Kiev, qui est ensuite devenu le vice-président de la police nationale. Cependant, peu après la démission d’Avakov (en partie due à la pression des ONG de lutte contre la corruption), l’officier en question a perdu tous ses postes. Cette histoire illustre la relation entre Azov et l’État ukrainien : les relations personnelles permettent l’infiltration mais pas le contrôle permanent, du moins pour l’instant.
Voir, par exemple, les rapports d’observateurs étrangers sur les crimeshaineux en 2020. L’extrême droite a spécifiquement ciblé des événements publics organisés par des féministes et la communauté LGBTI. Des attaques contre des militantes féministes ont également eu lieu depuis le début de l’invasion en 2022. Pour plus de détails sur les activités des différentes organisations d’extrême droite, voir l’article de Denys Gorbachev de 2018. À titre de comparaison, voir le rapport de 2015 du Memorial Anti-Discrimination Center sur le statut des Roms dans les territoires des républiques autoproclamées.
Il ne semble pas exister de données plus détaillées, mais en 2013, les oblasts de Donetsk et de Louhansk comptaient une population combinée d’environ 6,6 millions d’habitants. Selon une étude de 2019, 3,2 millions de personnes vivaient sur les territoires des « républiques ». Ce sont principalement les jeunes générations qui sont parties.
Le seul projetimportant a été un investissement de 500 millions de roubles (environ 7 millions d’euros) dans l’usine DonFrost, qui produit des réfrigérateurs à Donetsk.
Sur les conséquences environnementales du déclin de l’industrie minière dans le Donbas, voir cet article de 2019. Les conditions de travail dangereuses dans les mines ukrainiennes sont notoires depuis l’époque soviétique. La mine A. F. Zasiadko, dans l’oblast de Donetsk, est peut-être la pire de toutes – lors d’un accident minier survenu en 2007, plus de cent mineurs y ont trouvé la mort. Pendant la guerre, la mine est passée sous le contrôle de la RPD. En 2015, une explosion de gaz a tué 33 personnes.
En février 2022, le journal russe Kommersanta écrit que le salaire moyen était de 15 000 roubles dans la RPD et de 18 000 roubles dans la RPL. Nous n’avons pas trouvé de témoignage confirmant ce chiffre. Néanmoins, il ne représenterait qu’environ 60 % du salaire moyen actuel en Ukraine.
Voir, par exemple, l’entretien avec un membre des forces armées de la LPR en captivité en Ukraine. Jusqu’au début de la guerre dans le Donbas, il avait travaillé comme mineur. Grâce au taux de change de la hryvnia, qui était beaucoup plus favorable à l’époque, il gagnait environ 1200 dollars par mois. Après l’établissement de la « république » et la fermeture de la mine, il s’est engagé comme soldat, gagnant 200 à 300 dollars par mois (avec de la nourriture gratuite). Plusieurs autresentretiens avec des prisonniers de guerre de la LPR contiennent des détails intéressants sur la vie quotidienne dans la « république ».
Advego, une bourse d’emploi pour les indépendants, est très populaire parmi les travailleurs de Donetsk. Il y a également eu quelques expériences avec des crypto-monnaies (et les systèmes frauduleux associés). Ce penchant pour « l’innovation financière » n’est pas surprenant, car l’administration de la RPD est dirigée par Denis Pushilin, qui avait autrefois été impliqué dans le système de Ponzi « MMM » immensément populaire.
Pour d’autres grèves et manifestations de mécontentement des travailleurs en RPD et RPL en 2020, voir, par exemple, ce reportage de Novosti Donbassa ou cet article avec une chronologie détaillée de la grève à l’usine métallurgique d’Alchevsk (RPL).
Parmi eux se trouvait Aleksey Mozgovoy, commandant de la brigade Prizrak et, selon ses propres termes, un « monarchiste ». Cette brigade a été formée à partir des unités d’autodéfense de l’Anti-Maidan dans l’oblast de Louhansk. La rhétorique populiste de Mozgovoy a attiré un certain nombre d’« interbrigadistes » étrangers et a également fait illusion à certains gauchistes slovaques. Son unité a d’abord résisté à l’intégration dans les structures officielles de la LPR, mais après son assassinat, cette résistance a été rapidement surmontée. Pour un compte rendu plus détaillé de la Brigade Prizrak, voir l’étude de Volodymyr Ishchenko (pp. 79 et suivantes).
Voir, par exemple, les opinions des personnes interrogées dans la vidéo du vlogueur russe Varlamov, disponible avec des sous-titres anglais.
Les voyages depuis les « républiques » sont compliqués mais pas impossibles. Les personnes disposant de passeports permettant de voyager à l’étranger (par opposition aux « passeports internes », c’est-à-dire les cartes d’identité nationales) pouvaient se rendre en Europe via la Russie. La traversée vers et depuis le territoire ukrainien a été difficile dès le départ. Il fallait faire la queue et passer de longs contrôles de sécurité. Les retraités devaient régulièrement endurer ces difficultés pour recevoir leurs pensions, car la partie ukrainienne ne les versait qu’en personne. En revanche, les étudiants de la RPD et de la RPL ont pu entrer dans les universités ukrainiennes. En 2020, les voyages vers l’Ukraine ont été restreints sous le prétexte de la pandémie, mais les postes de contrôle vers la Russie sont restés ouverts.
PrivatBank, qui appartenait à Ihor Kolomoiskyi et Gennadiy Bogolyubov, a également connu de graves difficultés. L’une des premières banques commerciales créées après l’indépendance de l’Ukraine, elle contrôlait la plus grande part du marché intérieur. Elle utilisait les dépôts des consommateurs pour prêter massivement aux entreprises de ses actionnaires. La crise de 2014–2015 l’a prise en défaut de capitalisation et elle a dû être nationalisée en 2016. Les enquêtes sur ses pratiques douteuses sont toujours en cours. La branche ukrainienne du géant mondial de l’audit PwC, qui a approuvé ses états financiers, a ensuite perdu sa licence pour effectuer des audits bancaires.
Les changements sont également liés au fait qu’après 2015, les statistiques ukrainiennes n’incluent pas les territoires occupés des oblasts de Donetsk et de Louhansk.
Alors qu’en 2013, l’Ukraine a dépensé environ 1,6 % de son PIB en armements, en 2015, cette part a augmenté à plus de 3,2 %.
Cette option est la plus populaire (près de 15 %) dans l’ouest de l’Ukraine, et la moins populaire dans l’est (4,3 %) ; dans le Donbas, elle est de 7 %. De même, seuls 8,5 % des Ukrainiens pensent que le rôle de l’État dans l’économie devrait être réduit.
Cependant, en 2020, une manifestation a permis d’empêcher la privatisation prévue de l’usine Artemsil de Soledar (Oblast de Donetsk), l’une des plus grandes salines d’Europe. Après l’invasion de 2022, elle a dû arrêter sa production.
Pour un compte rendu détaillé de la situation des mineurs, voir la traduction anglaise de l’articlede 2016 de Vitaly Atanasov.
Cette tactique a une raison d’être spécifique en Ukraine. Les grèves des transports susceptibles d’interférer avec le transport de passagers ou de menacer les entreprises qui fonctionnent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sont interdites par l’article 18 de la loi « sur les transports ». La grève en question a été lancée par le petit syndicat libre des cheminots (VZPU), plus militant, tandis que le grand syndicat des cheminots et des travailleurs de la construction des transports a pris ses distances par rapport à cette action.
Pour un compte rendu détaillé de la situation dans les hôpitaux ukrainiens à travers les yeux de l’infirmière Nina Kozlovskaya, voir l’article2020.
Voir aussi l’article sur les luttes menées par les coursiers de Glovo.
Après un appel, les mineurs ont gagné – pour le moment.
Svoboda s’est présenté dans le cadre d’une large coalition avec le Corps national, le Secteur droit et d’autres partis d’extrême droite plus petits. Il n’a obtenu que 2,15 % des voix, ce qui correspond à un siège.
En 2019, le ménage ukrainien moyen a consacré près de la moitié de ses revenus à la nourriture et aux boissons non alcoolisées. Il a dépensé moins de 2 % pour les loisirs et la culture ou pour les hôtels et restaurants. En revanche, les chiffres équivalents pour la Slovaquie sont respectivement d’environ 17 %, 5 % et plus de 4 %. Inutile de rappeler à nos lecteurs occidentaux que la Slovaquie n’est pas un paradis.
À partir du 6 février 2025 se déroule à Paris une semaine consacrée à l’intelligence artificielle, qui doit se conclure par un Sommet international les 10 et 11 février. C’est une initiative publique, initiée directement par l’Élysée, qui est de la plus haute importance, puisque la perspective consiste ni plus ni moins qu’à relancer le capitalisme.
Il est énormément misé sur l’intelligence artificielle, avec l’idée qu’il s’agirait d’une révolution au moins équivalente à celle d’internet, voire de l’informatique, voire de la machine à vapeur ayant lancé l’ère industrielle.
La France entend se positionner pour se maintenir sur la scène mondiale grâce à cette technologie, présentée comme miraculeuse. Voici comment la Direction générale des entreprises (dépendante du ministère de l’Économie et des finances) met en avant la situation en France.
« La France compte 590 start-ups qui se consacrent à l’intelligence artificielle, dont 16 licornes. Elles ont bénéficié d’1,5 milliard d’euros d’aides publiques en 2022 qui leur ont permis de développer de nombreux produits et services reposant sur de l’IA. »
Le document parle de 2022, alors qu’il date de septembre 2024 et qu’il n’a pas été mis à jour : ce n’est pas gagné encore que cette mobilisation pour l’intelligence artificielle. Le décalage entre le rêve et la réalité est flagrant, néanmoins il y a l’idée d’enfin s’y mettre sérieusement.
Il y a ainsi déjà de nombreuses « licornes » françaises, c’est-à-dire des entreprises du numérique dont la valorisation est supérieure à 1 milliard de dollars. Elles sont 16, dont la « proposition de valeur » est centrée sur l’intelligence artificielle : Aircall, Alan, Algolia, ContentSquare, Dataiku, EcoVadis, Exotec, Ivalua, ManoMano, Meero, Mirakl, Owkin, Payfit, Qonto, Spendesk, Younited.
Il y a également de grandes entreprises étrangères qui ont choisi la France pour « implanter ou renforcer leurs laboratoires » dans le domaine de l’intéligence artificielle : Alphabet (Google), Cisco, Criteo, DeepMind, Fujitsu, HPE, IBM, Intel, Meta, Microsoft, NaverLabs, Samsung, SAP, Uber.
La semaine débute par deux journées « scientifiques » les 6 et 7 février 2025. C’est l’Institut Polytechnique de Paris qui s’en charge avec conférence scientifique internationale (« AI, Science and Society »), mais le Président général de la conférence est américain (le professeur Michael Jordan de l’University of California).
Voici une traduction de sa présentation de l’événement :
« Cette conférence interdisciplinaire offrira une plateforme pour explorer la manière dont l’IA peut être informée par l’intelligence collective et contribuer à la compréhension de celle-ci dans les domaines scientifiques, économiques et autres.
En favorisant le dialogue entre experts en IA, en sciences naturelles et en sciences sociales, la conférence cherche à mettre en évidence les synergies entre ces perspectives, non seulement pour approfondir notre compréhension de l’état actuel de la technologie de l’IA, mais aussi pour façonner son développement futur dans une direction qui corresponde aux valeurs et aux priorités de la société. »
Ensuite est prévu un « weekend culturel », les 8 et 9 février 2025, destiné au « grand public », d’abord sur le site François Mitterrand de la Bibliothèque Nationale de France à Paris le samedi, puis à la Conciergerie le dimanche, toujours à Paris. C’est le ministère de la Culture qui s’en charge.
Enfin, les 10 et 11 février 2025 doit avoir lieu le Sommet international, réunissant d’importants acteurs mondiaux du secteur au Grand Palais.
La première journée doit consister en différents ateliers, conférences et tables-rondes avec des gens comme le PDG d’Airbus, le Président de l’Estonie, le Secrétaire Général de l’OCDE, le PDG de Capgemini, la Directrice exécutive de Mozilla Foundation ou encore le Président de Microsoft.
Le lendemain est consacré à une journée plénière au Grand Palais avec de nombreux chefs d’État devant échanger sur « sur les grandes actions communes à mettre en œuvre » dans le domaine.
Le Premier ministre indien, Narendra Modi, sera vice-Président de la conférence.
Le vice-président américain J.D. Vance (qui a fait carrière dans le numérique) représentera la superpuissance américaine et le vice-Premier ministre chinois Ding Xuexiang représentera la superpuissance chinoise.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen ou encore le chancelier allemand Olaf Scholz sont également attendus, ainsi que le directeur général d’OpenAI (ChatGPT) celui d’Alphabet (Google), de Deepmind, de Microsoft.
Avec ce sommet, la France entend se placer comme étant incontournable sur le plan éthique. Il est censé aboutir sur la création d’une fondation pour l’intérêt général dont le but serait de « montrer que l’IA appartient à tous les pays et développer des modèles d’IA souverains grâce à des outils en open source ».
C’est bien entendu en pratique une manière pour la France de tenter à exister dans ce domaine.
Et ce à un moment clef pour le capitalisme en crise, qui cherche à tout prix des moyen de se relancer. La tendance à la guerre est un aspect, la mise en avant de l’intelligence artificielle pour relancer la productivité est un autre.
La grande majorité des entreprises américaines utilise d’ailleurs déjà l’intelligence artificielle.
Tout s’accélère. C’est l’actualité du capitalisme, et il s’agit de ne surtout pas être largué, dépassé et ratatiné sur ses principes, mais au contraire de voir et comprendre la marche du monde, pour le révolutionner ! Article du blogue Agauche qui résume assez bien les enjeux mondiaux de l' IA,
MUTATIONS ET MIGRATIONS : UNE LONGUE HISTOIRE DE LA VIE SUR TERRE
Depuis l’origine de la vie sur Terre, les êtres vivants du monde végétal et animal, depuis la plus petite cellule jusqu’aux plus gros des mammifères supérieurs, sont apparus et se sont développés en raison d’un milieu favorable à cette naissance et expansion. Mais rien n’est jamais fixé dans un monde en perpétuelle évolution. D’un point de vue purement astrologique, la Terre elle-même bouge sans arrêt, hors de toute interférence du monde vivant, dans des cataclysmes naturels soit intrinsèques à la terre, brutaux ou dans une évolution lente, soit dus à l’irruption d’un agent extérieur venant de l’univers. Dans de telles circonstances, quelles qu’elles soient, le monde vivant doit ou muter dans le même milieu, ou migrer sous d’autres cieux plus cléments, ou disparaître. Mais ce monde vivant lui-même peut être la cause de cette même situation : les conditions favorables qui ont présidé à sa naissance et sa prolifération peuvent entraîner une pollution telle que non seulement elle détruit les possibilités de reproduction de cette espèce et entraîne son extinction, mais aussi elle rompt toute la chaîne vitale dans laquelle cette espèce s’insérait. Muter, migrer ou disparaître est finalement l’élément central de la vie sur la Terre.
L’espèce humaine, depuis des millions d’années, n’a pas échappé à ce type de situation. On ne sait pratiquement rien des mutations dont on connaît l’existence, mais encore moins de leur cause. Quant aux migrations jusqu’à l’époque moderne, on n’en sait guère plus sur leur cause, même si les analyses génétiques permettent d’en retracer le parcours. Pour la période la plus récente, entre deux mille à trois mille ans, si on connaît mieux les migrations on n’en sait pas trop non plus sur leurs causes. Difficile de savoir si les grandes invasions qui ont submergé et disséqué l’empire romain, toutes venues de l’Est, ont eu une cause commune de même que les plus récentes (les Huns au Ve siècle et les Arabes au VIIIe siècle pour la France, les Turcs au XVIIe siècle pour l’Europe). Toutes ces dernières migrations étaient autant des tentatives de conquêtes militaires au sens où nous l’entendrions aujourd’hui que de grands déplacements de population. D’autres migrations, intereuropéennes celles-là, et de moindre importance, ont jalonné la période moderne depuis celles des Vikings, des Normands débarquant en Angleterre, de la fuite des persécutions religieuses (protestants, juifs, arabes). Plus on se rapproche de notre époque, mieux on connaît les causes de ces migrations. Une partie d’entre elles sont des migrations de survie, caractère que l’on retrouve aujourd’hui. Mais c’est l’essor du capitalisme qui, dans l’époque moderne, va entraîner d’importantes migrations tant à l’intérieur des Etats que d’un Etat à l’autre, sous des formes totalement nouvelles. D’abord en Europe occidentale, puis progressivement dans le monde entier.
Certains analystes se sont demandé si les migrations encadrées du capitalisme dont nous allons parler ne procédaient pas non plus de la survie, pour revenir ainsi aux causes probables des migrations ancestrales avec leur formes spécifiques. La Syrie et l’Irak ont connu plusieurs années de sécheresse qui ont appauvri les tris quarts de la population. Il est certain que dans l’appréciation de l’ensemble des migrations modernes, le réchauffement climatique et la série de catastrophes climatiques qu’il entraîne parut sous-tendre les migrations dans un cadre différent.
Migrations et capitalisme
D’une certaine façon, le début du Moyen Âge et la fin des grandes invasions entraîne une sédentarisation dans le système féodal, basé sur l’agriculture et les activités techniques annexes nécessaires au fonctionnement de l’ensemble. Les villes deviennent à la fois des centres commerciaux et d’activité artisanale voire industrielle. Partout en Europe, on voit une migration des campagnes vers les villes qui absorbent essentiellement le surplus de population campagnarde, les migrants passant pour la plupart d’activité paysanne et/ou artisanale à une activité liée à un secteur de production économique. Par rapport à toutes les migrations antérieures, la finalité en est parfaitement claire.
Le capitalisme ne peut exister que par l’exploitation de la force de travail et il doit puiser pour ce faire dans les classes sociales existantes. La migration de base de l’essor de ce système ne peut venir que des campagnes et est le prolongement de ce qui existait déjà au Moyen Âge. On peut penser que ce n’est pas tant le surplus de population agricole qui favorise ces migrations de la campagne vers les usines, mais aussi les aléas climatiques ou autres des travailleurs agricoles et des paysans pauvres. L’emplacement des centres industriels n’était pas dû au hasard : il pouvait dépendre du secteur primaire (mines de charbon ou de minerai), de la proximité des transports, plus récemment de la proximité des marchés. Quelles que soient les raisons de ce développement industriel, il nécessitait une main-d’œuvre de plus en plus abondante, que la proximité ne fournissait qu’en nombre limité, d’où d’importantes migrations intérieures avec un total déracinement non seulement professionnel mais aussi familial et culturel. De plus, si l’approvisionnement en force de travail n’est pas suffisant, des moyens coercitifs sont mis en œuvre par ce qui est devenu la classe bourgeoise dominante, comme en Grande-Bretagne avec le mouvement des « enclosures » (XVIe-XVIIe siècles), une réforme des structures agricoles qui prive une bonne partie des paysans de tout revenu et les contraint à migrer vers les centres industriels. En France, qui était relativement peuplée, ce processus s’est fait progressivement, en partie pour des raisons politiques, mais dans des pays comme l’URSS, il a été conduit avec une extrême violence (depuis l’utilisation de la famine jusqu’à la déportation dans les camps sibériens).
Une des plus « extraordinaires migrations » qui démontre de manière criante le lien entre déplacement des populations et capitalisme est la traite négrière (1).
Au cours des xixe et xxe siècles le développement capitaliste a été accompli au prix non seulement de migrations internes mais aussi de migrations internationales. Notamment les Etats-Unis et le Canada et à un moindre degré le Brésil, l’Argentine et le Chili ont vu affluer des migrants, principalement d’Europe. Ces migrations étaient volontaires favorisées par la misère (un bon exemple en fut l’Irlande), la surpopulation et l’attrait de l’aventure et d’une possibilité de vie meilleure : elles ont fait l’essentiel du développement capitaliste de ces pays parfois au prix de l’élimination des populations autochtones. Les derniers développements importants, la Chine et l’Inde, se sont faits suivant le schéma traditionnel des migrations internes des campagnes vers les zones industrielles, sans apport extérieur.
Il est difficile de comprendre les migrations contemporaines sans prendre en compte les transformations radicales et catastrophiques provoquées au cours des années 1980 dans tant de pays africains par les Programmes d’ajustement structurel du FMI, ou, à partir des années 1970, les investissements vers l’étranger des multinationales, avec la création des « zones de production pour l’exportation » et le bouleversement de l’agriculture traditionnelle. Par exemple, la vente à des personnes ou sociétés privées de centaines d’hectares de terres éthiopiennes pour la production d’agrocarburants, entre autres. Ces acheteurs privés sont majoritairement européens (hollandais, suisses, allemands etc.), soit les mêmes qui renâclent à l’arrivée de migrants éthiopiens chez eux…
Mondialisation et vicissitudes du capital :la fabrication des migrants
Qui sont ces migrants modernes qui fuient ainsi la misère, l’insécurité et la mort ? Sont-ils si différents, bien que placés dans des conditions totalement autres, de tous ces migrants historiques qui fuyaient, sans qu’on sache exactement pourquoi, une situation qui menaçait leurs conditions d’existence ?
Disons tout de suite qu’une approche humanitaire, si elle existe, peut être un soulagement temporaire dans tout ce que le migrant va vivre, mais n’a aucun sens relativement au problème central de la migration dans le monde capitaliste moderne. « Le migrant » n’est pas le personnage homogène que l’on tend à nous présenter, une sorte de modèle uniforme de victime expiatoire du système, mais les migrants sont une population différenciée venant de classes, de milieux et d’origine sociale diverses : la même collection d’exploiteurs, de cyniques, de naïfs, d’égoïste, d’intelligents et d’imbéciles que l’on trouve dans toute société. Un rappel : les migrations d’aujourd’hui ne concernent que 3 % de la populations mondiale vivant hors de leur lieu d’origine (migration intérieure et/ou extérieure) ce qui signifie que 97 % de cette population est restée sédentaire (2).
Il y a aussi un « gouvernement global des migrations » incarné par exemple par une organisation des Nations Unies telle que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
La mondialisation complique encore les données. Selon elle les migrations des personnes sont doublées d’une migration des entreprises, donc des emplois industriels, allant souvent dans un sens inverse de celui des personnes
Dans l’extrême diversités des situations engendrant des migrants quelques détails émergent : près de 50 % sont des femmes (ce qui correspond à la démographie générale) mais aussi qu’elles sont plus menacées que les hommes. Les enfants sont aussi parmi les victimes : 50 000 d’entre eux auraient disparu de la circulation. Migrations intérieures ou extérieures se recoupent sans qu’on puisse distinguer réellement le migrant volontaire (c’est-à-dire un départ décidé par le migrant en fonction de sa situation) du migrant « contraint » – par les réseaux de prostitution, les rapts d’enfants, les internements dans des camps.
Cela inclut aussi ceux qui, un peu partout dans le monde, sont leurrés par des promesses qui les transforment en esclaves. Selon l’estimation d’un institut allemand, 37 % des migrants sont des travailleurs qualifiés (contre 21 % de la force de travail en Allemagne mais 30 % de non-qualifiés contre 9 % en Allemagne) (3).
Il y aurait ainsi dans le monde aujourd’hui 36 millions d’esclaves : des enfants kidnappés ou abandonnés (10 000), des femmes contraintes à la prostitution, des pêcheurs dans les élevages de crevettes, etc. Pour la seule péninsule arabique, 1 400 000 « migrants » sont pratiquement dans l’impossibilité de quitter leur emploi d’esclaves, leurs passeports ayant été confisqués (400 000 rien que pour le Qatar).
Des migrations plus ou moins importantes ont toujours accompagné les remous de l’avancée économique et politique du capital. D’une certaine façon elles prolongeaient les migrations antérieures pour des raisons de persécution religieuses. La révolution française a vu l’exode des « ci-devant » vers les pays voisins, la révolution russe de 1917 a vu l’exode des « Russes blancs » vers l’Europe, les Etats-Unis ou l’extrême Orient. Nazisme et fascisme ont engendré des migrations en Europe et vers les Etats-Unis. La fin de la guerre d’Espagne en 1939 a vu une importante migration d’espagnols en France ; Les rectifications de frontières à la fin de la seconde guerre mondiale ont entraîné d’importantes migrations dans toute l’Europe Centrale. La formation de l’Etat d’Israël en 1947, avec l’expropriation des Palestiniens, a vu d’importantes migrations et la constitution de « camps » dont la permanence s’étend jusqu’à aujourd’hui (la diaspora palestinienne compte 7 millions d’émigrés dont 1,3 million vivent dans des camps depuis plus d’un demi-siècle).
C’est ce type de situation de guerre qui ne cesse d’alimenter les migrations, tant dans l’Afrique subsaharienne que dans tout le Moyen-Orient, avec la même tendance à la constitution de camps permanents de réfugiés. Après Israël, d’autres guerres ont apporté leur contingent : Corée, Vietnam, Afghanistan (trent-cinq ans de conflits armés), d’Irak, du Soudan du Sud (avec le Nigeria, 1,4 million de personnes déplacées) et présentement de Syrie pour ne pas évoquer les situations de guerre et guérilla dans toute cette partie d’Afrique, du Nigeria à la Somalie et la Libye. Il n’y a pas que les guerres ou les situations économiques à provoquer des migrations, celles-ci peuvent résulter de décisions politiques. Par exemple, le dégel entre Cuba et les Etats-Unis a déclenché une émigration importante pour tous ceux qui craignent la fin du droit d’asile aux Etats-Unis, et rapidement des filières se sont organisées à partir de l’Equateur pour ces nouveaux migrants.
Quand ceux qui fuient ces guerres et guérillas ne se retrouvent pas sur les routes de l’exil vers les terres promises (surtout l’Union européenne), ils peuplent ces camps de réfugiés qui se sont édifiés un peu partout à la périphérie des zones de conflits (une estimation chiffre le total des migrants en 2010 à 232 millions).
Si les guerres autour du pétrole ou la défense d’intérêts stratégiques sont un pur produit du capitalisme, il est une autre guerre - moins évidente, économique - qui déstabilise totalement les pays conquis récemment par la pénétration capitaliste totale, souvent dans le sillage de la décolonisation, couvrant toute l’Afrique et partiellement l’Amérique latine. Cette pénétration capitaliste déstabilisatrice concerne tous les secteurs de l’activité économique. L’appropriation des ressources naturelles se réalise dans les exploitations minières ; l’accaparement et la pollution de l’eau ruine les paysans, chassés par des dirigeants corrompus des terres agricoles transformées en vastes domaines. Ces mêmes paysans, les artisans et commerçants locaux sont ruinés par le déversement de produits bon marché des pays industrialisés ou la concurrence mondiale des multinationales supplantant les productions agricoles locales. Evincés par le capitalisme, ils se retrouvent soit dans les bidonvilles autour des centres urbains (souvent seulement une étape vers l’émigration), soit dans des camps (une autre étape), soit sur les routes de l’exil.
Surpopulation, misère, déstabilisation économique, guerre… toutes ces facettes de l’activité capitaliste, si toutes ces variantes alimentaient et alimentent encore les besoins en main-d’œuvre du capital dans certaines régions du monde, leur caractère a profondément changé en raison de l’évolution du capital lui-même, à la fois dans ses techniques de production et dans ses mutations géographiques. La France offre un bon exemple de ces mutations depuis la première guerre mondiale. Dans l’entre-deux guerres, pour compenser les hécatombes du premier conflit mondial, les portes de l’immigration s’ouvrirent tout grand pour les Italiens, les Polonais et les Espagnols, principalement dans les mines, le BTP et l’agriculture – en plus d’émigrations de circonstance que nous avons déjà évoquées. Un problème différent se posa après la seconde guerre mondiale : la mécanisation de l’agriculture et les importantes réformes foncières ne suffisaient pas à alimenter le développement industriel. Les besoins étaient tels que des équipes de recrutement écumèrent les pays magrébins pour peupler les chaînes de montage d’OS. Dans le même temps, les Portugais envahissaient le BTP et les Espagnols l‘agriculture ou les services domestiques. Cette situation dura jusque dans les années 1970 avec le développement de l’automatisation et le transfert d’industries vers les pays à faible coût du travail (qui pouvaient se développer avec leurs propres migrations intérieures traditionnelles).
Depuis cette période, la pompe aspirante qui pousse les populations des pays déstabilisés vers les pays développés fonctionne encore et toujours, alors que le capital français ou européen n’a plus besoin de ce complément de main-d’œuvre. Si les premières mesures contre l’immigration ont été prises dès 1932 à cause de la crise d’alors (avec des expulsions de Polonais ou d’Italiens par trains entiers et des pogroms d’Italiens à Marseille), c’est précisément lors du remplacement des OS par les processus automatisés que des circulaires administratives de 1972 (dites Marcellin-Fontanet) décident que ne seront autorisés à séjourner en France que les détenteurs d’un contrat de travail et d’un logement décent. La grande majorité des étrangers ne peuvent satisfaire ces obligations et deviennent alors expulsables. L’application stricte de ces circulaires déclenche des mouvements plus ou moins violents, des grèves de la faim, des actions collectives. Le même schéma peut s’appliquer avec des variantes à l’ensemble des pays industrialisés. Aux Etats-Unis, la migration intérieure a fait monter notamment le Noirs du Sud vers la région industrielle des Grands Lacs. Mais là aussi l’automatisation, la concurrence japonaise et les transferts d’industrie vers l’Extrême-Orient ont réduit tout intérêt du capital pour une immigration quelconque, alors que la déstabilisation économique due à la pénétration du capital américain dans toute l’Amérique latine faisait fonctionner à plein la pompe aspirante et que des centaines de milliers de migrants se pressaient à la frontière sud des Etats-Unis. On parle peu des migrations de l’Inde vers tout le Sud-Est asiatique (2,3 millions de 1007 à 2012, émigration alimentée par l’impossibilité pour le pays d’absorber, en raison de sa faible progression économique, les 12 à 15 millions jeunes mis sur le marché) ou celles du Bangladesh vers ces mêmes destinations (2 millions dans cette même période) (4).
La chute du cours du pétrole touche sérieusement les économies des pays fonctionnant entièrement sur la rente pétrolière come l’Algérie ou le Nigéria : la réduction des subventions notamment alimentaires et aux carburants entraîne une chute brutale du niveau de vie, source de troubles sociaux mais aussi d’une poussée de l’émigration.
Mais ce développement capitaliste, en brisant les situations économiques et sociales existantes, a aussi contribué à développer une autre sorte de migrations qui s’est largement amplifiée dans la période récente.
Ces migrations internes existent sous la forme traditionnelle du passage de l’état de rural à celui d’esclave industriel ; mais il existe aussi des migrations contraintes de moindre ampleur mais tout aussi violentes : au Brésil, accompagnant en vingt ans la déforestation, près de 50 000 travailleurs n’ont eu que le choix entre l’exploitation extrême et la mort s’ils tentaient de s’enfuir (5). L'atrocité peut être démesurée mais se produire dans un fait migratoire dont l'importance est très relative.
Par exemple ces bateaux de pêche nord-coréens chargés de cadavres morts de faim qui dérivent vers les côtes japonaises (près de 300 en cinq ans) dont on ne sait s’ils ont cherché à fuir ou se sont perdus (6). Ce n’est sans doute qu’un exemple d’innombrables « migrations » de ce genre de par le monde.
Parmi de tels exemples : les Rohingyas, minorité musulmane fuyant la Birmanie ou le Bangladesh vers l’Indonésie, l’Australie ou l’Afrique australe. Parmi les migrants de Birmanie, ceux qui viennent du pays Shan seraient - si l’on peut dire - les mieux lotis – (7) alors que les Rohingyas peuvent rencontrer la mort à chaque moment (8). Pour ceux qui voient dans l’Afrique du Sud le havre de paix, le risque de mort n’est pas dans le transit mais dans le « pays » d’accueil où la persécution populaire violente est constante avec des sortes de pogroms.
Les conflits permanents au Soudan – Darfour et Sud-Soudan – recèlent aussi leur part de mort et d’horreur (9).
Sauf circonstances particulières (par exemple l’évolution démographique de l’Allemagne), l’immigration n’est plus du tout souhaitée et on est passé d’un caractère bénéfique à une calamité, avec des politiques nationales anti-immigrés, des barrières politiques et matérielles et une montée de la xénophobie et du racisme à la démesure d’un afflux croissant de migrants en raison du chaos mondial causé par l’expansion capitaliste et sa crise. L’Union européenne et les Etats-Unis sont actuellement les plus menacés par cette invasion pacifique qu’ils ont bien du mal à endiguer.
La machine à fabriquer du migrant fonctionne à plein et la marchandise force de travail doit prendre la route, nantie souvent d’un viatique proportionnel à sa position sociale, dont la réalisation matérielle déstabilise encore plus l’économie locale par la vente des possessions ou par des emprunts (qui vont suivre le migrant et conditionner son insertion future). Cet effet déstabilisateur pourra même augmenter au cours du transfert du migrant si celui-ci est victime de vols, de racket ou autres sévices, et doit faire appel à la famille restée sur place pour financer la suite de son voyage.
On pourrait penser qu’à partir du moment où il quitte son milieu social spécifique, chaque migrant est semblable à tout autre, dans la banalisation et l’uniformatisation d’une force de travail non qualifiée au plus bas de l’échelle. C’est en partie vrai, car prendre le chemin de l’exil c’est être dans la même situation que tous les autres. Mais la « valeur » d’un migrant peut se référer à deux ordres différents ; le premier est celui non seulement de ses possessions matérielles mais aussi de la « valeur » que les auxiliaires du passage vont lui accorder – positive si on peut obtenir de lui des finances, directement par le prix du passage, par le racket exercé sur sa famille restée au pays, par son utilisation pour un travail temporaire ou le passage de drogue ou tout autre trafic pouvant aller jusqu’à la prostitution, ou encore par un prêt qui va lier le migrant à un travail défini dans le « pays d’accueil » ; ou négative par le fait qu’il a été « acheté », par exemple à un gardien du camp où il a été interné, et revendu à chaque intermédiaire de transit jusqu’au point de livraison final où il doit rembourser d’une manière ou d’une autre.
Le migrant peut avoir une autre « valeur », hors de ce transit. Ses qualifications professionnelles peuvent lui permettre de se « faire valoir » dans son arrivée à destination. Mais là aussi, quelle que soit sa qualification, des obstacles comme la langue, les protections professionnelles locales, des différences de pratique peuvent se révéler des obstacles qui réduisent ou suppriment la « valeur » de ces qualifications et ramènent sa force de travail dans les équivalents communs. D’une certaine façon, la migration dévalorise le coût de la force de travail à la fois par cette uniformisation par le bas et par la pression que cette dévalorisation entraîne dans le pays d’accueil.
Un autre facteur est apparu dans l’émigration récente : dans le passé, les migrants étaient en général individualisés, la famille restant au pays, et par la suite on discutait éventuellement de « regroupement familial » ; aujourd’hui, particulièrement pour les Syriens, ce sont des familles entières qui tentent l’aventure et la notion de regroupement familial n’a plus cours.
Tout un secteur marchand, en forte expansion, celui où opèrent les agences matrimoniales transnationales, est né autour d’une demande masculine de renormalisation patriarcale des rôles de genre à l’intérieur de la famille, offrant « femmes dociles et affectueuses » pour qui « les seules choses qui comptent sont la famille et les désirs du mari », le jeu complexe caractéristique d’une bonne part des migrations féminines contemporaines, fait à la fois de fuite loin des rapports patriarcaux des pays d’origine, de substitution au travail affectif et de soin que ne veulent plus assurer les femmes occidentales « émancipées », et de reproduction des conditions de subordination de classe et de genre (10).
Par ailleurs, on ne peut pas négliger la pression collective et familiale dans le projet migratoire des migrants. En Afrique, la décision de migrer est rarement individuelle. Quand les candidats à l’émigration proviennent d’un milieu rural, ils sont souvent désignés par le village qui réunit les fonds pour le voyage. Si le migrant arrive en Europe il sera contraint d’envoyer la majorité de son salaire au village car c’est sur lui que reposent les véritables espoirs de développement : combien de villages ont pu obtenir la construction d’un centre de santé, d’une école ou d’un véhicule grâce à l’argent de la diaspora. L’absence prolongée et éventuellement le retour des migrants est un véritable facteur de déstructuration sociale et de conflits familiaux (11).
Une agence de voyage très prospère
Tous les moyens sont bons pour que le migrant décide de gagner la « terre promise » choisie tant en fonction de relations personnelles que d’un imaginaire. Cela devient beaucoup plus facile – si l’on peut dire – avec le développement du chemin de fer et de la vapeur dans les transports maritimes. On pense que cette expansion de la machine à vapeur dans les transports a joué un rôle important dans le développement de l’immigration, notamment vers les Etats-Unis, en rendant le voyage plus sûr (en particulier pour l’hygiène), plus court et moins coûteux. Il n’en reste pas moins que cet acheminement du migrant reste une épreuve pendant un siècle, de 1850 à 1950, notamment dans la traversée transatlantique (12). Un autre aspect que l’on observera aujourd’hui dans d’autres moyens de transport va naître de l’utilisation clandestine du chemin de fer et prendra une grande dimension aux Etats-Unis avec les hobos (13).
Une autre caractéristique importante de ces migrations réside, jusque dans les années 1960, dans le peu d’obstacles administratifs ou autres faisant de l’immigration ce qu’elle est devenue aujourd’hui, un parcours du combattant : pourvu que l’on puisse payer le prix du voyage, migrer ne rencontrait guère d’obstacles. La raison principale en était que jusqu’à cette période récente, le capitalisme avait besoin de sang frais pour ses développements nationaux, ouvrait largement les portes et même parfois allait recruter la main-d’œuvre dans son pays d’origine, finançant même le voyage et fournissant les documents administratifs nécessaires.
C’est ainsi que l’on a pu voir d’importantes émigrations, pour les raisons économiques que nous avons exposées et parfois des dangers causés par la guerre, de toute l’Amérique latine vers les Etats-Unis et le Canada, de l’Europe vers toutes les Amériques, de certains pays d’Europe, d’Afrique et d’Extrême-Orient vers les pays plus industrialisés d’Europe.
Il y avait bien des cas d’entraves à cette immigration qui amenait d’une part au développement d’une industrie de faux papiers et d’autre part à la constitution de filières, mais bien loin de ce qui peut exister actuellement. Ces filières pouvaient être clandestines et prendre les chemins de la contrebande, de la drogue, de la prostitution… ou bien naître de situations spécifiques, le plus souvent de la situation politique de pays dictatoriaux : tel, par exemple, le passage de la ligne de démarcation dans la France de l’Occupation, l’URSS, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste, l’Espagne franquiste, le Portugal salazariste, plus tard le Vietnam du Viet Minh (les boat people). Mais, eu égard aux émigrations présentes pour des raisons semblables, elles restaient de faible dimension et de rencontraient pas, hors la sortie du territoire national, de difficultés particulières.
A partir des années 1970, la transformation structurelle du capitalisme mondial a totalement modifié cette situation : avec l’automatisation, le capitalisme développé n’avait plus besoin de force de travail non qualifiée et, avec la mondialisation liée à la révolution des transports maritimes, le capital pouvait aller puiser cette main-d’œuvre dans les pays surpeuplés en développement, principalement la Chine et l’Inde. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, la même mondialisation, la crise économique et le chaos engendré ont précipité dans l’émigration une masse croissante de candidats au voyage au même moment où ils n’étaient plus aucunement nécessaires, sauf cas particuliers au fonctionnement et développement du capital dans des entités nationales. Ce n’est pas une des moindres contradictions présentes du système capitaliste de produire par son seul fonctionnement des problèmes qu’il n’est capable de résoudre que par des mesures coercitives, qui créent encore plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.
Les barrières de protection que pratiquement tous les Etats concernés ont édifiées et édifient encore sont soit juridiques, soit matérielles, et elles ne font que renforcer cette industrie du migrant sans pour autant endiguer le flot renouvelé d’une « fabrication du migrant » mouvante (14).
On doit examiner le coût global de ce « transfert de migrants » (la matière première) du lieu de production au lieu de consommation (celui de l’exploitation de sa force de travail) sous deux aspects, bien qu’ils soient étroitement liés. D’un côté pour le migrant qui doit en payer le prix en gros ou en détail pas seulement financièrement, pour ce qu’on regroupe sous le nom de « passeur » qui peut être unique dans l’organisation élaborée et « filières » ou très diversifiée, chaque étape du transfert devant être résolue au coup par coup.
Les obstacles juridiques peuvent paraître des formalités avec des possibilités de fraude (faux papiers), mais ils peuvent avoir des conséquences matérielles sur le transfert et même conduire à l’impasse des camps de réfugiés. Pour tenter de faire un tri à prétention humanitaire, les Etats refuges de migrants ont imaginé la distinction entre réfugié politique et migrant économique, comme si les deux n’étaient pas un même produit de l’activité capitaliste sous des formes différentes. Le « réfugié » pouvant bénéficier du sésame – le droit d’asile – doit prouver qu’il aété contraint de fuir un danger dû au pouvoir politique en place. Le tri pour séparer le bon grain de l’ivraie peut se faire dans des conditions assez éprouvantes ; voici une description de l’entrée dans l’Union européenne par les îles grecques : « …Irakiens, [les quatre membres d’une famille] viennent de débarquer à Efthalou [Lesbos]. Transportés en bus à Moria, ils sont tout de suite orientés vers le “camp du bas”, celui qui gère l’enregistrement des arabophones et des ressortissants les plus susceptibles de bénéficier de l’asile en Europe ; les Syriens, les Irakiens, les Eythréens, les Somaliens, les Soudanais et les Yéménites. Les autres – Afghans, Iraniens, Pakistanais – sont transférés au “camp du haut”, où les opérations sont plus lentes. Les Marocains et les Algériens, considérés, eux, comme de simples migrants économiques, sont placés en rétention dans les cellules du commissariat de Mytilène avant d’être renvoyés au vaste camp de rétention du continent situé à Corinthe, puis renvoyés vers le Maroc ou vers la Turquie […] [Pour ceux qui ont franchi cette étape de sélection, le processus est le même :] le conteneur d’identification où […] l’Agence européenne de gestion des frontières extérieures [Frontex] se charge d’établir la nationalité des réfugiés [qui doivent] déposer [leurs] empreintes sur des machines raccordées au fichier central européen, [être pris en] photo […] Et on délivre le laissez-passer qui octroie six mois de circulation » dans l’UE (15). Le migrant « autorisé » est transporté à la frontière avec la Macédoine et alors, à lui de se débrouiller. Avec des variantes, les conditions du tri sont à peu près les mêmes pour la filière italienne passant par Lampedusa.
D’autres frontières restent à franchir. L’octroi d’un statut juridique provisoire ne met pas fin au périple du migrant qui rencontre les difficultés matérielles de tout personne vivant dans l’illégalité : d’innombrables barrières de longueur et efficacité croissantes complètent les obstacles naturels que sont les mers, les fleuves et les montagnes (16). Leur efficacité n’est jamais que temporaire : les filières se déplacent vers d’autres routes ou utilisent d’autres techniques (cisaillage des barrières, tunnels) (17) ; ces barrières font monter le prix des passages, elles multiplient la sédentarisation, officielle et/ou sauvage, dans des camps (exemple de Calais) et les possibilités de corruption tout comme les violences physiques (viols ou trafic des enfants).
S’il ne finit pas au fond de la mer ou dans un cimetière côtier, le migrant se trouve donc bloqué dans un des innombrables camps de toutes tailles qui ont fleuri un peu partout, proches des frontières ou à l’intérieur d’un pays voisin – depuis les camps de rétention officiels d‘où l’on sort pour être expulsé, jusqu’aux camps sauvages régulièrement détruits par la police pour être reconstruits ailleurs zn passant par les camps dont la permanence remonte à plus d’un demi-siècle. Mais avant de voir la fonction et le coût de ces camps de migrants, il nous faut regarder le coût et le rapport financier de cette portion de l’industrie du migrant.
Pour être largement illégale, cette industrie du migrant n’en est pas moins constitutive à part entière du procès de production capitaliste : le voyage consomme un certain nombre de produits, faisant en cela la prospérité de telle ou telle industrie ; il permet d’accumuler en raison de sa haute rentabilité une masse de capitaux investis dans ces circuits légaux (18). On peut observer que le fait de transformer du capital immobilisé sous des formes diverses (terres, bijoux, épargne, etc.) en capital financier, non seulement enrichit les banques mais aussi contribue à la circulation mondiale des flux financiers.
Les estimations financières concernant cette industrie au caractère flou sont forcément imprécises, mais la comparaison avec d’autres industries plus légales peut donner une idée de leur importance. Pour avoir une idée de cette dimension, on doit considérer trois volets impliquant une transaction moyennent finance, c’est-à-dire une marchandise ou un service, ceci dans le monde entier :
1 – ce que perçoivent en argent les filières de transfert de migrants ;
2 – ce dont profitent les fournisseurs de matériels utilisés pour ces transferts ;
3 – ce que coûtent aux Etats les moyens de contrôle, de sélection, de blocage et le stockage des migrants au cours de leur voyage.
1 Chiffrer ce que paient globalement les migrants à leurs « passeurs », depuis leur départ du pays jusqu’à leur arrivée dans le pays d’accueil, est difficile parce qu’il s’agit d’une activité clandestine et que le prix peut varier selon les pays, selon les moyens utilisés et, au sein d’une même filière, selon les difficultés telles qu’un renforcement de la répression, de contrôle ou l’édification de barrières (19).
On peut tenter une estimation globale en relation avec le nombre d’une catégorie de migrants (il ne s’agit ici que de migrations extérieures, pas intérieures). En 2013 les Nations Unies recensaient 232 millions de migrants dans le monde entier (20). Même si l’on chiffre le prix payé par chaque migrant pour son transfert en moyenne à 1 000 euros, on obtient un montant global annuel d’un chiffre d’affaires de 232 milliards – bien en deçà de la réalité. On peut comparer avec le budget de la France en 2016, qui prévoit 300 milliards d’euros de recettes, ou avec les six premières entreprises mondiales qui toutes avaient un chiffre d’affaires aux environs de 400 milliards de dollars. Mais d’une part le chiffre d’affaire de l’industrie du migrant peut aussi bien atteindre le double de cette estimation et d’autre part, cela ne dit rien sur ce que doivent payer ces « entrepreneurs » de transport de voyageurs ou agences de voyage, comme vous voudrez, pour s’assurer les moyens matériels de transport, la fourniture de faux papiers et l’argent de la corruption des agents de contrôle. Bien sûr, le plus souvent, les mafias règnent sur ces secteurs dont elles ont vite repéré le caractère aussi rentable que le trafic de drogue (mafias turque pour le passage en Grèce, italienne pour le trajet Libye-Italie, albanaise pour les passages par le Macédoine). De plus, les filières de la drogue peuvent être utilisées et les migrants eux-mêmes contraints à devenir passeurs de drogue.
En bonnes capitalistes, ces mafias ont aussi compris, grâce à leur expérience dans la drogue, que dans tout trafic illégal les profits s’accroissent si on contrôle en aval les passeurs de base et en amont les fournisseurs de matériels. Ce processus de « concentration » a été accompli par la mafia turque : elle s’est d’abord assuré par ses rackets la domination économique des passeurs, puis celui des vendeurs de matériel de passage, s’assurant ainsi le quasi-monopole de la fourniture des bateaux gonflables, qui sont produits essentiellement en Chine.
La mafia italienne, par exemple, qui brille dans son trafic de migrants, « consolide » l’exploitation des migrants dans les dits pays d’accueil. On se souvient des terribles affrontements avec les mafias dans le Sud de l’Italie. Et le village calabrais Riace, souvent cité pour l’accueil qu’il offre aux migrants, a dû passer simultanément par la case « lutte anti-mafia ».
2 Le matériel utilisé au cours du transfert peut aussi être d’une diversité extrême et une source de profit tant pour les « trusts » des filières que pour les artisans locaux dont la possession d’un bateau de pêche permet de profiter de la situation. Là aussi, l’imagination poussée par la perspective de profit est délirante et les migrants doivent toujours en passer par là. Chacun a pu voir sur son écran de télévision ou d’ordinateur ces embarcations gonflables chargées de migrants debout, pressés comme des sardines. Quelques chiffres : un bateau gonflable dont le prix varie de 170 à 700 euros peut transporter 40 à 50 migrants qui auront payé jusqu’à 800 euros chacun ; profit net : au moins 30 000 euros. D’après le Financial Times une embarcation avec 450 migrants rapporterait 1 million d’euros pour un seul passage. Peu importe que l’embarcation soit perdue, quelle industrie rapporterait autant ? Mais il y a mieux : l’exemple, sans doute pas unique, du Blue Sky, cargo promis à la casse pour ses 38 ans d’âge, mais racheté pour 100 000 euros (21). On y entasse 800 migrants qui crachent 6 000 à 8 000 euros chacun pour un prétendu passage de la Turquie vers l’Italie. Le navire est abandonné dans l’Adriatique, moteur et gouvernail bloqués pour un naufrage assuré avant d’être repéré et ses occupants sauvés. Profit : près de 5 millions d’euros. Plusieurs autres cargos de ce genre seront interceptés
Et il n’y a pas de petits profits ; en plus du prix du passage ceux qui ont encore des réserves doivent payer 170 euros pour un gilet de sauvetage ou pour une couverture, et même 170 euros si, parqués dans la cale, ils veulent respirer sur le pont.
Un autre moyen de passage clandestin d’une frontière est celui des tunnels, comme ceux de Gaza vers Israël et vers l’Egypte ou ceux du Mexique vers les Etats-Unis ; mais là aussi on connaît peu de choses de ce monde souterrain (voir note 17).
3 Que coûtent tous les moyens mis en œuvre pour contrôler, stopper les migrants et détruire les filières ? Libération (22) tente une approche. En quinze ans ce budget « migrants » aurait coûté :
– 75 milliards aux pays d’Afrique pour des investissements destinés à stopper les migrations (on peut comparer avec les profits des filières migratoires indiqués ci-dessus et penser qu’une bonne partie de cette manne se perd dans les comptes offshores de dirigeants corrompus) :
– 1 milliard pour l’Agence Frontex (voir ci-dessous)
– 11 milliards pour les expulsions
– 450 millions pour les recherches de moyens techniques de détection
– 77 millions pour la construction de murs et barrières.
On n’arrête pas le progrès : à l’imagination cupide des patrons de filières correspond l’imagination défensive des Etats pur prévenir l’invasion migratoire.
La Commission européenne a constitué depuis 2015 un groupe de travail auquel participent les principaux fabricants d’armes (Airbus, Thalès Finmeccanica et BAE) et de technologies spéciales (Saab, Indra, Siemens etc.) qui a reçu 225 millions pour élaborer des projets de protection des frontières.
L’Agence européenne chargé de l’interception-accueil-sauvetage éventuel des migrants, Frontex, va être remplacée par une force européenne de « gestion de la migration » de 1 000 agents permanents et de 1 500 agents de réserve mobilisables en une force de déploiement rapide en cas de nécessité.
Parallèlement a été créé un Fonds d’affectation spécial (Trust Fund), doté de 18 milliards d’euros pour le développement de l’Afrique saharienne (23).
Le passage du tunnel sous la Manche serait paraît-il, d’après les dirigeants de la société qui l’exploite, entièrement « sécurisé » pour 13 millions d’euros avec le concours du Royaume-Uni et l’installation de 40 km de barrières diverses. Dans ce domaine, les nouveautés techniques abondent, depuis un centre européen des empreintes digitales jusqu’à la mise au point par Israël et les Etats-Unis d’un drone capable de détecter les tunnels.
On ne sait pas grand-chose du coût des barrières diverses qui ont proliféré récemment dans les Balkans (par exemple des 175 km entre la Serbie et la Hongrie [24])et ont - provisoirement – coincé les migrants, mais causé aussi, dans ces Etats autrefois unis dans la Yougoslavie, des réactions locales, car elles compliquent les relations quotidiennes personnelles, de travail, de commerce, de leurs habitants : c’est ainsi que s’est constitué un groupe baptisé « Front Ouvrier » dont les commandos nocturnes coupent une certaine longueur de barbelés entre la Croatie et la Slovénie et les revendent au profit d’un fonds de solidarité pour les migrants (25).
On peut se demander si la balance entre ce que paient les migrants globalement et ce que l’Europe dépense pour limiter leur entrée ne correspond pas à un prix payé par le migrant pour avoir un emploi, comme on vit autrefois proliférer dans différents pays des bureaux de placement payants.
Si l’on s’est attaché dans ces récits à l’Europe, c’est parce que cela nous touche directement et que les médias sont donc particulièrement prolixe sur ce point limité de la question mondiale des migrations. Mais on retrouve, à des degrés divers, la même horreur dans des migrations « de seconde zone »
Juste un récit d’un migrant vers l’Afrique du Sud : « Alors qu’on lui avait promis “une belle voiture”, M. Giro a parcouru la première étape du voyage – la traversée du Kenya et de la Tanzanie – à bord d’un minibus bondé. Il a tout de même eu de la chance, car l’autre moitié du groupe de 76 Éthiopiens dont il faisait partie a fait le même trajet caché dans un chargement de bois à l’arrière d’un pick-up. Les deux véhicules ont emprunté des routes secondaires en mauvais état et roulé principalement de nuit afin d’éviter de se faire repérer. Les policiers qu’ils ont rencontrés les ont laissés poursuivre leur chemin en échange de pots-de-vin.
Juste avant la frontière du Malawi, les passeurs de M. Giro ont fait descendre les migrants dans le bush et les y ont laissés sans nourriture ni eau pendant cinq jours pour aller faire du repérage (…). “Nous avons partagé le peu d’eau que nous avions et mangé des feuilles”, se rappelle M. Giro. “Plusieurs d’entre nous sont tombés malades à cause de la chaleur et du paludisme ; quatre personnes sont mortes pendant que nous attendions.” (…) Une semaine plus tard, alors que M. Giro peinait à respirer à l’arrière d’un camion traversant le Mozambique, 42 Ethiopiens sont morts étouffés dans un autre camion qui parcourait le centre de la Tanzanie. Le chauffeur a abandonné les cadavres et les 85 survivants sur le bord de la route et continué son chemin. S’il n’y a pas eu de morts dans le véhicule dans lequel M. Giro voyageait, 16 personnes parmi celles qui se trouvaient à bord du camion chargé de bois sont décédées pendant le voyage. » On pourrait renouveler de tels faits dans le monde entier notamment dans l’assaut de migrants d’Amérique latine vers les Etats-Unis (26).
D’une manière ou d’une autre, la marchandise force de travail trouve un point d’utilisation ou de mise en réserve dans cet entrepôt de stockage que sont les camps divers. On laisse de côté ceux qui sont livrés en pièces détachées dans les trafics d’organes (27). Le trafic des enfants est aussi particulièrement apprécié et rémunérateur depuis l’esclavage industriel, domestique ou sexuel, la revente pour adoption ou le trafic d’organes (28).
Les autres pertes dans le stock global de cette marchandise, au cours des transferts qui sont exploitées médiatiquement pour faire accepter l’injection de cette force de travail bon marché dans les économies nationales, apparaissent tout autant dérisoires, eu égard aux millions de migrants et à leur renouvellent constant ; ce ne sont finalement que les pertes et profits du commerce d’une marchandise et, vue sous cet angle, c’est une affaire très rentable.
Car il est autre aspect dont on parle peu, celui de la dévalorisation de cette force de travail dont le migrant est porteur. Ce n’est pas tant dans la mutation traditionnelle d’un paysan, d’un ouvrier agricole ou d’un artisan en ouvrier industriel ou en employé des services, mais dans le fait que le migrant a eu dans son pays d’origine une activité professionnelle dans un certain secteur économique à un certain niveau de qualification et de position hiérarchique. Le plus souvent ce migrant, quelle qu’ait été sa position antérieure, se trouve réduit au plus simple de la condition de prolétaire. Car de nombreux obstacles vont contrarier ses bonne volontés d’insertion : langue, différences techniques, culturelles, assignation géographique, racisme, règles juridiques. D’un autre côté, l’inaction dans les camps (qui concerne de loin les plus nombreux des migrants actuels) et la situation d’assisté permanent entraînent une déqualification dans un monde en évolution technique accélérée. Certains camps permanents ont pourtant réussi à organiser des formations scolaires et professionnelles, mais dans une bonne partie des camps les migrants n’ont accès à rien.
Les camps, réservoirs de force de travail
Dans la filière de la migration, un peu comme dans un jeu de l’oie, une case rétention plus ou moins longue peut être la case dans laquelle tombe le migrant. Cette case est le « camp » dont l’origine, la nature, le caractère peuvent être fort divers (29).
Bien sûr, ces camps ont existé depuis longtemps mais depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les premiers de quelque importance ont suivi la constitution de l’Etat d’Israël (1948) et l’expropriation des Palestiniens. Une bonne partie se sont retrouvés dans des camps au Liban (le camp de Chatila à Beyrouth a été créé en 1949), en Jordanie et en Cisjordanie ; ils y sont encore, deux générations après, avec toujours l’espoir fallacieux d’un retour dans le pays dont ils ont été exclus.
On trouve encore ce type de camps qui sont le sous-produit de guerres, notamment en Afrique et maintenant autour de la Syrie. Ces camps « officiels » regrouperaient jusqu’à 15 millions de réfugiés dans le monde.
Un seul exemple : le camp de Dadaah au Kenya, proche de la frontière somalienne, abrite plus de 400 000 réfugiés, principalement somaliens, fuyant le chaos de leur pays parfois depuis trois générations. C’est le plus grand du monde, une véritable ville qui a développé une activité commerciale, et dont ne sont partis en 2014 que 500 personnes, parce que la plupart ne peuvent payer un passage (30).
Dans de tels camps « officiels », un minimum de subsistance est assuré par l’ONU et/ou les ONG, mais ce minimum n’existe guère dans les camps « sauvages », plus ou moins improvisés mais devenus permanents, dont le modèle, si l’on peut dire, est la jungle de Calais (6 000 migrants, auxquels il faut ajouter les 3 000 de « l’annexe » de la jungle à Grande-Synthe (agglomération de Dunkerque).
Ces camps « provisoires » se sont multipliés ces derniers temps comme conséquence d’une énorme et hypocrite décision politique relative aux émigrés syriens, aujourd’hui les plus nombreux. Sur les 14,5 millions de Syriens qui ont fui leur pays, 40 % se trouvent dans des camps en Turquie, en Jordanie, en Libye et en Egypte. La décision de l’Allemagne d’accueillir jusqu’à 1,3 million de Syriens a donné un vernis humanitaire à la froide politicienne Merkel, alors qu’elle a agi au seul bénéfice du capital allemand, en manque de main-d’œuvre à cause du déficit démographique (on oublie souvent que l’Allemagne compte depuis des années 4 à 5 millions de Turcs et Kurdes et que l’intégration des Syriens ne poserait guère de problèmes). La décision, aussi brutale, de fermer le robinet a brusquement rompu la filière, alors que nombre de Syriens répondant à l’appel d’air allemand étaient déjà dans les différents pays étapes de la filière. Les frontières se sont fermées progressivement, contraignant, à l’instar des migrants de Calais ou de Libye, à s’installer sur place dans des camps improvisés ; cela s’est prolongé ainsi par un effet de dominos jusqu’à la frontière turco-syrienne.
La Turquie compte déjà plus de 2 millions de réfugiés syriens dans des camps « plus classiques » où ceux qui fuient la mort sous les bombardements russes autour d’Alep sont parqués du côté syrien dans des camps de fortune, restant sous la menace de la guerre. La présence de ces camps sauvages produits de décisions politiques deviennent eux-mêmes un élément de tractation politique autour de chantage – « aidez-nous financièrement ou autre ou nous ouvrons les vannes pour porter l’invasion chez vous ».
Ces camps provisoires posent à ces Etats des Balkans un problème réel : avec des taux de chômage qui peuvent atteindre plus de 30 % de la population active et des économies à la dérive, comment ces Etats peuvent-ils humainement accueillir des milliers de réfugiés bloqués ainsi sur leur territoire et subvenir temporairement à leurs besoins sans une aide extérieure ? C’est particulièrement le cas de la Grèce, qui est le premier maillon de la chaîne d’évasion – invasion dans l’Union européenne des émigrés syriens : en gros « nous fermons nos frontières et vous effacez la dette sinon on laisse passer ». Une solution serait - paraît-il - que l’Europe finance la construction d’un camp permanent capable d’absorber près d’un million de réfugiés syriens (31).
Une autre formule se trouve dans les camps de rétention dont les « hôtes » ne sont là que pour un temps mais constamment renouvelés au fur et à mesure des chasses au migrant : les 1 000 centres de rétention connus regrouperaient, à un moment ou à un autre, plus de 1 million de ces hôtes de passage (32).
Il existe des camps encore plus sinistres et secrets comme celui de Misrata où sont enfermés dans les pires conditions 20 000 migrants arrêtés en Libye (33). 200 000 prisonniers politiques croupiraient dans les camps secrets de détention de Bechar al Assad, et on ne sait combien dans des équivalents en Ethiopie ou dans le Sud Soudan. Tout aussi sinistres que secrets, aux confins sud de la Birmanie, ces camps clandestins « privés » qui compteraient plus de 140 000 « résidents » bangladais ou des minorités opprimées birmanes, moitié camps de transit, moitié camps de la mort, dont témoignent la découverte de charniers. Les camps, quels qu’ils soient, font aussi partie d’un cycle industriel, à commencer par la fourniture de ces innombrables tentes, d’un minimum d’équipement matériel de voirie, d’adduction d’eau et d’électricité, jusqu’aux fournitures alimentaires. Si l’Union européenne peut verser 30 millions à l’Ukraine pour l’entretien de centres de rétention et de camps de transit, on peut imaginer l’ensemble du financement d’origines diverses des camps « officiels ». C’est là que s’immisce l’industrie. Pour les services dans ces camps sont lancés des appels d’offres internationaux. Un certain nombre de sociétés existent sur un plan international et répondent à ces appels d’offres : le moins offrant gagne la timbale et n’en donne aux migrants que ce qu’il en a reçu. On connaît certaines de ces sociétés : Serco, Mitie and Geo Group, Broad Spectrum, Transfield Services (qui agissent aussi dans les services aux prisons) (voir http://business-humanrights.org, qui proclame sur son site : « Nous travaillons avec tous pour faire progresser les droits humains dans le monde des affaires »), dont les actionnaires sont parfois les fonds de pension mais dont la finance se détourne quelque peu, pas pour des raisons morales mais pour défaut de rentabilité. En fait c’est une activité bien moins documentée que ce que rapporte le transit des migrants pour cette question de rentabilité.
Reste une question, la plus importante pour le migrant porteur de la force de travail. Le camp est une sorte de stockage de la marchandise force de travail, mise en réserve pour on ne sait quel futur productif. D’une certaine façon, le séjour dans le camp peut avoir des effets contradictoires : d’une part l’inaction et la coupure du monde extérieur en perpétuelle évolution entraîne une dévalorisation de la force de travail du migrant, de l’autre au contraire l’auto-organisation du camp peut permettre, comme à Dadaah au Kenya, d’élever le niveau d’instruction et de développer es formations de qualification, de sorte que l’on peut affirmer aujourd’hui que dans ce camp le niveau d’instruction et de qualification est largement supérieur à la moyenne de la population locale alentour.
Il n’en reste pas moins que pour beaucoup, l’entrée dans le camp peut signifier un long séjour : l’impécuniosité de la plupart leur interdit de pouvoir postuler dans une filière quelconque de l’émigration. Reste une voie tragique qui pour être limitée (elle concerne vraisemblablement plus de 100 000 personnes) n’en existe pas moins, comme une épée de Damoclès sur toute « tête » d’un camp. Affirmer à l’un de ceux-ci qu’une possibilité de sortie vers un pays d’accueil (dans notre exemple, Israël) existe était le travail d’un gardien ou d’un recruteur qui vendait ainsi une centaine d’euros le migrant naïf et le remettait à un passeur. Celui-ci le revendait à un autre passeur et de fil en aiguille, le migrant parvenait dans des centres secrets dans le désert du Néguev avec une valeur de 1 000 euros qu’il devait « rembourser » s’il voulait entrer en Israël. C’est sa famille élargie restée au pays qui devait envoyer l’argent, et pour la faire céder des images de séances de torture lui étaient envoyées via Internet et iPad. Si rien ne venait le migrant était tué et ses organes récupérés pour transplantation (voir note 27). La construction d’un mur de séparation avec Israël a mis fin à cette filière, mais elle existerait eencore ailleurs, notamment en Libye.
On pourrait aussi classer comme un camp l’amoncellement des migrants de l’intérieur des Etats qui s’agglutinent dans des sortes de ghettos à la périphérie des villes, notamment du tiers monde. Ils peuvent bien sûr en sortir, soit pour gagner emploi et résidence hors du bidonville soit pour tenter les filières de l’émigration, mais le plus souvent leur impécuniosité est une barrière aussi infranchissable que les barbelés des camps matérialisés.
Migrations et socialisation
Un des points souvent soulignés sur la montée du capitalisme réside dans la constatation qu’en regroupant les travailleurs dans une seule unité on créait une collectivité unie dans une condition identique en un seul lieu, l’usine : cette forme de socialisation était opposée à une individualisation antérieure d’unités individualisées de production dépendant d’un seul patron. On citait en exemple ce qui constituait un de ces premiers regroupements, celui des tisserands travaillant à domicile sur leur métier à tisser regroupés dans une seule usine de tissage.
Ce n’était qu’en partie exact car une autre forme de socialisation existait auparavant, tant chez ces producteurs indépendants que chez les paysans dont le déracinement allait constituer l’essentiel de la force de travail initiale du capital. En témoignent par exemple les mouvements collectifs de paysans locaux ou généraux au cours du Moyen Age et jusqu’à aujourd’hui. Comme le capital a toujours détruit les systèmes préexistants pour se développer, la socialisation qu’il introduisait se substituait à celles qui préexistaient. Mais elle était tout autant nocive pour lui : une telle socialisation était à l’origine de résistances individuelles et collectives de sorte que le capital se trouvait dans la nécessité, pour que le procès de production fonctionne sans heurts, de les briser ou de les intégrer. Ce qui ressort de toute son évolution depuis sa consolidation.
Les migrations de nature différente, parce que sortant des cadres nationaux qui se sont développées depuis la moitié du xixe siècle, d’abord de l’Europe vers les Amériques, puis intereuropéennes, pour devenir internationales comme elles le sont aujourd’hui, posent toutes cette question de destruction d’une socialisation dans le pays d’origine du migrant, qui retrouve inévitablement une autre forme de socialisation, soit au cours de son transfert soit lors de sa fixation dans son pays d’accueil. C’est encore le sort des migrants d’aujourd’hui, mais dans les migrations récentes, notamment d’Asie vers l’Europe, la destruction de la socialisation d’origine est évidente dès le départ mais par contre, on ne sait rien de ce qu’elle sera dans le pays d’accueil. Dans ce creuset que sont les migrations d’aujourd’hui, on ne souligne souvent que les conflits dans les divisions naturelles dérivant des nationalités, religieuses et/ou ethniques, reproduisant une socialisation parcellaire d’origine, ou bien dans cette division artificielle introduite par les pays d’accueil entre réfugiés et migrants économiques, ou sociale entre les riches et les impécunieux.
On ne parle guère de cette socialisation peut-être éphémère qui ne peut que se tisser, même sous des formes très élémentaires, entre migrants de même origine ou entre migrants de toute origine : une telle socialisation ne peut que surgir de la condition commune dans laquelle ils sont placés. Elle existe mais personne n’en parle, elle appartient à la geste des relations humaines. Cette question a pu se poser dans le passé, par exemple aux migrants traversant l’Atlantique pour gagner les Etats-Unis. Mais elle se posait beaucoup moins pour les migrations nationales ou intereuropéennes, qui étaient souvent plus individuelles.
Cette socialisation éphémère peut même se prolonger dans le pays d’accueil, mais ici aussi c’est une terre inconnue et on ne peut que l’évoquer. De toute façon, ces formes transitoires de socialisation seront absorbées dans la socialisation globale du capital sous ses formes nationales.
Le bout du voyage : l’insertion du migrant force de travail dans le « pays d’accueil »
Une fois que le migrant est parvenu d’une manière ou d’une autre à une sédentarisation dans un camp ou un hébergement quelconque dans un pays d’accueil, une autre forme d’industrie se met en place pour leur logement, leur nourriture, leurs soins, leur reconversion professionnelle. Mais tous ne sont pas logés à la même enseigne.
On voit réapparaître ici la grande division, artificielle mais réelle, entre réfugiés (migrants politiques) et migrants économiques. Les premiers sont seuls à pouvoir « bénéficier » du droit d’asile, c’est-à-dire à être autorisés à rester plus ou moins longtemps dans un pays défini.
Leur « accueil » n’est pas en principe l’affaire des ONG, mais dans le cas contraire celles-ci doivent aussi trouver des fournisseurs du minimum de survie.
La diversité des situations ne permet d’évoquer que quelques exemples hors les cas, relativement fréquents, où le migrant est pris en charge à travers des relations familiales ou de voisinage d’origine (un cas fréquent chez les Latinos migrants aux Etats-Unis). Des exemples de ces « solutions d’urgence » : à Vienne en Autriche une famille de trois personnes est hébergée dans un hôtel bas de gamme converti en centre d’accueil ; le gargotier perçoit de l’Etat 19 euros par jour et par personne pour leur assurer l’hébergement minimal, trois repas journaliers, et empoche ainsi 65 000 euros par mois pour héberger a minima dans un hôtel sordide 150 migrants arrivés dans la Terre promise.
On trouve partout dans les pays d’accueil des réfugiés une multitude de formules similaires dispensées pour un temps plus ou moins long avec des compléments, notamment pour l’apprentissage de la langue ou autres formations. Mais il est difficile de chiffrer les sommes consacrées aux réfugiés par les par toutes les collectivités publiques, d’autant que les réfugiés sont souvent dispersés.
Un peu partout en Europe, de telles solutions d’hébergement provisoire existent et deviennent parfois un juteux business, ce que montrent maints exemples. Empiler cinq ou six migrants payant chacun 20 euros par mois dans une seule chambre pour laquelle on reçoit 30 euros par mois de subvention locale est une affaire « intéressante » pour tout hôtelier, au point qu’en Allemagne, l’offre hôtelière s’est tarie jusqu’à obérer la fréquentation régulière hôtelière (voyageurs divers et tourisme). En Suède, à Skarn (10 000 habitants), un ancien sanatorium transformé en centre d’accueil a reçu en 2014 12 millions d’euros de subventions et en a retiré 10 % de profit ; ce groupe gère dans le pays 32 autres centres.
Dans tout le pays, 250 centres d’accueil ont ainsi reçu 191 millions d’euros. Les mêmes groupes dont nous avons parlé à propos des camps divers œuvrent également dans cette fourniture de « services aux réfugiés » (34). Au Danemark, il a été question de faire payer au migrant son séjour en le contraignant à donner la totalité de ce qu’il avait réussi à conserver de ses possessions (argent, bijoux, etc.) au-delà de 1 340 euros ; on ne sait pas si ce projet a été réalisé.
Bien sûr les migrants économiques ou les exclus du droit d’asile sont laissés à eux-mêmes ou à la solidarité des autochtones. Ils s’agglutinent avec les SDF, campent ici ou là, squattent et partagent, d’expulsion en expulsion, ces lieux combien précaires. Certains finissent par trouver un emploi au noir et même un logement. Ou encore sont laissés aux bons soins d’associations qui doivent pallier les défaillances gouvernementales en la matière tout en subissant une baisse importante des subventions publiques, pour cause de rigueur. Le contrôle sanitaire des migrants, réintroduit en force sous Sarkozy avec la transformation de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem) en Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), accroît encore la précarité.
Habitat moins précaire. Suivant les pays, ces migrants peuvent vivre de situations de quasi-esclavage ou tout aussi dangereuses que celles qu’ils ont affrontées au cours du transfert. Ainsi ceux qui passent en Grande-Bretagne, clandestinement ou pas, peuvent finir dans un véritable esclavage moderne dans l’agriculture, la pêche, les hôpitaux ou le BTP (35).
D’autres continuent de s’agglutiner à des points de passage comme Calais. Leur coût pour la collectivité qui les accueille est principalement celui du déploiement de moyens policiers ou autres pour les expulser ou les empêcher de se regrouper ou les entretenir dans les centres de rétention.
Mais ce qu’il importe de faire ressortir, c’et l’incidence souvent positive que l’accueil des migrants peut avoir sur l’activité capitaliste locale, au-delà des spéculations médiatiques.
Il faut cesser de considérer le problème des migrants sous les aspects divers que nous avons évoqué pour le centrer sur ses seuls aspects économiques et au-delà sur la relation que l’on peut faire entre les migrations modernes et celles du passé.
Se concentrer sur les aspect humanitaires et/ou politiques masque les réalités économiques :
en France, près d’un tiers de la population est issu de l’immigration. Cette ancienne immigration de l’entre-deux-guerres est pratiquement invisible dans l’ensemble de la population. Il n’en est pas de même pour les immigrés récents, notamment maghrébins ou noirs, qui s’ils sont parvenus, parfois difficilement, à s’intégrer économiquement, se heurtent à une discrimination persistante qui leur rend problématique l’accès à certains services. On peut supposer que la France n’est pas une exception sur ce point et que ces discriminations plus ou moins fortes et/ou teintées de racisme n’existent pas partout dans le monde. Si certains ont souligné le peu d’empressement des réfugiés syriens à choisir la France comme pays d’asile, on ne peut qu’opposer le fait qu’en 2015, 80 000 réfugiés ont demandé l’asile, qu’en 2013 on a estimé qu’il y a eu 235 000 immigrants illégaux (dont 15 000 ont été expulsés et 95 000 en transit) ce qui montre que même modérément, la France reste un pays d’immigration.
Pour les Etats-Unis, on parle beaucoup des barrières à la frontière mexicaine, mais lorsque Obama met en route en novembre 2014 – difficilement - un projet de régularisation sous conditions de 5 millions de sans-papiers sur les 11 millions d’illégaux présents sur le territoire des Etats-Unis (nombre stable ces dernières années), cela signifie une reconnaissance de l’utilité pour le capital américain de ces millions d’émigrants qui, à cause de cet appel d’air vont affluer à la frontière (36). Les Etats-Unis restent la plus importante destination pour les migrants qui stockent ainsi en 2015 46 millions de migrants dans les soixante-dix dernières années ; bien que réduite cette émigration atteint encore 200 000 personnes par an solde migratoire compte tenu des expulsions (400 000 en 2014). La Grande-Bretagne donne l’impression, à cause de la fixation de Calais, d’une fermeture totale aux migrants ; mais, le pays comptait 260 000 migrants entre juin 2013 et juin 2014 et, dans la période 2010-2012, 643 800 migrants ont franchi la Manche (37).
L’impact économique des migrations
Récemment un laboratoire de recherche anglais a fait une étude prospective et multisectorielle (démographique, économique, anthropologique, etc.) pour voir ce qui se passerait si on ouvrait toutes les frontières. Les résultats sont sans appel : tout le monde y gagnerait, même l’économie du système capitaliste.
C’est une vaste question dont les divers éléments peuvent comporter pas mal d’incertitudes, à cause de la clandestinité et illégalité et dont les innombrables controverses, souvent sur une base uniquement nationale et aux intentions politiques marquées faussent une approche globale, tant sur l’ensemble du globe que sur l’ensemble des éléments, depuis le départ du migrant jusqu’à son utilisation comme force de travail.
Dans la période précédant les années 1970, où le capital avait besoin de cette immigration pour sa progression mondiale, de grands mouvements de populations avaient été absorbés sans problème particulier et avaient contribué à l’essor de ces pays : 150 000 juifs russes en Europe autour de 1900, 700 000 républicains espagnols en France en 1939, un million de pieds noirs algériens en 1962 en France, qui accueille aussi en 1973 170 000 « boat people » d’Asie du Sud-Est
Nous voulons d’abord considérer l’incidence dont on ne parle guère sur le début du phénomène migration qui, aujourd’hui, implique le plus souvent la « mobilisation » financière, c’est-à-dire la conversion en argent (mis à part les bijoux qui pourront être négociés en cours de route) des possessions familiales en terres, bâtiments, et toutes autres installations ou matériels qui permettaient jusqu’alors de survivre. Cette conversion de capital immobilisé et capital monétaire n’est pas sans incidence : d’une part il fait entrer de nouveaux capitaux dans les circuits financiers. Une petite partie est dépensée dans la consommation de produits nécessaires pour le grand voyage. Il en est de même tout au long du trajet où l’argent liquide ou les valeurs emportés par le migrant sont prélevés à chaque étape de la filière, avec une incroyable rentabilité pour les prédateurs. Une partie plus importante de ces avoirs va non pas dans des circuits de consommation mais dans les circuits de blanchiment d’argent pour s’accumuler dans les caisses des banques. Si l’on peut considérer cette opération comme profitable au capital uniquement à ce stade du départ et du transfert du migrant, on peut difficilement estimer les conséquences négatives que cette liquidation de biens matériels (terres, immeubles, entreprises diverses) peut avoir sur les structures économiques et sociales du pays, mais il est probable qu’elles contribuent aux déstabilisations politiques dans les différents pays d’Afrique par exemple, ou en Syrie, tout comme les migrations internes détruisent l’équilibre ancestral des campagnes, ayant pour effet boomerang de provoquer de nouvelles migrations. Rien que pour arriver en Europe, les migrants dépenseraient 1 milliard d’euros par an et les pays concernés dépenseraient à peu près la même somme pour les stopper. Si ces milliards ne tombent pas dans les mêmes poches (ce qui n’est même pas certain), ils sont la source de profits juteux qui tombent dans les circuits financiers international (38). Dans ces pays réservoirs de migrants, que représente dans la balance économique l’argent envoyé par les migrants dans leur famille d’origine ? ces transferts ont représenté en 2015 600 milliards d’euros pour le monde entier (39).
Pour les « pays d’accueil », quel peut être le bilan des migrations dans le cadre national ? En 2014, les migrations globales dans les pays de l’OCDE ont regroupé 4,3 millions de migrants dont 800 000 ont demandé l’asile, alors que pour les Etats-Unis, de 2006 à 2104, jamais le nombre annuel de migrants n’a été inférieur à 4 millions(40). Ces éléments peuvent être très fluctuants pour différentes raisons, ce qui rend plus difficile une approche de la question : de 2006 à 2013, en Allemagne, le nombre d’arrivants s’est accru de 101 % (les chiffres font apparaître que dès 2009, l’Allemagne avait opté pour une augmentation des entrées de migrants et que son attitude actuelle n’est le parachèvement d’une politique délibérée et non d’une invasion incontrôlée). Cette augmentation pour la même période est de 26 % pour la France, de 51 % pour la Corée du Sud. En revanche d’autres pays européens voient, toujours dans cette même période, une chute de l’immigration : – 15 % au Royaume-Uni, – 57 % en Italie, – 72 % en Espagne,– 37 % au Portugal et – 67 % en Irlande (41). En ce qui concerne les Syriens de l’émigration récente, ce sont les plus jeunes et les plus instruits qui dominent (42).
Il faut considérer le problème à différentes périodes : le court terme, la moyen terme et le long terme dont le mélange donne souvent des appréciations contradictoires autorisant les polémiques de l’exploitation politique.
A première vue, le court terme doit être vu comme entièrement déficitaire, tout au moins pour les seuls réfugiés pouvant bénéficier de mesures d’accueil (logement précaire, hébergement et parfois un faible viatique) prises sans contrepartie mais pour un temps limité par les collectivités publiques. Quant aux migrants économiques « illégaux », qu’ils se débrouillent seuls ou avec la solidarité des ONG et/ou des populations locales. Eux, leur coût est celui de leur chasse, de leur rétention éventuelle et de leur expulsion (qui peut conduire à l’absurde comme, en France, l’opération qui consiste à transférer quotidiennement une poignée de migrants « réfugiés » qui veulent passer en Grande-Bretagne dans le centre du pays, voire à la frontière espagnole par avion). Si le coût des récentes migrations en Allemagne atteint 23 milliards, cela provoque des tensions financières comme dans tout autre pays dont les recettes sont obérées par la crise (43). Les remous politiques que peut provoquer cette hémorragie financière peuvent s’accompagner de troubles sociaux plus sérieux. En Afrique du Sud, les émeutes raciales anti-migrants sont allées récemment jusqu’au lynchage, alors qu’en Allemagne l’incendie des centres de rétention est un passe-temps favori et fréquent des groupes néonazis. La jungle de Calais est souvent affligée de ces commandos nocturnes qui enlèvent et lynchent les malheureux migrants qui se sont trouvés sur leur chemin de violence.
On peut retrouver aussi une même violence entre les groupes nationaux des migrants eux-mêmes. Souvent toute la politique intérieure des pays d’accueil comme ceux de transit peut se trouver ainsi sérieusement perturbée, mais il est bien difficile d’en chiffrer l’impact économique et/ou financier.
Le moyen terme, c’est-à-dire les années suivant la pénétration du migrant dans l’espace national, peut avoir conservé ces mêmes problèmes, d’autant plus que le court terme se renouvelle constamment par l’apport de nouveaux migrants toutes catégories. « A court terme comme à une échelle de temps plus longue, les deux dernières décennies, l’effet des flux migratoires est positif »... Toutes les variables économiques prises en compte effet positif pour la France, même à court terme (44). »
Pour le long terme, avant 1972, la question des conséquences positives de l’immigration ne se pose pas ; les migrants ont fait la construction et l’essor de la puissance américaine, la renaissance du capital français des « trente glorieuses », la reconstruction de la République fédérale d’Allemagne après la seconde guerre mondiale. On pourrait multiplier les exemples. Aujourd’hui il est effectivement plus difficile de donner quelques chiffres. Pour l’Allemagne, par exemple, les quelque 800 000 migrants accueillis par an coûtent 20 milliards d’euros, soit 0,6 % du PIB. En regard on prévoit qu’en 2020, leur présence assurerait une croissance entre 0,3 % et 0,7 % du PIB. Ce ne sont que des spéculations et avec les incertitudes du chaos du Moyen-Orient et de l’Afrique, l’évolution de la crise qui à la fois approvisionne le réservoir migrant et tarit le réservoir force de travail nécessaire. Aussi on ne doit pas négliger les mutations dans le processus mondial de la migration : l’amoindrissement de la filière Sud-Nord et le développement des filières Sud-Sud (45).
Mutations et migrations : tendances originelles sous la couverture capitaliste
Comme dans bien d’autres domaines, le capitalisme crée par son seul fonctionnement et sa nécessaire expansion des nuisances qu’il est dans l’impossibilité de stopper et de résoudre. Le processus que nous venons de décrire est – en partie - le résultat du fonctionnement du système qui en retour essaie de s’en servir pour son fonctionnement, avec de plus en plus de difficultés à cause même du stade présent de son expansion mondiale.
Derrière ces accidents de parcours de la domination capitaliste et de l’exploitation du travail, ne s’agit-il pas d’un courant migratoire ancestral, qui simplement prendrait aujourd’hui les formes imposées par le capital ? Par exemple dès avant le capitalisme des changements climatiques, quelle qu’en soit la cause, que nous avons évoqués à propos du Moyen-Orient mais qui commencent à se manifester un peu partout dans le monde, ont provoqué des mouvements de population.
Il semble que ces courants concernent l’évolution globale de la population mondiale et des économies, choses que le capital ne contrôle pas (qui peut dire, sans entrer dans la spéculation oiseuse, pourquoi, à part la France et l’Irlande, l’Europe se dépeuple ?).
Comparée au continent africain et à tout le Sud-Est et Est asiatique qui témoignent d’une population plus jeune et plus pauvre, la population de l’Europe stagne autour de ses 500 millions d’habitants. En 1900, l’Europe représentait 25 % de la population mondiale, aujourd’hui à peine 7 %. En 2010, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants avec de véritables puissances comme le Nigeria et l’Egypte. Cette évolution résulte de la natalité et de l’extension de l’hygiène et des soins, et des migrations internes ou inter-Etats africains. Y aura-t-il, comme en Chine ou en Inde, un essor économique correspondant ?
Sur le long terme, il est un autre aspect des migrations que l’on n’évoque guère : c’est la transformation des êtres humains et des sociétés dans lesquelles ces millions de migrants s’installent.
Les Etats-Unis et à un moindre degré l’Argentine peuvent donner une réponse à cette question non négligeable. Après plus d’un siècle d’afflux de migrants de toutes sortes venant principalement d’Europe, on peut voir aujourd’hui un Américain typique avec un langage dérivé de l’anglais mais qui s’en différencie et même une manière spécifique de le parler, avec des habitudes alimentaires bien caractérisées, avec une culture, notamment musicale et cinématographique, tout aussi bien identifiée. C’est le produit du melting-pot qu’est encore aujourd’hui ce pays, avec une nouvelle mutation avec la montée des « Latinos » qui formeront prochainement plus de moitié de la population ; en d’autres termes, les migrations entraînent des mutations dans l’espèce humaine.
Qu’en sera-t-il de l’Europe qui entre dans un tel processus depuis un demi-siècle ? Une réponse très partielle peut être donnée par la France avec la fusion des immigrations presque uniquement européennes de l’entre-deux-guerres, au point que l’on ne distingue plus aujourd’hui que par le nom de famille l’origin d’individus chez qui on pourrait peut-être déceler des traits nouveaux, issus d’une mutation (le fait que les dirigeants politiques comme Nicolas Sarkozy, Manuel Valls et Anne Hidalgo, tous issus de l’immigration, puissent accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat sont une petite illustration de cette mutation).
Ce melting-pot qui se fait dans un cadre national dépassera-t-il les frontières pour créer un être humain européen ? Autant il était facile de concevoir une telle évolution avec des migrants de race blanche venant de pays voisins, de tradition religieuse chrétienne et d’un fonds de culture commun, autant il est plus difficile de concevoir ce que serait un melting-pot impliquant des Arabes, des Noirs, chacun portant non seulement sa couleur, sa religion et ses coutumes de vie, ses ancrages culturels différents. Dans certains domaines – musical par exemple – cette fusion déjà se concrétise. D’un côté on peut regretter que la mondialisation du système capitaliste uniformise tout, faisant disparaître toute la richesse des particularismes nationaux, ethniques, culturels ou religieux. Mais d’un autre côté on peut voir aussi que dans cette uniformatisation surgissent d’autres particularismes. Ce qui est certain – et souvent difficilement détectable lors de leur gestation – c’est que tous les éléments qui composent les conditions de vie et de survie de l’espèce humaine bougent sans arrêt et que les migrations ne sont qu’un petit aspect – une goutte d’eau dans cette évolution. Un commentateur déclarait : ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les 3 % mondiaux de migrants mais les 97 % de sédentaires et de voir comment ils évoluent.
La plupart des migrations du passé portaient avec elles les idéologies et les cultures matérialisées dans les croyances et religions de toutes sortes. On peut s’interroger aujourd’hui sur l’imprégnation religieuse que prennent les courants divers qui alimentent les contestations et conflits à l’intérieur du capitalisme, guerres ouvertes ou autres. Là aussi une certaine réalité peut en cacher une autre : alors que ces conflits se focalisent entre ceux qui des Juifs aux Musulmans, procèdent tous du même dieu, celui de la Bible, d’autres conflits bien réels mais peu médiatisés opposent en Asie ces mêmes exégètes de la Bible et de son dieu guerrier avec toutes les variantes du Bouddha jouisseur et pacifique (plus de la moitié de l’humanité actuelle). Ce qui nous ramène aux migrations autour de ces conflits extrême-orientaux.
La discussion sur l’ensemble des questions que nous avons évoquées est ouverte.
H. S.
ENCADRÉ
Un arbre qui cache la forêt, la Syrie
Environ la moitié des 23 millions d’habitants de la Syrie ont dû migrer soit à l’intérieur du pays (7 millions), soit dans des camps dans les pays voisins (4,8 millions en février 2016, selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR)). Près de 2 millions ont bravé la mer pour gagner l’Union européenne. Plus de 700 y ont laissé leur vie (0,035 % des migrants) mais ce risque ne pèse guère eu égard à celui de rester en Syrie : 250 000 morts, plus de 1 % de la population totale, une liste qui s’allonge chaque jour avec les détenus de Bachar el-Assad (plus de 10 000), les victimes des frappes aériennes ou les morts de faim. D’une manière ou d’une autre, cette balance de la mort et de la survie a toujours été la base des migrations.
NOTES
(1) Pour certains (comme Eric Williams [1911-1981, historien et premier ministre de Trinidad-et-Tobago] dans son livre Capitalisme et Esclavage, éd. Présence africaine, 1968) le capitalisme naît dans la société de plantation et le commerce triangulaire. Forme finalement très moderne du capitalisme quand on lit les liens plus qu’étroits entre négriers-banquiers-corsaires et propriétaires d’industrie qui étaient parfois une seule et même personne. Certaines banques avaient même spéculé sur le prix des esclaves : « Anticipant sur l'abolition de la traite des Noirs, elle [la Ship Bank] spécula sur une grande échelle sur l'achat des esclaves. La loi, toutefois, ne fut pas votée. Les esclaves durent être habillés et nourris, leur prix subit une baisse sensible, la maladie les emporta par centaines. La firme fit faillite en 1795, et ce fut le plus grand désastre financier que Glasgow n’ait jamais vu. » Williams démontre aussi que les bénéfices du commerce triangulaire ont servi à financer les industries métallurgiques (la machine à vapeur par exemple) ou d’autres industries britanniques (industrie de l’ardoise, coton). Les bénéfices furent également l’occasion de l’essor des compagnies d’assurance (Lloyd’s).
(2) « Germany debates how immigration affects crime », Financial Times, 17 janvier 2016, et « The migration numbers game », Financial Times, 1er décembre 2014.
(3) Enquête de l’Institut für Wirtschaftsforschung (Ifo), organisation basée à Munich et spécialisée dans le domaine économique, citée dans « German employer pessimistic about the chances of finding work for low skilled refugees », Financial Times, 27 novembre 2015.
(4) « The migration numbers game », Financial Times, op. cit..
(5) « Human traffic king. Brazil slaves face death threat and debt », Financial Times, 8 décembre 2015.
(6) « N Korean ‘ghost ships’ wash up on Japanese shores » ,Financial Times 4 décembre 2015 (https://next.ft.com /content/a0d56d1e-9a63-11e5-bdda-9f13f99fa654).
(7) Partner Relief & Development, 19 mars 2014. La Thaïlande exploite dans les pires conditions et les plus durs travaux (BTP, nettoyage, domestique, prostitution) 2 millions de migrants venant de Birmanie dont 200 000 du pays Shan, situé dans le Nord-Est de la Birmanie, frontalier de la Chine et de la Thaïlande. Pour une bonne part illégaux, tous ces migrants n’ont droit à aucun des services sociaux réservés aux Thaïlandais.
(8) « Le peuple le plus persécuté du monde », Le Figaro, 11 mai 2015. Les Rohinghyas sont un groupe ethnique musulman du Sud-Ouest de la Birmanie dans le district d’Arakan, région côtière montagneuse proche du Bangladesh. Ils ont été déchus par la junte militaire de la nationalité birmane et toutes les actions dirigées contre eux visent à contrôler cette région pétrolière. Le nettoyage ethnique les contraints à l’exil au Bangladesh ou en Malaisie, d’où ils sont refoulés, comme de Malaysie, d’Indonésie et d’Australie (en 2015, en trois mois, 25 000 personnes ont été refoulées dans la mer). 140 000 d’entre eux sont parqués dans des camps dans des conditions atroces, objets de tous les trafics. En Malaisie 139 fosses communes ont été découvertes autour de 29 camps de transit. (« Les damnés de la mer, Libération, 17 mai 2015, Wikipédia, Euro News 25 mai 2015.)
(9) En Afrique du Sud survivent 5 millions de migrants illégaux (10 % de la population) dont 3 millions de Zimbabwéens. La montée du chômage, des inégalités, de la pauvreté, des pollutions et de la corruption fait qu’empire avec la crise mondiale la condition des natifs noirs. Comme souvent, la tension sociale est déviée vers l’affrontement contre les immigrés et les Zimbabwéens en particuliers. Les émeutes raciales en avril 2015 ont fait 7 morts et 300 arrestations. Plus de 300 boutiques de migrants ont été incendiées de même que des dizaines d’habitation dans des émeutes raciales que certains considèrent comme des pogroms (Wikipédia, UN Dispatch, 16 avril 2015. Pour le Sud Soudan, « Les récits hallucinés de l’enfer sud-soudanais », Le Monde du 31 octobre 2015.
(10) En dehors du cas extrême de la prostitution, les migrations des femmes – notamment africaines, mais on le voit aussi en Guyane avec les Brésiliennes – passent par le fait de se marier avec un Européen. On peut ainsi observer dans les capitales du Sud de gigantesques cybercafés occupés par des femmes qui « appâtent » le mari via des sites de rencontre et les réseaux sociaux. Plus anecdotique mais symbolique, on retrouve ces cas dans des émissions de télé-réalité, par exemple sur TF1. Ainsi voit-on une perspective de « libération » (de sa condition de pauvreté en particulier) de la femme africaine via une position « antiféministe » aux yeux des Européennes, celle de la femme docile et soumise à son mari.
(11) Avec la chute de Kadhafi, les villages tchadiens, par exemple, se sont trouvés dans une situation catastrophique car ils perdaient lıa perfusion financière fournie depuis des années par la diaspora établie en Libye. Le retour des Tchadiens de Libye (grâce notamment à l’organisation de leur évacuation par l’OIM) a eu un double effet catastrophique : l’arrêt des transferts d’argent plus de nouvelles bouches à nourrir ainsi que des conflits sociaux : beaucoup des migrants ont constaté à leur arrivée que leurs investissements et leurs biens dans les villages avaient été spoliés par leurs voisins, leurs familles, etc.
(12) Quelles que soient les améliorations (raccourcissement du trajet, lois sur l’hygiène et les conditions de transport…), le séjour dans l’entrepont d’un navire reste difficile, comme en témoigne Edward Steiner en 1906, dans On the Trail of the Immigrant (rééd. BiblioLife, 2008) : « L’aménagement de l’entrepont ne varie guère, pas plus que son emplacement : toujours situé au-dessus des vibrations des machines, il est bercé par le vacarme saccadé de la ferraille en mouvement et le grincement des amarres. On y accède par un escalier étroit, aux marches visqueuses et glissantes. Une masse humaine, des couchettes nauséabondes, des toilettes rebutantes : tel est l’entrepont qui est aussi un assemblage suspect d’odeurs hétéroclites : pelures d’orange, tabac, ail et désinfectant. Pas le moindre confort, pas même une chaise. Une nourriture médiocre, apportée dans d’énormes bidons, est servie dans des gamelles fournies par la Compagnie. Les profits retirés par les compagnies de ce transport d’immigrants sont énormes en raison de leur nombre et la concurrence y est féroce. »
(13) Les « hobos » sont des travailleurs itinérants qui sillonnent les Etats en quête de petits boulots et de bonnes combines. Ils sont un des résultats des changements profonds qui affectent la société américaine du début du xxe siècle. Ils tentent de fuir la misère, voyagent par la route ou clandestinement dans les trains de marchandises. L'image du hobo est d'ailleurs inséparable de celle du train. Beaucoup de hobos se retrouvent le long des lignes ferroviaires dans des points d'accueil plus ou moins improvisés. Ils y échangent des informations sur les lieux où trouver de l'emploi et mener une vie stable. Quand ils ne se parlent pas de vive voix, les hobos laissent des symboles dessinés à la craie ou au charbon. Ce système de symboles a pour but d'informer ou d'avertir les autres (endroits pour attraper un train pour dormir, présence fréquente de la police, repas chauds, chiens dangereux, etc.). Cette langue est un ensemble de signes qu'on trouve parfois gravés dans la pierre des immeubles des villes et qui indique que la maison est accueillante ou qu'au contraire on y lâche les chiens.
(14) Par exemple l’effondrement du prix du pétrole pourrait désétatiser des pays vivant de la rente pétrolière comme l’Algérie ou le Nigeria et jeter sur la route de l’exil des milliers de personnes victimes de la fin des subventions aux denrées de base et de l’inflation conséquente.
((15) « A Lesbos, les migrants continuent d’affluer », Le Monde du 9 janvier 2015
(16) Voir « Murs », Echanges n°153 (automne 2015) et « Les parias à l’assaut de la forteresse Nord », Echanges n° 148 (été 2014).
(17) « Depuis le début de l'année [2015], près de 4 000 demandeurs d'asile ont fait un très long crochet via le Grand Nord pour traverser la frontière entre la Russie et la Norvège, pays membre de l'espace Schengen à défaut d'appartenir à l'Union européenne. Ils n'étaient que dix en 2014 » , extrait de « Migrants : frictions entre la Norvège et la Russie avec l’essor de la route arctique », dépêche de l’AFP du 10 novembre 2015 reprise par de nombreux sites de presse. Une triple barrière, dont une de 7 m de haut, protège les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, mais chaque mois 1 000 migrants réussissent quand même à la franchir alors que 80 000 espèrent faire de même. Europe 1 (19 janvier 2014).
Entre le Mexique et les Etats-Unis une barrière de 5 m de haut accompagnée de 1 800 tours de contrôle et peuplée de 18 000 « borders patrol », ornée de chaque côté de deux barrières parallèles de barbelés de 2 m de haut, avec un chemin de ronde et un fossé empêchant l’accès en voiture, peut être franchi par plus de 200 tunnels. Pour la drogue, on utilise des catapultes ou des drones.
(18) Quelques exemples : Istanbul-Lesbos, prix moyen 2 800 euros par migrant (Financial Times du 16 juin 2015). Une famille syrienne de trois personnes devra verser 5 000 euros pour parvenir en Allemagne (Financial Times du 22 avril 2015). D’après le Financial Times (11 octobre 2015), l’industrie du passage entre la Syrie et les Balkans se serait « organisée » et rationalisée pour accroître la sécurité (c’est dire), éviter les accidents de tous ordres (notamment avec les autorités et les médias) avec un minimum de passeurs (moins de dix) présentant une offre diversifiée (même par avion pour les plus riches) et un prix moyen de 7 000 euros (avec réduction de moitié pour les enfants de moins de huit ans). Alors qu’il n’en coûte que 600 euros pour passer de Libye à Lampedusa, mais avec un risque bien plus grand. Comme partout, la sécurité ça se paie. A la tête d’un des plus importants groupes de trafiquants de migrants, un personnage dénommé « le docteur » siège à Istanbul et organise de là vers les îles grecques des passages dont le nombre peut varier chaque nuit de quatre à quinze, selon l’état de la mer et autres problèmes de contrôle. Il a un projet de faire construire un navire de 200 m de long capable de transporter 400 réfugiés à la fois, chacun payant 1 500 dollars cash depuis la Turquie jusqu’au large des côtes italiennes où une armada de bateaux de pêche les prendrait en charge jusqu’à la côte ; un tel navire pourrait faire ainsi quatre à cinq voyages chaque jour (« Smuggling rings struggle to stay afloat », Financial Times du 14 décembre 2015).
(19) « The migration numbers game », ONU et Financial Times.
(20) Voir par exemple https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/23808/fichier.fiche.peda.migrations.monde.
fr.pdf
(21) « Personne ne pensait s’en sortir vivant. Les réfugiés du Blue-Sky-M racontent leur calvaire vers l’Europe », Le Monde du 4 janvier 2015.
(22) « Les moyens de la répression migratoire », Libération du 18 juin 2015 (http://www.liberation.fr/apps/2015/06/tmf/).
(23) « Frontex mission européenne presque impossible », La Croix du 16 janvier 2015. Frontex (Frontières extérieures) est l’Agence européenne de gestion des migrations. Son siège est à Varsovie. Ses pouvoirs accrus pour le contrôle des migrations vers l’Europe et leur interception requiert pour ses 1 500 gardes-frontières des pouvoirs militaires déployés avec l’aide éventuelle des pays de l’UE sur terre, mer et air. Financé à concurrence de 238 millions d’euros en 2016 ; ce budget va monter à 322 millions d’euros en 2020. Un projet actuellement en discussion vise à transformer Frontex en un corps européen de gardes-frontières qui aurait un pouvoir direct d’intervention aux frontières européennes sans l’accord préalable des pays concernés, ce qui soulève pas mal d’oppositions.
(22) « Les moyens de la répression migratoire », Libération du 18 juin 2015 (http://www.liberation.fr/apps/2015/06/tmf/).
(23) « Frontex mission européenne presque impossible », La Croix du 16 janvier 2015. Frontex (Frontières extérieures) est l’Agence européenne de gestion des migrations. Son siège est à Varsovie. Ses pouvoirs accrus pour le contrôle des migrations vers l’Europe et leur interception requiert pour ses 1 500 gardes-frontières des pouvoirs militaires déployés avec l’aide éventuelle des pays de l’UE sur terre, mer et air. Financé à concurrence de 238 millions d’euros en 2016 ; ce budget va monter à 322 millions d’euros en 2020. Un projet actuellement en discussion vise à transformer Frontex en un corps européen de gardes-frontières qui aurait un pouvoir direct d’intervention aux frontières européennes sans l’accord préalable des pays concernés, ce qui soulève pas mal d’oppositions.
(26) « Les passeurs prospèrent et les tragédies se multiplient », irinnews (www.irinnews.org/fr/report/95877/migration-les-passeurs-prosp%C3%A8rent-et-les-trag%C3%A9dies-se-multiplient). De nombreux témoignages similaires : « Le long voyage d’un jeune Somalien vers la sécurité en Afrique du Sud », UNHCR, 20 septembre 2010 ; « L’enfer des migrants Est -Africains vers l’Afrique du Sud », Slate Afrique, 30 juillet 2012.
(27) « Voyage en barbarie, un documentaire réalisé par Delphine Deloget et Cécile Allégra : « Depuis 2009, 50 000 Erythréens sont passés par le Sinaï, 10 000 ont disparu ». Il existe plusieurs versions de ce documentaire, diffusé par la chaine de télévision Public Sénat et par lemonde.fr http://abonnes.lemonde.fr/afrique/visuel/2014/10/13/voyage-en-barbarie-dans-le-desert-du-sinai_4501271_3212.html, et publié par Le Monde du 1er septembre 2014 et par Grands reporters.com (http://www.grands-reporters.com/Voyage-en-barbarie-2-Sinai-Deux.html ); seule ce dernier site parle de trafics d’organes, s’appuyant su des témoignages qu’il cite au conditionnel. Affirmations à prendre avec prudence, donc, sans en exclure la possibilité. « Chez les bourreaux du Sinaï », Le Monde du 1er septembre 2014.
« Des immigrants victimes d’un trafic d’organes au Mexique », LeMonde du 7 novembre 2013.
(28) Ces enlèvements d’enfants concernent 124 pays, 40 % dans l’Asie du Sud-Est et du Sud (Rapport mondial sur la traite des personnes, 2014, Office des Nations Unies contre la drogue et le crime [ONUDC]).
(29) Un monde de camps, dir. par Michel Agier, éd. La Découverte, 2014.
(30) En Afghanistan un autre exemple de camp actif avec des émigrés locaux : « A Gulan la ville fleurit sur le camp », Libération, 15 juin 2015
(http://www.liberation.fr/planete/2015/06/24/a-gulan-la-ville-fleurit-sur-le-camp_1336414). – « A Dadaab on Naît, on meurt, depuis trois générations » Libération, 29 septembre 2015 (http://www.liberation.fr/planete/2015/09/29/a-dadaab-on-nait-on-meurt-depuis-trois-generations_1393537).
(31) « Life on the line. Immigration fleeing violence and poverty, Hondurans making dangerous journey to the US only to become part of a bitter political figh », Financial Times, 1er juillet 2014, ou encore: « Two FT journalists report from different sides of the US border, speaking to Hondurans fleeing poverty and violence for a better life in America (http://podcast.ft.com/2014/07/18/). « Greek debt to the key to refugee crisis », Financial Times, 26 janvier 2016.
(32) « Réfugiés, le retour de l’Europe forteresse », Le Monde, 27 novembre 2015. « After joining the UE a decade ago central and eastern countries largely bought into the union liberalisation agenda », Financial Times, 27 novembre 2015.
(33) « Libya detention center is flip side or Europe’s immigration crisis », McClatchy DC, 2 avril 2015 (http://www.mcclatchydc.com/news/nation-world/world/article24783472.html).
(34) « Des systèmes d’asile très inégaux en Europe »,www.euractiv.fr/section/justice-affaires-interieures/news/des-systemes-d-asile-toujours-tres-inegaux-en-europe/.
(35) «UK migration: Toil, trouble and tension » et «Ruthless UK employers trap migrants in ‘modern-day slavery’ », Financial Times du 12 août 2015.
(36) « The numbers game », Financial Times du 2 février 2014
(37) Ibid.
(38) « The migrants files », collectif de journalistes européens, 2015.
(39) « Migrations régionales et envoi de fonds, principaux repères », Problèmes économiques n° 3124 (janvier 2016)
Née en 1784, elle est prostituée à Canton quand elle se fait capturer par des pirates. Elle se marie avec l'un d'entre eux, Cheng I, pirate renommé descendant d’une famille pratiquant la piraterie depuis des générations. A sa mort, sa veuve entreprend alors de consolider son pouvoir en s’assurant du soutien de sa belle-famille ainsi que des capitaines pirates qui lui étaient loyaux.
Pour unir la flotte, Ching Shih établit un code de lois sévère et strictement appliqué : sont punies par la mort désobéir aux ordres, voler les villages qui assistent les pirates, ne pas mettre le butin en commun ou violer une prisonnière. Appelée par les Britanniques "La Terreur de la Chine du Sud", elle a commandé l’une des flottes de pirates les plus puissantes de l’histoire ; si puissante qu’aucune marine n’a jamais pu la vaincre.
LES FEMMES DANS LA CHINE D’AUTREFOIS ET D’AUJOURD’HUI (Henri Simon)
Chaque fois que l’on parle de la Chine, quel que soit le domaine traité, il est nécessaire de rappeler quelques éléments qui permettent de relativiser ce que les médias, et parfois nous-mêmes, font d’événements ponctuels ou de détails, qui peuvent être intéressants ou symptomatiques mais pas forcément généralisables.
Tout d’abord, il faut considérer la dimension territoriale de la Chine (équivalente à celle de l’Europe ou des USA), celle de sa population (plus de 1,3 milliards d’habitants c'est-à-dire presque trois fois la population de toute l’Europe) et les grandes disparités qui en résultent tant dans l’évolution économique, dans celles des classes sociales et dans la vie sociale elle-même.
Outre ces disparités, ce qui frappe, c’est la rapidité de cette évolution dans la période récente ( on pourrait dire que dans les 50 dernières années en Chine le développement économique et ses conséquences sociales équivaut à celui mis presque deux siècles à évoluer en Europe). Ce qui fait qu’au-delà de ces mutations et de leur grande diversité, ce qu’on peut observer et analyser à un moment donné risque d’être bien dépassé, d'autant plus, lorsque l’on sait que les statistiques chinoise ne sont pas spécialement fiables
Au-delà et en raison de toutes ces considérations, parler de la situation de la femme dans la Chine d’aujourd’hui nécessite d’examiner une évolution historique en remontant dans un passé pas si lointain. Il en subsiste, inégalement, des éléments tenaces souvent masqués par les formes superficielles et limitées d’un modernisme économique et social.
Les traditions ancestrales.
Les traditions sont souvent profondément ancrées dans l’inconscient individuel et collectif et perdurent même si les structures économiques et sociales qui les justifiaient ont pratiquement disparu.
Je voudrais pour illustrer ce propos relater une expérience personnelle concernant le cas individuel d’une femme rencontrée en Chine en 1990. Elle avait vécu une expérience cruelle de la Révolution Culturelle, séparée alors de son mari et de son enfant en bas âge Ils avaient été envoyée, elle à l’autre bout de la Chine, et lui dans une île proche du continent. Ils ne s’étaient rejoints qu’à une date assez récente après une longue séparation. Lui, était devenu un responsable administratif local, vraisemblablement membre du Parti Communiste, dans une ville moyenne côtière dans le centre de la Chine proche de Shanghai. Elle, était professeur d’anglais dans le secondaire et avait fait un séjour d’une année en Grande-Bretagne comme étudiante. Elle avait tenu à m’accompagner dans un lieu de pèlerinage bouddhiste sur une île proche de la côte où je la vis se plier à tous les rites religieux et remercier le bouddha de lui avoir permis de retrouver son mari, une situation qui de toute évidence avait été l’œuvre du Parti et non des dieux.
Si l’on peut trouver dans des endroits reculés de la Chine, chez des minorités ethniques, des sortes de matriarcat primitif (par exemple chez les Na) (1), la morale de Confucius réglait le sort de la femme, du 13ème siècle jusqu’au début du XXième siècle : « L’homme est à la femme ce que le soleil est à la lune. Il dirige, elle suit et c’est ainsi que règne l’harmonie » (2) Ce qui se traduisait en pratique par les « trois obéissances » au père, au mari et au frère aîné du mari si elle était veuve. Dans toute cette période de soumission à un mâle, les tâches étaient réparties invariablement : l’homme à l’extérieur, le femme à l’intérieur mais accessoirement promue aide extérieure aux travaux des champs. Cette morale individuelle et sociale est remise en selle aujourd'hui dans un néo-confucianisme quasi officiel (3)
Cette soumission de la femme prit la forme dans les milieux élevés dans la hiérarchie sociale par la pratique des « pieds bandés » qui faisait de la femme un être quasiment infirme cloîtrée dans son intérieur, un quasi objet sous la dépendance de l’homme qui de plus pouvait se payer des concubines, notamment si la « première » ne lui donnait pas d’héritiers mâles.
Bien sûr cette pratique n’avait pas gagné les milieux populaires, pour la raison simple que la femme était en dehors de tâches proprement domestiques et familiales, « un bras » ayant une fonction économique. Elle était un accessoire mais nécessaire au travail de l’homme pas seulement dans les milieux paysans mais aussi artisans, marchands, bateliers, petits lettrés où l’on ne pouvait s’offrir une domesticité. Le femme devait accomplir des tâches parfois lourdes mais cela ne la dispensait nullement de l’assujettissement à l’élément masculin, principalement le mari dans ces derniers cas; Son importance économique se reflétait dans le fait que la naissance d’une fille était considérée dans les milieux paysans comme une sorte de perte car un jour elle devrait quitter le foyer et « enrichir » une autre famille alors que le fils introduirait un jour un « bras » supplémentaire. Un dicton populaire chinois précisait que "Mieux vaut un fils handicapé que huit filles en bonne santé."
Dans tous les cas, la femme était exclue de la vie politique et de toute possession. Elle- même était ainsi une possession. Toute jeune elle faisait l’objet d’une promesse de mariage où les entremetteuses jouaient un grand rôle, avec remise d’une dot. Le tout était étroitement réglementé par un ensemble de rites dont le non-respect entraînait opprobre social et règlements de comptes. Le but du mariage, outre, dans les milieux non bourgeois l’apport d’un « bras », était d’assurer par la naissance d’un garçon, héritier mâle qui assurerait la pérennité de la famille, l’entretien des vieux et le culte des ancêtres selon également un rituel strict. Si la femme ne pouvait apporter d’héritier mâle, ce sont les concubines qui s’en chargeaient éventuellement ou même, dans les familles bourgeoises, la domesticité féminine (le garçon né dans ces conditions n’est pas considéré comme un bâtard et sa mère élevée alors au rang de concubine)(4) Dans l’entre deux guerres, il était encore de pratique courante d’acheter dès l’âge de 7 ou 8 ans des filles des milieux pauvres pour en faire des domestiques, parfois des concubines mais qui pouvaient tout autant être revendues comme de véritables esclaves ( un état qui pouvait aussi concerner les domestiques hommes). Nous verrons plus loin qu’aujourd’hui par l’effet pervers de ces coutumes et de la réglementation des naissances, cette pratique de la vente des filles resurgit. (5). En 1981 la Fédération des femmes mandata officiellement une commission d'enquête sur ce trafic persistant.
Les révoltes des femmes et les luttes pour leur émancipation
Le rôle parfois joué par les femmes dans certaines des grandes révoltes qui ont ponctué l’histoire de la Chine moderne montre à quel point la condition de la femme était contraignante. Lors de la révolte des Taïping (1850-1864) à côté d’une armée de 600 000 hommes se forma une armée de 500 000 femmes : c’était une émancipation totale par rapport aux hommes mais marquée par une morale très stricte et une ségrégation des sexes.(6)
La révolte des Boxers en 1900 (7) vit une importante participation des femmes, mais dans des conditions très différentes que l’on retrouvera dans le début de la révolution bourgeoise en Chine avec la proclamation de la République par Sun Yat Sen en 1912 (8). Pour une période très brève on pouvait penser qu’un effort d’émancipation se poursuivrait, touchant la condition de la femme chinoise. Les femmes ne sont pas seulement des auxiliaires mais on les rencontre aussi, assimilées aux hommes dans une « Armée Nationale féminine » et même un « Corps des femmes pour l’assassinat » (9) Un mouvement de féminisation se développa dès 1912 lors de l'instauration de la République, mais la constitution provisoire ne mentionnera même pas l'égalité des sexes. Les brigades féminines de guerre, jugées trop dangereuses sont dissoutes par le gouvernement provisoire et elles femmes en sont réduites à militer dans un « Mouvement pour les droits des femmes ». Certaines femmes chinoises, des intellectuelles, viendront même en France avec des "étudiants ouvriers" pour étudier la démocratie occidentale. Mais rapidement dès 1913 s’ouvrit une période de troubles et de guerres, de rivalités entre les puissances occidentales colonisatrices,puis de l’invasion japonaise et des affrontements entre les chefs de guerre dans une Chine plongée dans un chaos qui ne se termina qu’avec l’avènement du maoïsme en 1949. Après quelques actions spectaculaires le mouvement féministe se poursuit difficilement dans ce chaos de lutes politiques, militaires et de répression (10). Le Kuo Min Tang aurait compté dans ses groupes féministes jusqu'à un million et demi de membres alors que le Parti Communiste n'en aurait compté que 300 000 (11)
Les femmes furent sans aucun doute des victimes toutes désignées dans cette longue période de troubles. Mais le faible courant d’émancipation qu’avait soulevé la fin de l’empire se poursuivait souterrainement. Le changement qui s’amorçait dans la condition de la femme était double. D’un côté, les femmes de la bourgeoisie étaient attirées par la condition des femmes occidentales qu’elles pouvaient tenter de mettre en pratique mais aussi d’idéaliser sous la forme d’une propagande féministe. D’un autre côté, le développement d’industries notamment textiles dans certains grands centres urbains attirait beaucoup d’ouvrières venant des campagnes ce qui modifiait leur condition mais il était difficile de parler d’émancipation tant elles pouvaient être exploitées C’était néanmoins une mutation par rapport aux structures de la société paysanne toujours dominée par les relations familiales traditionnelles.
L’émancipation des femmes de la bourgeoisie utilisait les canaux de la domination coloniale, européenne et japonaise et tentaient de promouvoir par l’éducation l’affranchissement des carcans coutumiers et culturels ancestraux. Mais cela restait bien limité, à un milieu bien défini, celui de la bourgeoisie chinoise. Si lors de l’établissement de la République, un Code de la femme est promulgué : il maintenait, avec des aménagements, le rôle traditionnel du père et de la mère dans la famille. Dans les 40 années de la période troublée qui suivit, il n’eut que bien peu d’influence sur la condition féminine. .A l’époque, dans la foulée de l’occidentalisation dont s’imprègne principalement la classe bourgeoise et les rares intellectuelles , on voit dans les villes in foisonnement d’organisations féministes impulsées par des femmes de la bourgeoisie évoluée qui ne sont d’ailleurs pas exemptes de contradictions. Par exemple, on cite en 1937, le cas de filles de familles bourgeoises qui fréquentent des écoles occidentales alors qu’à la maison elles sont servies par des fillettes achetées comme esclaves domestiques ( dans la Chine de 1937, il y aurait ainsi 2 millions d’adolescents domestiques dans une telle situation)(12)
Le début d’industrialisation de la Chine par les puissances coloniales allait dans certains secteurs, particulièrement l’industrie textile, faire sortir des campagnes et de leur condition traditionnelle, une autre partie des femmes, quoique d’une manière limitée, vu l’importante toute relative de cette industrialisation. En 1930, 28 villes chinoises virent le développement de l’industrie textile qui employait alors 374 000 femmes contre 337 000 hommes. Ce sont des migrantes avant la lettre, déjà parquées dans des dortoirs. Une filature de Shanghai exploitait alors 29 000 ouvrières (dont 3 000 enfants) sur 62 000 travailleurs. Leur salaire était la moitié ou les 2/3 de celui des hommes et les grèves d’ouvrières ne sont pas une exception. (13)
Inévitablement à la fois dans les milieux bourgeois et dans ces milieux ouvriers, bien que d’une manière bien différentes pénètrent les mœurs et les modes de vie occidentaux tant dans les apparences notamment vestimentaires que dans les relations sociales. Lors de la répression féroce qui accompagna l’écrasement de la Commune de Canton en 1927(14), 2 à 300 femmes furent arrêtées lors d’une chasse aux « cheveux courts » considérés comme la marque d’une « activité révolutionnaire ». Mais,la reprise en mains par le Kuo Min Tang ramène tout au moins quant aux apparences et aux propagandes émancipatrices, la femme dans son rôle traditionnel en décidant que « les revendications des femmes sont un facteur de désordre »
L’irruption du maoïsme
La conquête de la Chine sous la domination militaire et idéologique du clan maoïste du Parti Communiste Chinois marque-t-elle une réelle émancipation des femmes de leur condition ancestrale ?
Pour comprendre l’attitude du Parti Communiste chinois à l’égard des femmes, il faut remonter à la création du Parti Communiste Chinois en 1921. Bien des militantes du Mouvement pour les Droits des femmes rejoignent alors la Parti. Sur ordre de Moscou un département "femmes" y est créé et une rubrique féminine a sa place dans les organes du Parti (15). Les ralliées subordonnent la cause de la femme à la cause de la révolution qui résoudra ipso facto tous les problèmes y compris ceux des femmes. Quatre femmes font partie du Comité Central du Parti en 1927, mais une seule en 1949. Lorsqu’en 1935, Mao s'écarte de Moscou en instaurant sa conception de la révolution socialiste par la paysannerie, c'est plus que jamais cette conception qui prévaut. Sur le papier, le Parti peut reconnaître les revendications d’émancipation des femmes mais traduire cela dans les faits gênerait cette implantation dans les campagnes : « En ce qui concerne le système coutumier, les superstitions et l’inégalité entre l’homme et la femme au sein de la famille disparaîtront d’elles-mêmes avec la victoire dans les domaines politique et économique ». Les paysans forment encore à cette époque près de 90% de la population chinoise : dans ce nombre, 70% ont une femme ‘achetée » et des dettes contractées à cet effet. (16). De fait les positions du Parti sur cette question des femmes seront un louvoiement perpétuel. En 1943, le Comité Central du Parti se prononce sur le sujet en toute ambiguïté:" Il faut encourager les femmes à changer les vieilles coutumes comme le bandage des pieds ou les négligences de sons physiques qui nuisent à la santé et affectent le travail...Il fau que ce soit les paysans eux-mêmes qui renversent les idoles" (17)
Dans le Parti Communiste et dans les activités du parti le rôle des femmes est négligeable sauf peut-être pour le « repos du guerrier ». En fait elles ne sont pas « reconnues » Lors de la Longue Marche (18) qui comptera jusqu’à 100 000 hommes, il n’y a que 50 femmes et 30 survivront à cette terrible épreuve.
Le 1er octobre 1949, Mao proclame à Beijing la République Populaire de Chine. Un des slogans d’alors c’est « Les femmes peuvent porter l’autre moitié du ciel » (19). Une des premières lois votée par le nouveau régime est une loi matrimoniale qui interdit la vente des épouse et concubines, les pieds bandés légalise le divorce, chasse la prostitution et « organise » les femmes dans une Fédération Nationale des Femmes. On proclame l'égalité absolue des hommes et des femmes mais à ce moment 69 femmes (10% du total des membres) participent à la Conférence Consultative du Peuple Chinois
Mais de nombreuses contradictions donnent la portée réelle de ces dispositions légales. En théorie, l’installation en 1956 de la collectivisation forcée dans les campagnes avec les communes populaires libère la femme des travaux domestiques en instituant l’égalité absolue des sexes dans les activités de la commune. Mais c’est pour y substituer, en toute égalité, la soumission absolue au parti. Dans les villes, cette soumission passe par les comités de quartier composées de femmes chargées de dépister les ennemis du régime mais elles sont cantonnées dans ces tâches d’espionnage et de suggestions ; les autres échelons du parti comportent bien peu de femmes.
On peut penser que les femmes eurent particulièrement à souffrir lors de la folie maoïste du "Grand Bond en Avant" ( 20) qui voulait que les communes populaires se consacrent à une industrialisation de base( 1959-1961) et qui fit de 40 à 60 millions de morts - de famine principalement.
L’indifférenciation sexuelle entre sujets de l’Etat et du Parti supprime et réprime toute manifestation de subjectivité de la femme : elle s’exprime dans le fameux costume bleu mao imposé indifféremment à tous mais ce n’est pas seulement un symbole, toute infraction vestimentaire ou attraction sentimentale est considérée comme une déviation à la règle du parti. L'asexualisation se traduit dans le vocabulaire par un mot unique - gongren- travailleur homme ou femme et tongzhi - camarade - homme ou femme (21) Cela atteindra un paroxysme lors de la Révolution Culturelle ( 1966 – 1978) (22) où tout devint asexué avec la chasse aux vêtements occidentaux et un retour strict à l’uniforme unisexe, au puritanisme, l’amour étant classé alors comme marque d’une « étroitesse d’esprit ». Au moment de la Révolution Culturelle, le divorce est strictement défini:"Le choix du mari et de la femme étant libre et dans l'absence de querelles sur la propriété, il n'y a pas de motifs de divorce sérieux qu'une discussion avec les camarades ne puisse régler" (23)
Mise à l'écart à partir à partir de 1966, la Fédération des Femmes liée au Parti est remise en selle en 1979 sous l'impulsion d'une universitaire Li Xinojangqi cherche à promouvoir plus de considération et plus de place pour les femmes. Mais cette réaction officielle avance pour les femmes, dans un relent de confucianisme, la théorie des "quatre soi" : se respecter, s’estimer, rester maître de soi et travailleur à s'améliorer. (24) La décollectivisation par l'éclatement des communes populaires dans les années 1970 marqua, avec une forme d’appropriation individuelle de la terre, un retour à la culture patriarcale, patrilocale et patrilinéaire La femme cessait d'être "asexuée" pour retourner dans les mêmes formes de domination masculine, mais les ruptures antérieures faisaient que ce retour ne signifiait pas un rétablissement identique à l'ordre ancien (25)
Le rôle de la femme comme reproductrice
Le rôle de la femme comme reproductrice
Sur ce point, les thèses du Parti seront mal définies et donneront lieu à des débats au sein de ses organismes dirigeants ; Mao est pour le lapinisme intégral : dans le conflit qui s’annonce avec les USA, plus il y aura de petits chinois, plus il en survivra d’une guerre atomique ; plus il y aura d’habitants, plus le pays sera puissants. Ces absurdités failliront coûter cher à la Chine dont la population va connaître un énorme saut et des problèmes de subsistance ; ces problèmes se prolongent jusqu’à maintenant avec les descendants de ce « bond en avant » démographique et la masse de « migrants » qui ne peuvent être absorbés par le développement économiques. Les successeurs de Mao auront une vision plus réaliste mais tout autant bureaucratique avec la politique de l’enfant unique appliquée avec rigueur depuis les années 70. Le taux des enfants par femme passera de 5,8 en 1970 à 1,8 en 2006 (26)
Mais cette logique bureaucratique aura des effets pervers ; Même avec des aménagements (notamment pour les minorités ethniques très minoritaires et en général localisées aux marges frontalières et pour les paysans) , ce contrôle des naissances très spécifique va devenir un instrument de contrôle supplémentaire sur les femmes (les femmes des comités de quartiers y joueront un rôle particulièrement répressif notamment par des contraintes à l’avortement), renforçant la domination locale du parti et sa corruption. Dans les années 1980, le contrôle de la natalité reposait sur des armes entre els mains des autorités locales: la persuasion par l'insistance des cadres du parti,la coercition par des visites surprises dans les foyers redoutées des femmes,l'avortement forcé et les amendes pour naissance illégale.( 27).L’application stricte de ce « contrôle des naissances » particulier a donné lieu encore tout récemment à une émeute dans une région paysanne ( mai 2007) (28 ) Pour avoir dénoncé la politique de stérilisation et les agissements de la police locale, un avocat a été en août 2006 condamné à 4 ans trois mois de prison (29)
Il semble pourtant que des tolérances locales de plus en plus nombreuses assouplissent quelque peu les rigueurs de cette politique anti nataliste. En 2004, la commission de planification des naissances de Shanghai a supprimé les amendes pour le 2ème enfant. On peut penser que cet assouplissement tout comme la semi légalisation des migrants est la conséquence de pressions économiques et sociales. (30)
Mais le plus pervers fut le conflit entre cette mesure motivée par des raisons économiques évidentes plus ou moins rationnelles et ce qui, malgré l’endoctrinement du parti, subsistait dans tous les milieux sociaux des croyances ancestrales du privilège du garçon par rapport aux filles. L’enfant unique devait être avant tout un garçon, des pratiques, qui préexistaient déjà à ces nouvelles mesures se sont développées pour sinon l’élimination par infanticide des femmes à la naissance, sinon leur non - déclaration, sans compter l’essor des pratiques de corruption des autorités locales du parti pour qu’ils ferment les yeux. L’expansion de l’échographie a connu un tel développement accompagné d’avortement de la future fille qu’elle a dû être interdite à cet effet en 1996, ce qui a fait croître un commerce clandestin de l’échographie. Il est difficile de situer l'ampleur du problème de l'élimination des filles en raison précisément qu'il s'agit de pratiques illégales. Il y aurait ainsi chaque année 9 millions de naissances illégales dont 90% en milieu rural; elles seraient évaluées entre 5% et 33% du total des naissances selon une source, entre 12% et 33% selon une autre source et seraient essentiellement des filles (31) L’effet cumulé de ces mesures liées également avec la génération du baby-boom des premières années Mao qui peu à peu arrive à la retraite ( 32 ) est que, d’une part, le nombre de femmes en âge de procréer est très inférieur au nombre d’hommes (il naîtrait encore aujourd’hui près de 120 hommes pour moins de 100 femmes, jusqu’à 125 dans certaines régions, la norme biologique étant de 105 garçons pour 100 filles) et qu’il y a de moins en moins d’actifs pour un nombre croissant de retraités inactifs. Les autorités estiment qu’en 2020 30 millions d’hommes – les plus pauvres et/ou les moins instruits- ne trouveront pas de femmes, Déjà, en 2001 , le déficit de filles représentait10% de la population féminine (33)
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Sans doute s’éloigne-t-on de l’adage traditionnel qui affirmait « Elever une fille c’est cultiver le champ d’un autre ». Mais seulement peu à peu. En témoigne la tendance persistante à l’élimination des filles (avortement, infanticide, mortalité supérieure par manque de soins). . Il est difficile également d'évaluer les avortements de filles qui se compteraient par millions En 1980, un quart des naissances de filles n’était pas déclaré et, preuve que ces pratiques n’avaient pas disparu, l’amnistie dans le Shandong pour cette non déclaration qui « régularise » 70 000 « naissances » inexistantes, et une campagne officielle lancée en 2001 sur le thème « Plus de considération pour les filles ». A la même époque est promulguée une loi qui facilite le divorce mais ce sont massivement des femmes qui s’en prévalent ce qui montre que leur position dans le couple, quelle que soit la forme qu’ait prise le mariage, ne leur est pas favorable (34)
Dès maintenant, il manquerait 110 millions de femmes et I/4 des hommes ne peuvent que difficilement trouver de compagnes En 1982,9% des hommes de 31 à n34 ans n'étaient pas mariés contre seulement 1% des femmes du même âge; en2004 ces taux étaient respectivement de 25% pour les hommes et toujours de 1% pour les femmes. (35)Le surnombre d’hommes et le manque de femmes jeunes a fait développer un « marché noir » de femmes qui va de la vente directe comme autrefois au kidnapping pour « justes noces » et à la prostitution : quelques chinois se sont même fait une spécialité dans la recherche des femmes enlevées pour être vendues à un mari.
Il y a 13 ans, Hibiscus a été enlevée à 18 ans dans son village reculé et vendue 350 euros à un paysan qui l’a ensuite revendue à un autre paysan (dans ce nouveau village, trois femmes one été aussi achetées). Elle a eu un enfant et est particulièrement maltraitée à un tell point qu’elle cherche à retourner chez elle et réussit à avoir un contact avec sa mère/ En mai 2006, cette dernière, devant son impuissance à récupérer sa fille, fait intervenir un avocat qui s’est spécialisé dans la recherche des « filles vendues ». Après des péripéties dignes d’un western, avocat en mère réussissent à ramener Hibiscus à son village, ayant déjoué la violence du clan du père et les complicités policières locales ; mais le père a réussi à garder l’enfant. On estime que, encore aujourd’hui chaque année, entre 30 000 et 100 000 femmes sont ainsi vendues soit par leur propre famille soit par enlèvements.( hors les réseaux de prostitution) (36)
Un autre phénomène quoique de dimension réduite peut attester de la pression globale contre cette politique de l’enfant unique. Le statut particulier de Hong Kong (bien que rattaché à la Chine) garantit la résidence dans ce territoire aux femmes chinoises qui parviennent à y accoucher ; ce droit de résidence permet notamment d’échapper à la loi de l’enfant unique qui ne s’applique pas à Hong Kong. Cette situation fait qu’en 2006, 38 % des naissances ne viennent pas d’un père Hong Kongais et concernent des Chinoises de l’intérieur (37)
L’évolution de la condition de la femme dans le « socialisme de marché »
L’essor économique de la Chine surtout dans son développement industriel a eu un double effet, qui est en quelque sorte le prolongement de ce qu’on pouvait voir s’amorcer dans l’entre deux guerres. D’un côté une prolétarisation de la femme passant du secteur agricole au secteur industriel (de la dure condition d’auxiliaire du travail agricole prisonnière des coutumes ancestrales à la dure exploitation de l’usine), de l’autre le développement d’une bourgeoisie chez laquelle la femme « émancipée » est traitée avec les traits parfois contradictoires des sociétés occidentales.
Un des traits essentiels de l’évolution des 50 dernières années est l’entrée en masse des femmes dans le travail salarié industriel. On a vu que déjà avant le seconde guerre mondiale la femme pouvait être exploitée – principalement dans le textile – dans des conditions similaires à celles du 19 ème siècle en Europe, mais la principale caractéristique de la période récente est la rapidité de cette intégration dans l’économie non agricole. En Europe, cette intégration a mis plus d’un siècle à se mettre en place, les guerres jouant un rôle important dans la nécessité de remplacer les hommes dans les usines. La Chine, pour faire face à une accumulation primitive rapide avait besoin de bras et pouvait puiser, hommes et femmes dans l’énorme réservoir de la population paysanne, qui pour une part voyait dans le passage de la pauvre ferme à l’usine (alors avec les avantages de l’unité de travail) une ascension sociale. Les chiffres suivants montrent la rapidité de cette intégration des femmes dans le secteur industriel :
Année effectif de femmes dans l’industrie pourcentage de la force de travail total
1949 600 000 7,60 %
1978 31 millions 33%
2004 330 millions 41,7 %
2007 46%
Il est bien évident que cette évolution avait des conséquences sur la condition de la femme et sur sa place dans le cercle familial. Bien que souvent, sa condition de « migrante » résulte de l’assujettissement aux contraintes ancestrales (la promotion du garçon) la fait de « sortir de sa campagne » pour aller à la ville, si dure que soit sa condition d’ouvrière et le peu de loisirs que lui laisse cette servitude entraîne un brassage et des contacts avec un autre monde. De plus, le fait de devoir s’expatrier ainsi pour subvenir à certaines nécessités de la famille lui donne un certain pouvoir dans les relations familiales, alors même qu’elle puisse avoir un certain ressentiment quant aux sacrifices auxquels elle a dû consentir pour se plier à la tradition. Comme pour l’ensemble de la population chinoise, les personnes âgées et plus particulièrement les femmes, si on ne peut avoir le soutien d'un enfant (plus spécialement d'un fils) doivent travailler aussi longtemps que possible pour survivre; 80% des personnes âgées dépendent ainsi pour subvenir à leurs besoins de l'aide d'un enfant. (38)
Une contradiction du même ordre peut aussi se voir pour le femme du mari qui a dû « migrer » pour compléter le maigre revenu de la terre (il y a un siècle le développement capitaliste a connu en France par exemple nombre de ces ouvriers-paysans). La femme, restée au foyer doit assumer, seule ou sous contrôle des parents du mari, le travail de la terre et la gestion domestique : dans le cadre des structures familiales traditionnelles, cela change quelque peu sa condition dans le sens d’une plus grande indépendance. Pour apprécier la dimension de cet ensemble de problèmes pour la femme, on doit considérer qu’encore aujourd’hui, près de la moitié de la population vit encore dans des zones rurales
Si on peut, sous toutes réserves, généraliser la condition de la femme dans les milieux populaires ouvriers ou paysans dans ces dernières années, cette condition peut se résumer ainsi
-: participation réduite à la vie politique qui reste un domaine masculin
- contrainte d’habitation dans la famille du mari (elle n’a d’ailleurs pas les mêmes droits que les hommes dans les successions)
- cumul du travail salarié ou paysan avec le travail domestique
- même sur le plan économique une discrimination pas tant dans les emplois occupés et dans les salaires mais dans certaines circonstances, par exemple lors de la restructuration des entreprises d’Etat les premiers licenciés étaient les femmes.
- inégalité dans l’éducation, priorité étant donné au garçon quant aux études qui, vu leur coût, présentement obligent à des choix en présence de plusieurs enfants. Les exemples abondent où la fille même douée doit interrompre ses études pour devenir « migrante » pour payer les études du garçon.
- Rejet de la famille d’adoption par mariage si elle n’a pas d’enfants mâles
- Bien des femmes intériorisent cette situation dans un complexe d’infériorité même si le travail à l’extérieur de la campagne, ce qui, malgré les sollicitations et les contradictions que nous avons relevées, rend plus complexe et plus lent un processus d’émancipation.
Ainsi, en dépit des proclamations sur les grandes réalisations de la Chine quant à l’égalité sexuelle, la plupart des hommes, y compris dans les situations que nous venons de décrire regardaient les femmes comme de simples objets sexuels même dans des ouvrages défendant ouvertement la cause des femmes. Plus on monte dans la hiérarchie administrative plus la présence des femmes est réduite passant de une femme pour huit hommes dans les échelons les plus bas à une femme pour 25 hommes dans les échelons élevés. L'Assemblée Populaire Nationale qui intronise les dirigeants du Parti comptait 22% de femmes en 1998-2003<et 20% en 2003-2008. D’une certaine façon, on pourrait ajouter cette réflexion d’une féministe chinoise : « Si les femmes sont plus libres, cela signifie qu’elles sont plus susceptibles d’être exploitées » (39)
Mais tout cela n’est pas une situation fixe : l’essor économique de la Chine fait que les meurs et les habitudes changent, peut être inégalement et lentement, mais elles changent, quelles que soient les façons dont ce changement chemine (brassages, travail, migrations, même la télé malgré son contrôle et son conformisme, expansion du portable et d’internet) dans ce qu’on pourrait appeler une « modernité ».Globalement, la situation de la femme reste quand même celle d’une inférieure qui a du mal à trouver sa place en tant qu’être humain à part entière. Si la domination du Parti dans la période d’accumulation primitive du « bol de riz en fer » (40) dans l’unité de travail l’enfermait dans les contraintes de cette domination, cela lui conférait néanmoins, pour les privilégiées qui y travaillaient, une sécurité d’emploi et de vie. L’ouverture économique dans un capitalisme privé et non plus seulement d’Etat et le démantèlement de ces unités de travail, tout comme le démantèlement des collectivités rurales ont entraîné une certaine dégradation des conditions matérielles de vie et dans certains domaines une régression .notamment pour les femmes. S’il est incontestable qu’en 1949 d’abord et paradoxalement dans les années 1990 suite à l’ouverture de la Chine au capitalisme privé, la situation de la femme chinoise, globalement et bien que de manières différentes, s’est améliorée, on constate, depuis ces dernières années une détérioration des conditions de vie qui touche plus particulièrement les femmes. Ceci, en dépit d’une élévation moyenne générale du niveau de vie, une amélioration des ressources des paysans et une certaine amélioration des salaries en raison de la concurrence des différents secteurs de production. L’approfondissement du fossé entre riches et pauvres, s’il favorise les femmes des classes moyennes signifie sans aucun doute pour les femmes des secteurs les plus pauvres un durcissement de leur condition de femme.
Cela est particulièrement visible quant à l’accès à l’éducation. En 1990, si 85% des femmes de plus de 60 ans n’avaient jamais fréquenté l’école, la plus grande partie des enfants étaient scolarisés ; bien sûr, à cette époque l’accès à des études secondaires et supérieures dépendaient de l’opinion que la Parti avait de vous ou de privilèges réservés à ses membres (il serait trop long à ce sujet de parler des ravages de la Révolution Culturelle dans ce domaine)
Aujourd’hui, le coût des études a été multiplié par 10 de 1990 à 1997 et on constate une chute de la scolarisation, notamment chez les filles. Elles forment 83% de ceux qui quittent l’école après les 9 ans de scolarité obligatoire, parmi les illettrés, la proportion de fille est plus de deux fois plus élevée que celle des garçons. Même si la situation d’ensemble est bien supérieure à ce qu’elle était avant 1949, elle a régressé depuis 1980. Nous avons vu que, devant ce problème de coût des études secondaires et supérieures, la fille était invariablement sacrifiée au garçon, elle devait souvent devenir « migrante » pour assurer les études du garçon. Dans ce domaine de l’éducation,37 % des filles sont retirées de l’école avant la fin de la scolarité primaire à cause de la pauvreté contre 26% des garçons ; En 2002, 1,1 % de la population entre dans l’enseignement supérieur et dans ce nombre, on trouve 45% de filles.
On pourrait multiplier de tels exemples quant au domaine de la santé, d’autres avantages sociaux comme la retraite, qui font que la condition de femme de la campagne, paysanne ou migrante, ou des classes défavorisées des villes non seulement se dégrade, mais est pris dans les tourments d’une économie peut être en plein essor mais surtout en pleine mutation. Les revenus moyens dans les campagnes sont quatre fois moins élevés que celui des habitants des villes (41) Il suffit de s'éloigner de 80 km de Pékin pour découvrir des familles qui voient la misère où un pantalon est partagé entre 5 à 6 personnes..."(42)
Les femmes des classes moyennes
Parler des classes moyennes en Chine suppose tenir compte des différentiations suivant les revenus et les signes extérieurs comme l'appartement et la voiture., ce qui n'est pas forcément une question de revenu mais de position sociale dans les différentes branches du système politique et économique, public ou privé.. Si les 20% plus riches de la population possèdent 48,50 % des ressources totales, il s'agit d'une classe très disparate. Elle se compose des nouveaux cols blancs (employés, techniciens, cadres), des gérants ou propriétaires de PME, d'entrepreneurs individuels. Leur position sociale se définit pas rapport au système politique; ces "riches" peuvent être "dans" le système c'est à dire appartenir à une unité de travail de l'Etat qui procure maints avantages dont le logement, les garanties maladie et retraite ou "hors" du système c'est à dire au secteur privé mais avec des relations privilégiés relationnels avec le système. (43).
Le fossé entre classes moyennes et prolétaires peut être mesuré par un exemple qui peut être observé partout en Chine. a Dongguan (Guandong près de Canton), de 1994 à 2004,les fonctionnaires municipaux ont vu leurs salaires augmenter de 340% ( de 8 000 yuan à 35 000 yuan par an alors que les salaires moyens n'ont augmenté que de 71% ( de 6 000 à 10 000yuans ce qui signifie pour ces derniers salariés un même pouvoir d'achat et même une régression pour certains; pour ces salariés le salaire ne couvre que la subsistance " 4 bols de nouilles frites à la sauce de soja par jour" et le voyage annuel dans le village d'origine.(44)
Les perspectives d'accession à cet état de classe moyenne exercent pour garçons et filles un tel attrait qu'une véritable pression s'exerce sur les milieux universitaires. En 2007, il a été délivré 5 millions de diplôme, 20% de plus qu'en 2006, cinq fois plus qu'en 1998 .Les conditions d'étude et les difficultés de cette compétition non seulement à obtenir un diplôme mais à y trouver un débouché ont entraîné même des manifestations et émeutes en 2006 et 2007 dans différentes villes notamment à Zhengzhou (Hunan) (45). Les plus favorisés sont comme partout ceux qui ont le plus de moyens, ce qui assure la reproduction de la classe moyenne " Si l'on en a les moyens, les enfants peuvent bénéficier d'une éducation dans des écoles pilotes où des méthodes sont des garanties de succès. Par contre, dans les écoles publiques où règne une discipline toute militaire, la compétition est féroce avec une réussite au mérite (46)
On évalue qu’il y aurait en Chine aujourd’hui entre 100 et 200 millions d’habitants appartenant à la classe moyenne. (cela représenterait entre 8 et 15% de la population totale).On prête aux dirigeants l’objectif de faire qu’il se constitue en 2020 une classe moyenne qui regrouperait 45% de la population. Le régime a dû abandonner sa politique de domination politique égalitaire et totalitaire en raison de son développement économique et de la domination des économistes (l’entrée des patrons dans les instances supérieurs du Parti en est un des signes visibles). Mais son affaiblissement idéologique doit être remplacé par le soutien de nouvelles couches sociales trouvant un intérêt personnel dans le développement économique La formation d’une classe moyenne produit de ce développement économique et quelque peu encouragée par les instances du Parti est à la fois cette base sociale et surtout un rempart contre les « classes dangereuses », les prolétaires.
La situation des femmes de cette classe moyenne est très contrastée car également traversée par les influences des sociétés occidentales, les possibilités de consommation qu’offre une certaine richesse, les sollicitations du marché qu’elles représentent (L’Oréal établi en Chine s’est lancée dans la promotion du rouge à lèvres avec l’ambition d’en vendre un seul tube à chaque femme de cette classe). Ce qui peut être dit de la condition de la femme des classes moyennes est d’autant plus vrai que l’on se trouve dans les grandes métropoles de la côte est et sud est de la Chine et doit être de plus en plus tempéré à mesure que l’on s’enfonce dans la Chine profonde et peut être cesse d’être vrai dans les régions pauvres du Centre et du Nord Ouest ou bien pour d’autres raisons dans les régions reculées des montagnes de l’Ouest Pour se faire une certaine idée de la différence des situations de ces femmes des classes moyennes que leur revenu annuel moyen est de 1 200 euros ( ce qui dans des villes comme Shanghai ou Beijing peut leur assurer un niveau de vie similaire à celui de pays occidentaux alors que le revenu moyen d’une femme des campagnes ( migrante ou pas) est de 400 euros et que dans les régions les plus pauvres, le niveau de vie se rapproche de celui de pays pauvres d’Afrique. De plus, 70 à 80% des femmes des classes moyennes des zones urbaines, résidentes pour la plupart, ont des garanties sociales (retraite, santé, maternité) contre 6 à 8% dans les zones rurales (en particulier les migrantes n’ont rien de cela)
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D’un côté, la femme, dans ce milieu peut afficher une certaine indépendance sinon l’avoir réellement si elle est dépendante du mari. Le divorce est devenu plus facile qui peut se trouver favorisé par la pénurie de femmes. Si elle travail elle doit, comme ses consoeurs ouvrières ou paysannes concilier leur vie professionnelle et leur obligations familiales et cela dans une société qui, même dans ce milieu reste profondément machiste. Si la sexualité n’est plus pour elles un objet tabou, la « modernité » a introduit, dans le prolongement de ce qu’elle pouvait être antan, une « femme objet » que développe certainement sa situation « d’objet recherché » en raison de sa rareté.
Si la dictature du Parti tendait à faire de la femme un objet asexué niant sa nature profonde de femme, la dictature du Marché, pour cette classe moyenne sous couvert de l’exalter, en fait une sorte de représentation objectivée. En 1980 l’écrivain Zhang Xian liang exprimait cette mutation future, faisant dire à un de ses personnages : » La Chine est un immense couvent. Elle ne pourra progresser que lorsqu’elle sera devenue un grand bordel ». S’il y avait du vrai dans l’évolution de la sexualité dans cette classe moyenne, le progrès dont il parlait n’était pas dû à l’évolution des moeurs mais à l’évolution économique elle-même. Dans les villes et pas seulement dans la classe moyenne, on pourrait résumer le rêve de vie par « tomber amoureux et profiter de la société de consommation ». Fin 2004,60% des foyers de Beijing sont des familles nucléaires et plus de la moitié des familles des villes se composent de trois personnes). L’âge du mariage recule et on rencontre dans les villes des familles monoparentales, des couples sans enfants, des familles recomposées et des célibataires par choix. ..."(47)
Si la politique de l’enfant unique continue ce n’est pas tant, dans cette classe moyenne pour satisfaire aux autorités mais par égoïsme, parce que cela prend du temps et coûte cher. Même dans ce milieu si favoriser le garçon reste une attitude fréquente, cette tendance semble présentement s’inverser : dans les villes modernes de la côte est le fait d’avoir une fille n’est plus considérée comme un tare mais devient même un snobisme (évolution peut être due à la pénurie de femmes). Dans ce milieu de classe moyenne, les parents s’investissent beaucoup dans la réussite scolaire de l’enfant, ceux des milieux aisés vont en pension, ceux avec moins de moyens les confient aux grands parents ne les prenant les uns et les autres que le week-end. A la limite, dans les campagnes, père et mère sont à la ville, pourvoyant aux frais scolaires et ne voyant leur progéniture qu’aux vacances
Il ne fait aucun doute que les comportements de la femme dans cette classe moyenne ne sont pas sans influence sur l’ensemble des femmes des autres classes sociales. Mais, parler réellement d’émancipation. pour cette classe moyenne et pour les autres copiant ce « modèle » serait oublier que cette « émancipation » oscille dans des contradictions. D’un côté l’argent facile développe la sexualité dans une certaine forme de pornographie alors que persiste dans ce domaine traditions et ignorance. D’un autre côté la persistance de préjugés sur les filles qui donne lieu à un cérémonial comme dans la célébration des mariages et dans la tendance à faire des filles des « épouses modèles ».La ville de Shanghai par exemple est considérée comme La Mecque des filles car le travail y est plus intellectuel et moins physique; La fille y est considérée économiquement "plus rentable" (48)
Deux exemples permettent d’illustrer la condition et le comportement des femmes des classes moyennes. Toues deux travaillent dans la région de Canton – Shenzhen (sud industriel côtier largement développé autour de Hong Kong). Ce qui les rassemble, c’est qu’elles sont nées à la fin des années 1970 ; elles n’ont pas connu ni des troubles politiques, ni des difficultés économiques. ; mais pourtant, elles se plaignent sans arrêt de leur condition car elles doivent travailler ce qui ne correspond pas à leur idéal de femmes nanti d’un mari très aisé.
Le père de l’une d’elles est un homme d’affaires. Elle gagne 300 euros par mois comme programmatrice dans une entreprise de téléphonie et se plaint du stress vu les conditions de travail. Elle a un ami qui ne convient pas aux parents car il n’aurait pas d’avenir et présentement peu de ressources. Depuis deux ans, elle cache cette relation aux parents.
L’autre est modéliste dans une entreprise de confection ; elle est plus prisée sur le marché du travail car elle possède une qualification acquise aux USA. En principe, elle gagne 500 euros par mois mais elle n’en reçoit que 300, les 200 restants ne lui étant payés que selon l’humeur du patron, c’est-à-dire de l’état de ses affaires. Au nouvel an chinois l’entreprise est fermée trois semaines car les salariés, tous des migrants regagnent leur famille ; eux touchent moins de 100 euros par mois. Elle aussi a un ami mais celui-ci est accepté par les parents mais il gagne moins qu’elle et doit subvenir à ses parents âgés. Elle se méfie de ses sentiments pour lui car elle espère un autre futur. (49)
Une étude récente sur des femmes scientifiques de Shanghai montre que leur engagement professionnel est restreint par leurs « obligations familiales » et le sexisme ambiant. ; Sur les 17 800 chercheurs, 32% sont des femmes mais moins de 15% sont dans les instances supérieures (sur 428 projets de recherche seulement 42 sont soutenus par des femmes). La plupart de ces femmes scientifiques sont mariées à des scientifiques. L’ambition des étudiantes en sciences n’est pas de faire carrière mais de trouver un mari riche. Pourtant c'est dans ce milieu des classes moyennes que l'on note un renversement de la situation à l'égard des filles et on peut penser que ce renversement gagnera l'ensemble de la société chinoise, surtout si cette classe moyenne s'accroît et si le développement de l'économie entraînera des mutations profondes parmi la population des campagnes
La vie de la femme dans les campagnes
Un témoignage relativement récent résumait ainsi ce qu’il avait expérimenté dans les campagnes reculées : « Nous avons vu une inimaginable pauvreté, des maux incroyables, des souffrances et des désespoirs, des résistances et des silences inimaginables »
La population rurale est encore estimée à 800 millions d’habitants c'est-à-dire que 58% de la population peut être considérée comme vivant de l’agriculture ou d’une activité locale à la campagne. Sur ce nombre, 13%, plus de 100 millions sont des « migrants », En 2005, le revenu moyen dans les campagnes s’élève à 595$ contre 1 900 dans les grandes villes soit trois fois plus (50)
La fin de la collectivisation et l’individualisation de l’exploitation (la propriété de la terre restant collective, seule son exploitation étant individuelle) dès la fin des années 70 a en fait favorisé la reconstitution de la cellule familiale. Cela pouvait marquer pour la femme le retour à une situation antérieure d’autant plus que la collectivisation n’avait pas fait disparaître toutes les séquelles du vieux système familial traditionnel. Mais la situation n’était pas identique à celle d’avant le maoïsme car, involontairement, le régime lui-même avait fait évoluer les rapports familiaux dans les campagnes, non par ses thèmes de propagande, mais par ses prévarications politiques et par son développement économique.
Les collectivisations avaient peut être nié la féminité de la femme, mais en la mettant l’égale de l’homme, elles avait quand même brisé quelque peu le modèle traditionnel ; la Révolution Culturelle, en expédiant les citadins dans les campagnes souvent lointaines avait, sans que ce soit le but recherché, entraîné cette mixité ville campagne et certainement apporté des ouvertures quant à la situation de la femme paysanne. Dans le même sens, plus récemment, comme nous l’avons déjà souligné, le nombre important de migrantes et de migrants, l’irruption des gadgets de la civilisation (TV, portables, internet), les activités commerciales complémentaire éventuelles font bouger les frontières des habitudes traditionnelles de la vie sociale dans les campagnes et entraînent des modifications dans les pratiques traditionnelles. Une autre question que l’on peut se poser au sujet de la situation des femmes des campagnes est l’incidence sur leur vie de famille et leur vie propre lors des dépossessions fréquentes des terres au profit de spéculations immobilières ou industrielles, source de conflits locaux violents (51)
Citons en seulement quelques uns :
- disparition de la famille élargie et développement de la famille nucléaire c'est-à-dire échappant à la tutelle des anciens. Mais aujourd’hui encore, souvent, la femme doit rejoindre d’une manière ou d’une autre la famille du mari.
- Disparition du mariage contraint bien que persiste la fonction de l’entremetteuse mais qui laisse un choix aux futurs dans la possibilité d’un refus
- Les parents travaillant souvent à l’extérieur, loin du village, les enfants sont confiés aux grands parents ; privés de leurs parents, la notion de famille traditionnelle tend à s’estomper
;
Un autre aspect de la situation globale nouvelle avec les possibilités de migrer pour les femmes tient à un phénomène que l’on peut observer dans toutes les migrations en général. Les femmes qui restent à la campagne sont les plus âgées, les moins instruites, celles ayant charge d’enfants et qui fournissent dans le foyer la main d’œuvre agricole, notamment si le mari étant lui-même un migrant. Elles doivent souvent accomplir un dur travail physique, non seulement le travail proprement agricole, mais aussi le conditionnement des produits pour la vente locale ( séchage, salaison, etc.…), parfois un travail à domicile pour des entreprises locales et bien sûr en plus le travail domestique et les soins des enfants. Elles n’ont pratiquement pas de repos, oeuvrant 7 jours sur 7 et trimant pratiquement deux fois plus que les hommes. ; De plus, souvent elle vit dans la famille du mari, à peine reconnue et parfois maltraitée par ses beaux-parents. Si des produits sont conditionnés par son travail elle n’en a pas le profit, la venté étant accaparée par le mari ou la belle famille. Si un travail est disponible dans les entreprises locales ; la préférence est donnée en général aux hommes mais cela peut changer avec le transfert de certaines industries qui migrent vers l’intérieur à la recherche de main d’œuvre meilleur marché que dans les centres côtiers existants
En 2003, 67% de l’emploi agricole est assuré par les femmes, presque uniquement du travail manuel soit dans la ferme familiale soit comme travailleuse agricole dans d’autres fermes ou dans des entreprises rurales. Pour tous ces travaux bien peu reçoivent les garanties, même minimales associées au travail salarié (retraite, assurance médicale, prestations maternité). La dureté de la vie dans les campagne, pour celles qui n’ont pas la possibilité d’en sortir est attestée par le nombre élevé de suicides dans les campagnes chinoises qui tient dans ce domaine un triste record, la Chine étant le seul pays au monde où 25% de plus de femmes (surtout les jeunes) se suicident que les hommes et où le taux de suicide est trois fois plus élevé dans les campagnes que dans les villes.
Il serait bien long d'énumérer en détail les disparités (d’ailleurs inégales suivant les provinces) entre les campagnes et les villes (nous avons déjà évoqué le fit que dans les villes, la moyenne des revenus est 4 fois plus élevée que la moyenne des revenus des campagnes). Un seul point permet de mesurer cette inégalité campagne/ville:en 2002, pour 4 enfants scolarisés dans les villes on en compte trois à la campagne; il y aurait plus de 1 million d'enfants ruraux qui ne peuvent avoir accès à l'enseignement primaire; les enfants des villes ont trois fois plus de chances d'accéder à l'enseignement supérieur (52)
La condition des femmes dans le travail salarié
Avant de voir quelle est la condition de l’ouvrière dans la Chine d’aujourd’hui, il est utile de rappeler que sur le papier, les travailleurs peuvent jouir d’un code du travail qui serait au même niveau que ceux des pays capitalistes occidentaux. . Le principal problème à ce sujet est que ce code n’est pratiquement jamais respecté, son application éventuelle étant laissé à l’arbitraire le plus total des chefs d’entreprise généralement appuyés par les autorités locales (souvent, ce sont les mêmes, les responsables du Parti ayant troqué le costume de bureaucrate en celui d’homme d’affaires) et que, pour ce faire, ils bénéficient du soutien du seul syndicat autorisé l’ACFTU (53). Il découle de cette situation que souvent, dans les luttes, c’est l’application de ce Code du Travail qui est revendiqué.
Depuis la fin des années 70 leur condition de travailleuses a, pour celles qui travaillaient dans les unités de travail, considérablement changé. Il est difficile de dire si celles qui étaient exploitées hors de ces unités étaient exploitées dans des conditions similaires à celles que l’on peut voir aujourd’hui. Nous avons déjà expliqué que celles qui avaient la garantie du « bol de riz en fer » avaient peut être des salaires bas et égalitaires, aucune mobilité et la domination constante du Parti, mais trouvaient dans cette organisation industrielle garantie d’emploi et sécurité jusqu’à la mort à la fois pour elles et pour leur famille.
Les réformes économiques des années 80 ont pratiquement balayé tout cela pour l’ensemble des travailleurs. Le démantèlement des entreprises d’Etat par privatisation ou restructuration après 1995 a entraîné des licenciements massifs (les femmes étant dans les premières fournées avec par exemple des mises à la retraite forcées à 35-40 ans avec une retraite réduite) et une liberté totale d’exploitation (en 1997, 39% de la force de travail chinoise est ainsi « restructurée ».et 61% de ces licenciés perdent tous les avantages liés à l’unité de travail). Un exemple de cette discrimination a été donné en 2005 par une compagnie pétrolière China Northeast Oil, filiale de la compagnie nationale China National Petroleum . En 2000, cette firme a licencié 30 000 travailleurs âgés de 20 à 55 ans avec indemnisation suivant l’ancienneté. La même firme restructurée réembauche en 2005 ses anciens travailleurs, s’il s’agit d’un couple, seulement le mari, s’il y a eu divorce la femme peut l’être à temps partiel, le tout avec des salaires diminué (l’effet pervers de cette mesure, trop annoncée à l’avance fut une avalanche de demande en divorce de couples ayant travaillé dans l’entreprise si importante que les textes furent remaniés pour introduire un délai entre le divorce et la demande de réembauche.
Aujourd’hui tous secteurs confondus, deux femmes sur trois travaillent ; elles occupent 50% des emplois dans l’agriculture, 33% dans l’industrie, 50% dans le commerce, 30% dans les bureaux, 16% parmi les cadres d’entreprise et 10% des postes responsables dans le Parti. Tous secteurs confondus, leurs salaires sont en moyenne inférieurs de 25% aux salaires masculins. On ne mentionne que rarement les emplois domestiques presque uniquement féminins qui en 1988 occupaient rien qu’à Beijing 50 000 femmes.
La majorité des femmes dans les emplois industriels ou de services sont des « travailleuses jetables », exploitables pendant quelques années et jetées ensuite pour différentes raisons (par exemple, les contrats de travail quand ils existent prévoient souvent le licenciement si la femme devient enceinte). Pour les licenciés des entreprise d’Etat en 1997, 75% d’entre elles étaient encore sans emplois une année après le licenciement contre 50% chez les hommes. Les employeurs jugent finalement que même avec les salaires différenciés en défaveur des femmes elle sont au bout d’un certain temps de travail plus chères que les hommes (tendance à se révolter, congés maternité, plus de protection légale, etc..).
Au départ, ils préfèrent employer des « migrantes » qui, jeunes acceptent des salaires plus bas sans aucun avantage, mais lorsqu’elles prennent de l’âge et de l’expérience elles tendent à se défendre et sont alors licenciées. On trouve même des jeunes filles de 15 ans et moins embauchées sous de fausses identité leur donnant plus de 18 ans parce qu’elles savent moins bien se défendre et qu’elles risquent moins d’être enceintes. Une des raisons principales de la fragilité de la position de migrant (e) est l’existence d’une sorte d’assignation à résidence .. Depuis 1958, tout Chinois doit être enregistré dans une localité où il possède un travail. Le livret d'enregistrement indique à quelle catégorie il appartient rurale (57% de la population) ou citadine (grandes villes et petites villes, 43% de la population). Ce document, le hukou lui impose, s'il change de localité d'avoir l'accord des autorités tant de son lieu de départ que de son leu d'accueil qui fait qu’en principe que, même autorisé à résider et travailler ailleurs que dans sa province d’origine, on n’a aucun droit (célibataires, famille et enfants) aux avantages (logement, éducation, santé) réservés aux résidents de la province d’accueil. Souvent l’exclusion du travail pour une raison quelconque signifie pratiquement le renvoi dans la province d’origine, ce qui donne une idée du pouvoir de coercition dont dispose les dirigeants d’entreprise. Ces règles strictement appliquées au départ n’ont pu endiguer les migrations intérieures ; l’importance de cet exode rural tout comme les besoins de main d’œuvre dans les zones côtières ont fait que peu à peu à partir de 1984 des assouplissements locaux ont plus ou moins légalisé la présence hors du lieu de résidence originel mais sans pour autant ouvrir aux mêmes droits qu’aux résidents urbains ; Les migrants restent dans leurs ville de travail des citoyens de seconde zone.
Bien sûr, les infractions à la législation du travail sont innombrables et ne touchent pas spécialement les femmes, mais comme dans certains secteurs comme le textile et l’électronique elle forment 90% des effectifs, ce sont elles qui supportent le plus le poids de ces irrégularités ( rien qu’à Shenzhen la ville industrielle champignon dans la banlieue de Hong Kong on dénombre en 1999 20 000 accidents du travail graves) car , venant des campagnes souvent lointaines, sans connaissance du monde du travail elles ignorent totalement leurs droits ou quand elles les connaissent ne cherchent pas à les faire valoir par crainte d’être virées. On trouve pourtant d’une part des grèves dont nous parlerons plus loi ou des recours juridiques pour les salaires ou même contre le harassement sexuel. Une des conséquences de l’exclusion des femmes enceintes fait que dans la région de Guangzhou ( Canton et Hong Kong) 90% des « migrantes » enceintes doivent accoucher clandestinement dans des cliniques clandestines parce qu’elles ne peuvent aller à l’hôpital ( pas de couverture santé), cette illégalité entraînant un taux de mortalité élevée. Globalement, 40% des travailleurs chinois n’ont aucune couverture sociale, ce taux moyens recouvrant d’énormes différences notamment pour les migrants ; (54)
Certains notent pour la période récente une évolution dans les mentalités des « migrantes » qui tendraient à avoir plus de souci d’elle-même que de la famille à laquelle elles ont sacrifié une partie de leur vie. Un exemple parmi d’autres : en 2003, une jeune femme ayant travaillé 10 ans dans une usine textile près de Canton ne veut plus envisager un retour dans son village. Ses gains pendant toute cette période ont servi à la construction d’une maison familiale, à payer des études secondaires pour sa sœur, des dépenses de santé pour ses parents, le mariage du frère mais ne lui a guère profité. En 2003, sa famille lui demande de rentrer car ils lui ont trouvé un mari qu’elle ne connaît pas du tout. Elle le rencontre pourtant mais refuse la proposition d’où la colère de la mère et la rupture. Ce n’est pas un cas isolé. Souvent mes « migrantes » sont virées à 25 ans et doivent retourner dans leurs campagnes ; elles ne peuvent rester à la ville que si elles peuvent se marier à un citadin mais la plupart de ceux-ci ne veulent pas épouser une campagnarde. 95% d’entre elles retournent « chez elles » pour être mariées mais si le mari est très pauvre, elles doivent revenir à la ville pour se faire exploiter. « L’année passée, Yang Li quitte sa maison tranquille de Luzhou dans le Sichuan pour travailler dans une usine de serrures dans le delta de la Rivière des Perles ( région Canton –Hong Kong. Après un mois passé à polir des serrures 13 heures par jour, totalement épuisée, elle retourne chez elle (55)
Un autre témoignage montre ce qu’est la condition de « migrante ». Elle émane d’une ouvrière à Hangzhou, ville côtière de l’Est proche de Shanghai qui travaille dans l’usine de coton n° 1 :
« La chose la plus dure à encaisser fut que les gens de Hangzhou nous regardent de haut. Ils nous appellent les « sœurs ouvrières » et nous tiennent pour quantité négligeable ». Aujourd’hui ça va mieux mais quelques uns nous traitent encore de « plouks de la campagne ». On en prend plein la gueule. C’était il y a cinq ans et souvent je revenais au dortoir en pleurant. J’ai vécu dix ans dans un dortoir et dors dans la case d’en haut. Nous y sommes cinq. La vie est dure, beaucoup plus dure que celle des habitants de la ville…Dans ma campagne, les maisons sont toutes spacieuse…Je n’ai aucune chance ici de sortir. Si je travaille en équipe, je ne peux pas sortir. Si je suis de nuit, je ne peux guère me reposer dans la journée et c’est dur. Travailler sur la chaîne est très dur. Quand ils ont amené des machines japonaises on a dû en surveiller 10 à la fois. Très dur, on doit bouger sans arrêt, jamais tranquilles. Pour aller aux toilettes, on doit appeler un remplaçant. Pas de pauses… Je me sens très frustrée…J’ai un ami qui travaille dans la même usine, aussi un migrant…Nous ne sommes pas encore mariés…Nous nous connaissons depuis quatre ans. Le problème est que nous n’avons pas de logement et on ne peut pas en avoir parce que nous ne sommes pas enregistrés ici. Si nous avions un enfant, comme nous ne sommes pas enregistrés nous devrions payer le double pour tout…Nous nous sentons tellement inférieurs… »
Une des conséquences du travail des femmes et de cette condition de migrants hommes et/ou femmes est que, souvent, les enfants restent au village sous la garde des grands parents. Ils ne voient leurs parents qu’une fois par an, au Nouvel An Chinois et ne leur parlent pendant l’année qu’au téléphone. Il n’est pas exceptionnel de voir des villages comme Qian fu dans le Sichuan où on trouve seulement 1 000 enfants, des vieux et pas de parents. 20 millions d’enfants seraient dans une situation similaire. Que deviendront ces enfants et que cela représente-t-il pour les parents, surtout pour les femmes privées de toute maternité ? (56)
Un nouveau sujet dans l’exploitation globalisée de la force de travail : les « dagongmei » - les migrantes.
Un nouveau sujet dans l’exploitation globalisée de la force de travail : les « dagongmei » - les migrantes.
Bien que ce nouveau chapitre de l’exploitation capitaliste de la force de travail concerne la Chine, on doit préciser qu’il ne concerne pas seulement ce pays car il s’est étendu dans le monde entier, particulièrement dans les pays sous-développés ou en développement, là où la pénétration capitaliste a déversé du monde rural un surplus de migrants disponibles pour une exploitation sans précédents
La Chine, avec l’innovation des Zones économiques Spéciales (SEZ) fait figure de précurseur (57). Ce nouveau sujet de l’exploitation de la force de travail est essentiellement féminin. Pas n’importe quelle catégorie de femmes ; presque exclusivement celles de la tranche d’âge entre 15 et 25 ans (parfois moins de 15 ans avec de faux papiers et la question du travail des enfants restant en Chine un sujet tabou sur lequel il est dangereux de faire des recherches) (58) Age moyen 23 ans. Elles viennent des campagnes, le plus souvent ces campagnes les plus pauvres et nous avons souligné les conditions spécifiques coutumières ancestrales qui les poussent vers l’usine. L'existence du hukou fait d'elles des sortes d'esclaves, la tolérance dans un lieu qu n'est pas leur lieu d'origine pouvant, à tout moment en faire des "illégaux " réels et non plus tolérés. Une partie de ces lieux d'exploitation ne sont pas les bagnes sordides qu'on imagine souvent et qui existent .On trouve, notamment dans les filiales de firmes étrangères des bâtiments récents, propres et clairs où le travail se fait dans une ambiance calme (trop calme car il est souvent interdit d parler durant le travail). Le rythme de travail n'est pas toujours affolant. Certains patrons qui affichent des "préoccupations sociales" font même construire d es nouveaux dortoirs "modernes". Il ne s'agit pas d'humanitarisme mais une réponse à la fuite récente des migrantes qui outre un turn over important à la recherche de "meilleures conditions d'exploitation (58)
Leur nombre est difficile à évaluer pour deux raisons En 2006 il y aurait ainsi 100 millions de migrantes Dans la seule ville de Dongguan (Pearl River Delta près de Hong Kong), résider aient 4,13 millions de migrants dont 3 millions de « dongmei" dans un rapport hommes femmes de 1 à 3 (59). A Shanghai sur 18 millions d’habitants il y aurait 5 millions de non-résidents. A Jilin, en 2003 , 85% de la force de travail ressortait du secteur privé et sur ce total, 72% étaient des femmes ; A Shenzhen, dans la maroquinerie 2/3 étaient des femmes, mais dans certaines entreprises on trouvait 1 homme pour 50 femmes. Toujours dans la région de Canton, 400 000 entreprises employaient 5 millions de migrants sur lesquels 3 millions sont des dongmei dont certaines de moins de 15 ans.
D’une part on assiste à un double turn over, l’un au sein de la tranche d’âge de ces migrantes passant d’un travail à un autre ((60), l’autre par leur remplacement quand elles ont « atteint l’âge » ou du mariage ou de l’exclusion patronale (61). D’autre part, parce que récemment pour des raisons de coûts de production, les entreprises se déplacent vers l’intérieur de la Chine pour exploiter la main d’œuvre locale ; on ne pourra plus alors parler de migrantes mais encore de « dagongmei ». Un tiers de ces migrantes sont dans la province du sud, le Guangdong où dans les entreprises à fort taux de capital variable, elle forment parfois entre 60 % et 90% des effectifs (rappelons que pour toute la Chine, les femmes forment 46% de la force de travail non agricole soit près d’un actif sur deux). Sur 120 à 150 millions de migrants, 47% seraient des femmes entre 15 et 25 ans ; dans les zones économiques spéciales (SEZ) elles forment jusqu’à 70% de la force de travail (on en dénombrerait 20 millions réparties dans 800 SEZ). Un seul exemple de cette concentration d’exploités principalement féminines : en juin 2006, la firme Foxcom fabriquant des Ipod pour Apple exploite dans le Guandong 200 000 travailleurs (ses) 15 heures par jour pour 35 euros par mois.
D’après une étude minutieuse faite par une universitaire de Hong Kong ayant spécialement étudié les migrantes de Shenzhen,
leur importance économique dans le procès de production est soulignée par le fait qu’elles font l’objet d’une dénomination spéciale. La sémantique désignant le porteur de la force de travail dans l’histoire récente de la Chine illustre les formes et les sujets successifs de son exploitation. Pendant la période maoïste, le travailleur asexué était désigné par le terme « gongren » (travailleur) qui non seulement n’impliquait aucune différenciation d’après le sexe mais était la glorification d’un personnage central pour la « construction du communisme ». Au contraire le terme « da-gong » (travailler pour un patron ou vendre son travail) introduisait une notion de marchandise, la force de travail échangée contre un salaire, une dévalorisation de la notion de travail par rapport au système précédent ; le symbolisme rejoignait la mutation socio-politique et économique avec l’ouverture au capitalisme privé. En même temps s’introduisait une différenciation d’après le sexe : « dagongzai » (le fils qui travaille) et « dagongmei » (la petite, plus jeune sœur qui travaille). Pour cette dernière, outre cette différenciation sexuelle, définissait également un statut par rapport au mariage : « mei » est la plus jeune sœur, célibataire opposée à « jie » l’aînée, donc de statut inférieur. La dénomination « dagongmei » apparaît comme une construction hégémonique révélant une identité ouvrière inférieure dans les relations de travail capitalistes et les relations sexuelles. Mais paradoxalement, les intéressées souvent ne le ressentent pas comme cela car pour ces filles de la campagne, ce nouveau statut leur apporte une nouvelle identité et une nouvelle perception de leur place dans la société. Nous reviendrons sur cette contradiction qui est au cœur de l’exploitation de cette nouvelle couche sociale spécifique. (62)
La formation de ce nouveau sujet d’exploitation de la force de travail ne s’est pas fait contre le système d’exploitation sou le capitalisme d’Etat, mais, même s’il a remplacé, parfois brutalement, les conditions d’exploitation antérieures, tout au contraire s’est fait avec le concours, la complicité, l’intérêt de ceux qui formaient antérieurement la classe dominante. Les principaux caractères de cette couche spécifique de prolétaires peuvent se définir ainsi pour les « dagongmei » :
- mobilisation des travailleurs migrants originaires des zones rurales, le plus souvent pauvres.
- Limitation à une tranche d’âge des 15 -25 ans impliquant de la part des sujets « dextérité et docilité » (63)
- Mobilité aussi bien quant à la flexibilité totale dans le travail que dans les déplacements fréquents d’un travail à un autre et dans le remplacement quasi immédiat lorsque les « limites d’âge » sont atteintes.(64)
- Double sujétion et fragilité - à la fois géographique parce que « non résidentes » traitées comme des sous citoyennes, sorte d’immigrés de l’intérieur pouvant aisément reverser dans l’illégalité et renvoyées dans leur province et familiale parce que leur exploitation est déterminée par les besoins du clan familial.
- Conditions d’exploitations communes sans aucune limite dans des travaux ne nécessitant aucune qualification spécifique, mais avec des méthodes modernes d’organisation du travail (65)
- Fréquente exploitation dans des unités d’exploitation de grande dimension n’impliquant une faible utilisation de capital fixe ( investissement minimum en machines)- Concentration hors travail sur les lieux mêmes de l’exploitation dans des dortoirs souvent équipés sommairement. Dont la fonction est de mettre les « dagongmei » à la disposition et contrôle constants de l’exploiteur pour permettre une flexibilité totale du temps de travail. (66)
Lorsque l’on voit dans le détail les conditions d’exploitation des « dagongmei », on pense inévitablement à ce que l’on peut savoir sur l’exploitation des femmes et des enfants au tout début du capitalisme dans les pays occidentaux. Bien sûr il y a des similitudes depuis l’utilisation d’une main d’œuvre féminine, l’intensification du travail (domination formelle) jusqu’aux dortoirs. Mais ces similitudes cachent des conditions très différentes : la mise en œuvre des méthodes modernes d’organisation du travail, l’utilisation, même réduite, de machines modernes qui permettent une extrême division des tâches, la dimension hallucinante des unités de travail qui peuvent regrouper des dizaines de milliers de travailleuses, la sélection d’une force de travail pouvant être exploitée de manière optimum quant à la précarité de celles qui en sont porteuses, leur faible capacité de résistance à la domination et leur résistance physique due à leur jeunesse.(67)
Le principal problème pour le management est comment discipliner de jeunes ouvrières venant de toutes les parties de la Chine et qui a priori n’étaient pas forcément soumises à la discipline du travail. D’où l’utilisation de ce que comportait leur identité féminine pour le traduire en langage de management pour faciliter leur contrôle. D’une certaine façon leur identité en tant qu’ouvrières était moins importante aux yeux du management que leur identité en tant que femmes. Il leur était fréquemment rappelé leur féminité : » Tu es une fille ». Cela signifiait une fille sur le chemin de devenir une femme, c'est-à-dire qu’elle devait se comporter au travail selon les critères culturels communs qu’elle intériorisait. Cet « apprentissage de femme » à travers le travail requérait qu’elle soit soumise, obéissante, industrieuse, etc. Parce que, plus tard vous devez être mariée à quelqu’un et servir ce quelqu’un donc maintenant vous devez vous conduire « correctement ». Vous devez prendre soin de votre travail comme plus tard vous prendrez soin de votre famille. (68)
Ainsi, l’ouverture de la Chine au marché mondial et à la globalisation a développé une forme nouvelle de l’exploitation de la force de travail que l’on pourrait qualifier « économie du dortoir ». Celle-ci s’est parfaitement adaptée à la situation présente de la Chine (que l’on retrouve aussi ailleurs) et utilise comme instrument de domination les tendances culturelles qui imprègnent encore les identités de ces filles de la campagne. En relation avec les méthodes modernes de management et l’utilisation de matériel moderne dans des processus de production du capitalisme moderne, le capital a trouvé et développé effectivement un nouveau sujet pour une extraction sans précédent de la plus value.
Mais les « sujets » de cette exploitation sont des êtres humains, en l’occurrence des femmes. Les « nouvelles dagongmei » peuvent ressembler à Liu Hongmei « 19 ans qui vient d’un village ^pauvre du Hunan contrainte par ses parents de gagner assez d’argent pour payer les études de son frère et sa propre dot pour ses projets de mariage croyant dans la morale commune « Si vous désirez vous marier avec un homme qui a quelque argent, vous devez avoir de l’argent vous-mêmes » ce que le vieil adage résume par « Le dragon accompagne un dragon, le phénix un phénix et le fils d’un pauvre rat devra éternellement creuser des trous ». Pour d’autres le travail à l’extérieur peut être un moyen d’échapper à la contrainte familiale.
Toutes ne supportent pas le dépaysement et la dureté du travail. En 2003, Yang Li quitte Luzhou dans le Sichuan pour travailler dans une usine de serrures de Pearl River (région de Canton. Après un mois de travail de 13 h par jour, elle retourne épuisée dans son village. D’autres comme Melle Zhang cherchera le meilleur travail et en deux ans occupera neuf emplois (60). Plus récemment de tels déplacements et rejet des dures conditions de travail feront que les déplacements des migrants (es) iront vers les emplois le moins astreignants et les mieux payés (jouera aussi l’amélioration des conditions de vie dans les campagnes). On estimait ainsi en 2004, qu’il manquait 2 millions de migrants essentiellement des femmes. (69)
Pour celles qui restent, dans les dortoirs de l’exploitation, le dépaysement amène les transformations identitaires d’une vie sociale différente. Apr7s le silence obligé des longues heures sur les chaînes de production, c’est le défoulement soit dans les dortoirs, soit dans les rares heures d’évasion hors du périmètre de l’usine. Le défoulement peut être verbal : « sept bouches, huit langues » exprime pour les dominants le mépris de ce qu’ils considèrent comme du bavardage. Mais si tout s’y échange sur la vie privée il s’y échange aussi sur le travail, les conditions de travail et le comportement de la maîtrise. On peut penser que des résistances de base peuvent s’y élaborer. Parfois des conflits peuvent surgir dans des bagarres entre filles, un autre défoulement des contraintes de vivre dans un environnement intolérable : si elles s’ébruitent jusqu’au management, c’est le licenciement assuré pour toutes celles qui y ont participé (70). La paix sociale est la garante d’une bonne production.
Si les méthodes de domination essaient d’exploiter la féminité conventionnelle pour gagner une soumission aux règles du travail, la même féminité tend à être battue en brèche, non seulement pas les échanges dans une collectivité contrainte de promiscuité entre femmes, les rares évasions dans les énormes cités que sont devenues les villes champignon industrielles ne peuvent éluder les pressions d’une société de consommation qui, bien que destinée aux classes moyennes s’impose aussi aux « dagongmei ».Par exemple à Shenzhen c’est une explosion de publicités sous toutes ses formes mettant en avant le corps de la femme. Là où elles le peuvent, elles tentent d’adopter le standards de la féminité, en consommant ce qui est offert comme attributs de la beauté, l’utilisation du maquillage et même jusqu’à se faire blanchir le teint pour adoucir le halage de la vie à la campagne. La tentation est de se mettre au niveau de ces urbains que l’on côtoie, « d’être modernes » ce qui signifie un désir de changer de condition, au moins en apparence. (71)
Bien sûr ces concentrations de jeunes filles attirent les convoitises masculines, d’autant plus avec la présence constante des attributs de la sexualité féminine. Les dortoirs sont appelés par le machisme ambiant « vergers de pêches » avec la perspective de détourner les projets d’un futur conventionnel dans le modèle de la femme objet construit dans une autre forme de régulation sociale et de relations de pouvoir. Les ouvrières peuvent espérer trouver dans l’environnement du travail l’amour et/ou des relations sexuelles. Mais s’ouvre alors pour elles une voie qui est pleine d’embauches. Si l’homme est un résident urbain il y a de fortes chances pour que sa famille n’accepte pas une fille d’origine rurale. Si les deux sont des migrants ruraux, mais de provinces différentes, c’est la famille de la fille qui n’acceptera pas le futur sauf si les deux sont vraiment pauvres. Si la fille tombe enceinte, l’homme disparaît dans un monde industriel anonyme qui n’est nullement celui du village où tout le monde se connaît. Elle a de fortes chances d’être licenciée et n’ose pas rentrer chez elle.(72 ) S’ajoute, si elle n’avorter pas les complications de l’accouchement hors du circuit officiel de soins auquel elle n’a pas droit parce que non résidente ( il existe ainsi des cliniques d’accouchement plus ou moins clandestines) Cette hantise du rejet et d’une situation impossible, liée à la croyance tenace que le destin est d’être mariée et d’avoir des enfants, entraîne une forme de répression sexuelle. non dite mais fortement intériorisée. (73)
Pour résumer, l’utilisation permanente en Chine d’une main d’œuvre migrante, essentiellement des femmes, est à mettre en relation directe avec la globalisation du capital à la recherche de champs nouveaux pour l’extraction de la plus value maximum et doit être aussi rattachée à la baisse tendancielle du taux de profit. La Chine offrant, dans la période post capitalisme d’Etat d’accumulation primitive et de par cette évolution économique sur la voie d’une domination réelle se substituant à une domination formelle, une situation exceptionnelle quant aux possibilités d’une exploitation moderne du travail (disponibilité d’un potentiel considérable de main d’œuvre venant d’une ruralité en pleine évolution. Le capital a pu se permettre de sélectionner dans ce potentiel ce offrait les meilleures garanties d’exploitation donc de sources de profit, ce qui a conduit à la situation que nous venons de décrire dans l’utilisation d’une seule catégorie de main d’œuvre féminine dans des conditions jamais connues auparavant sous le capital. On peut ainsi dire qu’un nouveau sujet ouvrier s’est ainsi développé. (74)
Mais, créant ainsi une catégorie de prolétaires, conduit à une double contradiction. D’une part, le capital lui-même, par ses tendances modernes de la nécessité d’une consommation, transforme les individualités, sapant ce qui faisait les bases mêmes de ce qui avait été retenu pour l’exploitation de cette main d’œuvre spécifique. D’autre part comme toute exploitation du travail conduit à la lutte de classe, ce facteur devient un élément important dans une évolution vers des tendances et des luttes qui peuvent prendre des formes diverses que nous allons tenter d’analyser.
Les résistances des ouvrières et les réponses du capital
Il y a une loi élémentaire dans le capital, c’est que lorsque l’on fabrique des prolétaires, quelle que soit leur origine antérieure, pour en faire des exploités dans un cycle quelconque de production, on obtient la lutte de classe des exploités contre les conditions de leur exploitation, partant contre cette exploitation elle-même et contre la société dont elle est l’élément fondamental. Sans doute bien des migrantes pourraient reprendre les propos de l’une d’elles : » Je ne comprends pas la loi et même si je le faisais, qu’est ce que ça m’apporterait ? A quoi ça servirait d’aller se plaindre au Bureau du Travail ? Si vous voulez changer votre situation, la seule chose à faire est de chErcher une autre usine »
La vision la plus courante de cette lutte de classe privilégie le refus ouvert de l’exploitation, la grève et toutes formes d’action jusqu’à l’émeute et les affrontements avec les forces répressives qui oeuvrent pour pérenniser cette exploitation. La Chine « moderne », paradis récent d’une exploitation capitaliste sans précédent et sans mesure n’échappe pas à ces actions collectives dont le nombre au fil des années ne permet pas d’en faire ici le recensement Le recensement officiel des « actions de groupe » de plus de 100 participants (70 000 en 2004, 87 000 en 2005) montre une progression de ces luttes qui ne se sont pas ralenties récemment. Beaucoup concernent des secteurs comme le textile, l’électronique, le jouet, etc. dans lesquels la main d’œuvre féminine atteint parfois 80% des effectifs. (75). En octobre 2004, 3 000 ouvrières d’une usine de composants électroniques de Shenzhen ont débrayé et bloqué la rue proche. Assez rapidement elles ont obtenu l’application du salaire minimum légal ce qui leur a garanti une augmentation de 170%. A la même époque, 7 000 travailleurs, en grande majorité des ouvrières manifestent à Xianyang dans le Shaanxi contre les restructurations qui les met sur le pavé Ces conflits collectifs ouverts ne concernent pas seulement les industries nouvelles fortes consommatrices de migrants et plus particulièrement de migrantes. Mais alors qu’une bonne partie de ces conflits sont en quelque sorte des combats d’arrière garde dans le développement capitaliste contre les restructurations, les privatisations des industries d’Etat et les nuisances de toutes sortes contre l’occupation insolente des terres paysannes, des ressources naturelles par une classe capitaliste avide de s’enrichir, les conflits de classe dans les nouvelles industries sont, d’une manière plus classique, dirigés contre les conditions d’exploitation du travail.
Il est difficile, dans ces dernières luttes, de faire la part de ce qui serait la participation des dongmei . Les récits de ces luttes qui peuvent nous parvenir d’une part ne mentionnent jamais, ni une participation quelconque des femmes, les grévistes étant étiquetés sous le titre de « migrants » ou de travailleurs, ni la manière dont la grève s’est déroulée et comment elle a été organisée. ; Tout ce que l’on peut supposer alors est que vu l’importance des effectifs des femmes exploitées dans ces usines (qui dans les SEZ oscille entre 60 et 80% du total des travailleurs sur un site), les femmes sont obligatoirement un des éléments actifs centraux dans la lutte. Mais faute d’éléments, on ne peut rien dire d’autre.
Par contre, on peut avoir de temps à autre des détails sur ce qu’il est advenu de telles luttes, soit qu’elles aient réussi (76), soit de leur répression venant ou bien de l’extérieur par l’action de la police contre toute manifestation (se soldant parfois par l’arrestation des « meneurs » et leur condamnation à la prison) ou bien de l’intérieur par la répression patronale. Un exemple : dans un atelier, les ouvrières font grève toute une journée contre les conditions de travail, sans résultat autre que des « amendes » entre 100 et 200 yuans et le licenciement pour certaines d’entre elles.
Que la répression de telles luttes se déroule à l’intérieur de l’entreprise ou par une intervention extérieure des autorités locales, elle reste le plus souvent localisées et ne franchit pas les barrières administratives et médiatiques pour venir à la connaissance des autorités centrales. Cela arrive parfois lorsque une répression particulièrement inique et/ou l’ampleur des protestations fait sauter cette barrière et que l’autorité centrale se voit contrainte, par souci de son image politique, d’intervenir pour paraître imposer »une justice » aux autorités locales. Un des exemples récents a concerné les veuves de mineurs tués en novembre 2004 dans une des nombreuses catastrophes minières qui réussirent après d’énormes pressions locales à faire sanctionner par le pouvoir central les dirigeants de la mine et à obtenir une indemnisation (77). Mais de tels cas sont relativement rares.
Lorsque les exploités ne peuvent, en raison de la répression constante envisager de lutte ouverte, ils tentent d’utiliser tout ce qu’ils peuvent pour résister à leur exploitation. Ces résistances individuelles sont partie intégrante de la lutte de classe et, souvent, alors même qu’elles ne sont pas organisées collectivement posent, à cause de leur généralisation des problèmes sérieux dans le procès de production, contraignant le capital, non pas à prendre des mesures répressives, mais à procéder à des réformes, voire des concessions pour poursuivre son activité dans les conditions les plus profitables.
On a peu de précisions et seulement très parcellaires sur le combat sournois, individuel et parfois collectif dans de petits groupes dans des grèves perlées par exemple, ou de sabotage, mais bien sûr elle ne s’ébruitent nullement mais toute une partie de l’appareil répressif interne, essentiellement des amendes vise sans conteste à prévenir cette tentation de lutte
Un de ces moyens de défense individuel est la démission pour tenter de trouver un meilleur emploi. ; La situation de l’emploi avec le développement exponentiel de l’industrialisation autorisait le fréquent recours à cette « course à l’emploi » ; tendance renforcée récemment par les mutations économiques et le développement d’emplois plus qualifiés et mieux payés. La pénurie de main d’œuvre que nous avons évoquée illustre cette mutation et permet aux exploités d’aller ailleurs pour « trouver mieux ». (78). Il en résulte un turn over considérable L’usine Foxcom déjà évoquée avoue un turn over de 30% par an soit 70 000 travailleurs. Bien qu’il s’agisse souvent de travailleurs non qualifiés et facilement remplaçables, cette situation n’est pas sans gêner les patrons qui utilisent toutes sortes d’astuces, principalement financières pour empêcher les migrants de quitter leur emploi : rétention de la demande de démission, rétention des salaires (qui souvent sont payés avec retard ou irrégulièrement, ce qui permet toutes sortes de pressions). Est-ce que cette recherche du « meilleur emploi » est une quête inutile car tous les emplois se vaudraient d’une manière ou d’une autre ce qui contraint à un renouvellement constant de la migration ? Si l’on considère que depuis plusieurs années des plaintes se sont élevées sur un manque de la main d’œuvre dans le Sud de la Chine, particulièrement de migrantes, on peut penser que le développement d’emplois plus qualifiés et la compétition économique à l’intérieur de la Chine ( notamment l’ouverture de nouvelles SEZ)ont entraîné des déplacements de main d’œuvre vers les secteurs mieux payés ( relativement bien sût) et que par contrecoup, dans toute cette zone sud, la pénurie de migrants par contre coup contraint les entreprises à offrir de meilleurs conditions de travail ( toujours relativement)
Un autre élément semble jouer également un rôle dans cette pénurie de candidats à la sous-exploitation : le retour des migrantes vers les campagnes, non plus à cause de l’âge ou pour prendre mari, mais à cause de l’élévation du niveau de vie dans les campagnes. On voyait déjà parfois ce retour en raison de la dureté des conditions de travail qui rendait préférable la vie à la campagne, si astreignante soit-elle. (surtout lorsque s’y ajoutaient les prélèvements financiers divers pour nourriture, logement et toutes les pénalités qui pleuvaient facilement dans le travail). La réduction des taxes agricoles et l’élévation des prix agricoles (en partie dues à l’agitation des paysans contre les exactions des pouvoirs locaux) ont augmenté sensiblement les revenus des familles des campagnes et rendu moins impératif l’exode principalement des filles et favorisé leur retour (79)
Les recours légaux et/ou tolérés
Aucune société n’est jamais statique. C’est particulièrement vrai pour la Chine prise dans le tourbillon d’un développement capitaliste pris dans le système productif mondial. Si la domination totalitaire du Parti Communiste reste la règle, cette domination, si elle favorise et garantit l’exploitation du travail dans les conditions que nous avons évoquées particulièrement pour les femmes, est soumise elle-même à cet impératif économique et doit, pour garantir cette exploitation, adapter toute la réglementation assurant cette domination aux besoins du capital et d’abord assurer le minimum de paix sociale, c'est-à-dire ouvrir quelque peu les règles antérieures et les conditions de sa domination.
Dans les années 1980, toute contestation de ce qui était considéré comme la politique gouvernementale que ce soit au niveau national ou au niveau local pouvait entraîner une très dure répression, même dans ce peut vu d’ici assez anodin comme la pétition On peut penser que le développement postérieur de structures légales ou tolérées de contestation contre les abus divers de la domination du Parti est la conséquence de l’ouverture au marché international et de divers traités concrétisant des liens internationaux ;. Mais c’est surtout la conséquence de l’évolution économique qui a fait abandonner la sécurisation du « bol de riz en fer » et d’une développement effréné et incontrôlé du capitalisme entraînant à la fois des nuisances comme la pollution ou l’appropriation des terres et un abîme croissant entre les riches et les pauvres. On ne peut relater tous les incidents sérieux jusqu’à l’émeute, qui ont dans la période récente traduit ces résistances globales de la population locale dans son ensemble. Il est certain que les femmes y furent associées comme en témoigne la mort de deux femmes dans des affrontements avec la police lors de manifestations contre la pollution d’un ensemble industriel local
Il paraît que le régime chinois est dans la hantise de la montée de Solidarnosc en Pologne prémonitoire de la chute du système soviétique. Sans aucun doute, la domination du syndicat unique ACFTU , annexe du Parti Communiste, reste totale et la formation de syndicats indépendant interdite et durement réprimée, mais on assiste au développement à la fois d’ouvertures timides de l’ensemble de la législation, à la tolérance d’organisations qui, sans se revendiquer comme syndicats visent à la protection des abus les plus criants. Et de telles orientations touchent plus spécialement les femmes.
Il faut croire que les résistances ouvrières et les changements lents mais réels dans les mentalités et les mœurs ont atteint un point qui contraint les autorités du Parti à promulguer en décembre 2004 une nouvelle loi sur les droits des femmes qui reconnaît leur « autonomie personnelle et l’égalité des sexes » avec des protections notamment dans le travail .Mais , comme pour le Code du Travail Chinois, une telle reconnaissance sur le papier n’a de sens qu’autant que le rapport de forces l’impose.
En 1991 est créée une organisation Women Workers Commission » qui a des antennes dans le syndicat officiel : si son existence répond à des problèmes récurrents chez les femmes, ouvrières ou pas, l’existence d’une telle organisation officielle tout au plus peut intervenir dans les abus les plus criants et encore à la condition qu’ils sortent des limitations locales pour s’étaler à l’échelle nationale, ce qui est bien rare
En 1990 et 1993, des lois nouvelles ont ouvert des voies de recours classées sou l’étiquette PIL (Public Interest Litigation) qui permet des recours judiciaires individuels ou collectifs au-delà des sempiternelles pétitions. Ce qui ne veut pas dire qu’ils réussissent et ne sont pas exempts de risques pour ceux qui les présentent ou les défendent. Mais , cette possibilité de recours a développé, souvent dans le cadre des universités de centres de soutien dont certain concernent plus particulièrement les femmes : Centre for the protection of the rights of disavantaged citizens avec une section spéciale « femmes » ( université de Wuhan), Centre for women’s law studies and legal services ( Beijing University) , Centre for legal assistance to pollution victims, Research Centre for Women’s Development and rights ( Xian, Northwest Polytechnic University).A Pékin, s’est formée une « Migrant Women’s Club. Toutes ces associations dispersées hésitent à se fédérer pour rester indépendantes et ne pas tomber sous des tentatives de contrôle gouvernemental. Ce qui est effectivement le cas, l’Etat tentant de fédérer ces organismes sociaux dans un regroupement national « Government Operated Non Gouvernemental Organisation » (CONGO). Il y a bien une « Women’s Federation établie en 1949 mise d’abord à l’écart comme nous l’avons souligné en raison de la base paysanne du Parti, quelque peu réhabilitée en 1971, mais elle reste un appendice du Parti, une courroie de transmission et en aucune façon un organe de défense des femmes, encore moins des « dagongmei » ; Comme le relevait un commentaire, d’une manière ou d’une autre, tous ces organismes oeuvrent au bénéfice de l’Etat Chinois et visent à atténuer, discipliner les tensions sociales (80)
On pourrait penser que la voie de recours des travailleurs en général et plus particulièrement des « dagongmei » contre les conditions de leur exploitation passe par les syndicats. L’ouverture au marché mondial n’a guère modifié sur ce plan le rôle du syndicat unique, émanation du parti l’ACFTU (All China Federation of Trade Unions) Au contraire, aussi bien dans les entreprises d‘Etat restructurées que dans les entreprises privées, le syndicat unique et obédient, là où il est présent, est un puissant auxiliaire de l’exploitation des travailleurs. Là où l’ACFTU est implantée, des Assemblées Générales des travailleurs peuvent exister. Créées en 1950, elles ont été réactivées en 1980, parfois utilisées pour régler des conflits internes dans la gestion de l’entreprise, ce qui pourrait marquer le signe d’une évolution (81)
Jusqu’à tout récemment, les migrants n’étaient pas admis dans l’ACFTU. Ce qu’une loi de 2003 a modifié mais on peut penser que cela ne changera guère quant à leurs conditions d’exploitation. Sans aucun doute la nécessité de garder un certain niveau de paix sociale a incité le gouvernement à promulguer aussi en juin 2007 une loi sur la réglementation du contrat de travail qui peut aussi faire l’objet de contrats collectifs, le tout sous le contrôle strict du syndicat ACFTU. Quelques usines auraient même établi des « conseils ouvriers » vraisemblablement des sortes de comités d’entreprise. (82). Comme pour le code chinois du travail, l’application de ces mesures dépend avant tout du rapport de force
En 2004 un « Premier Document Politique » évoque la « gestion de l’emploi en ville des paysans et leur accès aux services publics ». Ce qui assouplira effectivement leur régularisation de non- résidents dan les villes et leur accès éventuel aux services réservés jusqu’alors aux résidents. Les migrants et migrantes restent pourtant dans une situation paradoxale d’avoir des « droits » largement « reconnus » et légiférés par les autorités centrales mais pas du tout garanties quant à leur application sur le lieu d’exploitation, tout recours devant les autorités locales étant très difficiles et souvent même dangereux. (83)
Des tentatives de créer des organismes indépendants de défense des migrantes
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Des tentatives de créer des organismes indépendants de défense des migrantes
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Des organisations de base tendent à se créer surtout dans la zone côtière du sud, à proximité de Hong Kong ; elle sont souvent l’émanation d’ONG ou d’annexes d’organisations extérieures basées à Hong Kong. En 1996 est formée une Chinese Working Women’s Network. Des deux fondatrices, l’une est une universitaire de Hong Kong, l’autre une migrante ayant travaillé en usine pendant trois ans. En 2004, cette organisation comprend 13 permanentes et 10 travailleuses militantes en Chine à Shenzhen
Pour tourner l’interdiction de créer des syndicats indépendants, ces militantes tentent de constituer un réseau communautaire de solidarité surtout orienté vers les « dagongmei » axant leur activité sur des point très concrets et pas immédiatement revendicatifs autour de quatre zones d’intérêt : le respect des droits légaux, contre la discrimination sexuelle, sur la sécurité et la santé dans le travail, sur des coopératives d’approvisionnement. Elles créent dans certaines villes industrielles des centres qui accueillent les migrants et impulsent des échanges. Elles parviennent à visiter les dortoirs (dont les occupantes peuvent varier entre 15 à 100) et tentent d’organiser des débats sur la quotidien autour d’une responsable, le quotidien le plus terre à terre : fourniture d’eau chaude, installation de ventilateurs dans les dortoirs, de téléphones pour pouvoir téléphoner au pays, comment rédiger des lettres aux dirigeants, comment faire des pétitions. Les questions de salaires et de conditions de travail ne sont abordées que beaucoup plus tard, si l’implantation a atteint une certaine dimension et audience, d’ailleurs sous la forme de pétitions au syndicat ou au Bureau officiel du Travail pour demander l’application de la loi. Parallèlement, une camionnette sillonne les rues le soir pour accueillir les femmes qui ont des « problèmes » (blessures, enceintes, etc..), 2 à 300 par nuit et peuvent les faire admettre dans un réseau d’hôpitaux. C’est un peu une travail de Sisyphe car trop de revendications amène des soupçons des autorités ce qui les oblige à interrompre leur activité et à aller porter leurs efforts ailleurs. En 2002, cette activité militante parallèle restait marginale touchant 80 000 femmes. En novembre 2004, elles ouvrent un centre fixe près une SEZ située près de lBao’an, l’aéroport de Shenzhen mais se rendent compte que les femmes ne peuvent y venir que rarement particulièrement parce qu’elles sont épuisées par leur travail (84)
Il peut paraître étrange que parmi les revendications posées par les migrantes figure l’installation de téléphones. L’explication en est simple mais un autre paradoxe concerne l’utilisation éventuelle pour une bonne part d’entre elles des produits ( télés, portables et autre engins électronique de leur exploitation. Certainement leur maigre salaire leur interdit l’accès à ces moyens de communication « modernes ». Mais l’existence et l’utilisation de ces moyens pose un problème autrement important aux autorités chinoises qui touche la lutte de classe et est celui d’une connaissance et éventuellement d’une extension des luttes locales par la diffusion nationale hors du cercle étroit où les régime les enferme des luttes locales. Le contrôle étroit de cette utilisation par le Parti Communiste est très difficile et ne peut empêcher la diffusion de telles informations même s’il la rend difficile et parfois dangereuse. On ne peut négliger cet élément qui peut jouer, même au plan local, dans une certaine extension des luttes tout en restant conscient qu’en cas de risque majeur, le système capitaliste dispose des moyens rapide de blocage de ces moyens de communication directs.
Quel futur ?
Une bonne partie des matériauxaux quels nous nous sommes référés dans cette étude sont le résultat de recherches, analyses et activisme de femmes chinoises qui tentent de répondre , à propos des migrantes ( mais on peut aussi se la poser pour l’ensemble des prolétaires chinois), aux questions suivantes :
« Comment les migrantes ouvrières comprennent collectivement leur identité en terme de classe et de sexe ? Pourraient-elles être organisées en tant que nouveau sujet ouvrier qui émerge maintenant dans le Chine post socialisme d’Etat ?
Les efforts déployés pour tenter d’y répondre son sans aucun doute méritoires mais appellent d’autres observations.L’intervention des différentes organisations parallèles en faveur des migrants et migrantes, celle basées à Hong Kong ou les associations diverses de défense dans toute la Chine voient dans la créations de syndicats à l’occidentale la solution d’une amélioration de conditions de travail hors du commun. Inspirées pour une bonne part des ONG ou syndicats américains, ils ne peuvent (en raison de références historiques de telles interventions style Solidarnosc en Pologne) que susciter hostilité et méfiance des autorités chinoises. Mais le problème essentiel d’une amélioration des conditions de travail et de la créations de syndicats promouvant cette amélioration et jouant le rôle que l’on connaît en occident dans la fixation du prix de la marchandise force de travail, n’est pas dans les craintes politiques éventuelles, mais dans l’importance qu’une telle mesure prendrait dans le présent processus économique de la Chine au sein de l’économie mondiale.
Il est évident que la fraction du capital dont l’activité repose sur la plus value absolue ne peut accepter, ni un changement radical des conditions présentes d’exploitation du travail, ni la présence d’organes de médiation puisque seule compte son autorité absolue quant à la mise en œuvre de ces conditions. Différents facteurs que nous avons mentionné semblent pourtant signifier une évolution qui n’est pas tant due à la lutte de classe, mais à des facteurs économiques intrinsèques à la Chine. De tels facteurs touchent une augmentation du salaire d es migrants et un transfert des industries de main d’œuvre des zones côtières vers l’intérieur, liés à des mouvements des migrants vers les emplois ou situations moins durs et plus bénéfiques.
Si une telle évolution prenait de l’ampleur, pour rester compétitif sur le marché mondial, les entreprises devraient quitter la zone d’exploitation en plus value absolue pour garder leur compétitivité en passant dans la zone de plus value relative impliquant l’introduction de nouvelles techniques de production de produits lus élaborés. C’est alors que les syndicats pourraient être introduits dans la fonction que nous connaissons ici. Cela entraînerait des conséquences non seulement politiques en Chine mais aussi dans les données de la production et du commerce mondial. données elles-mêmes conditionnées par l’évolution propre du capital mondial.
De toutes façons, la condition des migrantes ne changera pas du jour au lendemain, même si de tels mouvements économiques s’affirment dans une société en mutation rapide. Pour l’essentiel, aujourd’hui, leurs conditions d’exploitation restent celles que nous venons de décrire, même si un avenir plus ou moins proche ou plus ou moins lointain ne peut – sauf si éclatait une crise majeures du capital - que s’améliorer entraînant en même temps une évolution profonde des modes de vie et certaines formes d’émancipation dégagée plus ou moins de la tutelle des coutumes ancestrales et de celle du Parti Communiste.
Femmes chinoises -Notes
(1) voir l'ouvrage "Une société sans père ni mari, Les Na de Chine" PUF 1997. Une société de célibataires polyandrogynes avec un système de relations sexuelles qui excluent le mariage et ses avatars"
(2) Confucius - philosophe chinois du 6ème siècle avant notre ère. Ses théories sont celles d'un despotisme éclairé: elles enseignent la résignation et requièrent la soumission absolue des enfants aux parents. La chose la plus importante pour la société (les trois règles et les cinq devoirs) était que la femme fut soumise à l'homme, les enfants aux parents, les sujets aux seigneurs. A diverses reprises, les affrontements de fractions au sein du Parti Communiste Chinois vont introduire Confucius dans leurs polémiques (voir "Confucius et la lutte des clans" dans Thèses sur la Révolution Chinoise, Cajo Brendel, Echanges et Mouvement). Malgré ces controverses et des condamnations périodiques, on peut estimer qu'en référence à ce concept de soumission, le confucianisme a imprégné le maoïsme et reste encore une référence idéologique
(3) Deng Xiaoping encense le néo-confucianisme moderne avec ses quatre obéissances modernisées: ordre, obéissance aux supérieurs, dévouement à l'Etat, défense de la famille. Face aux conséquences du développement du capitalisme privé dans une société de compétition et de consommation, cette morale officielle veut combattre ce qui est considéré comme un relâchement des moeurs sous-tendant des aspiration à une plus grande liberté, une menace pour la domination totalitaire du Parti Communiste. Cette nouvelle morale confucianiste attire particulièrement les technocrates et els intellectuels (Perspectives Chinoises, n°30, juillet-août 1995). Les intellectuels recommencent à lire Confucius (Courrier International, hors série, juillet-août 2005)
(4) La domination masculine sur les femmes a entraîné un phénomène longtemps méconnu et révélé récemment: l’invention par les femmes (notamment dans la province centrale du Hunan méridional) d'un langage spécifique parlé et écrit le Nü shu (littéralement "écriture de femmes"), incompris de hommes, qui permettait dans différentes occasions une communication entre femmes et transmis seulement par elles. Ce langage a quasiment disparu suite au bouleversement des structures familiales et au rouleau compresseur centralisateur de homogénéisant du Parti Communiste ( Danielle Elisseeff "XXième siècle, la grande mutation des femmes chinoises", Bleu de Chine p 135 - "Nü shu , signe des femmes du Hunan méridional" Klara Maria Sala, Perspectives Chinoises, n° 30, juillet-août 1995)
(5) Courrier International 23/12/2006
(6) Fondé par Hong Xiuquan (1813-1864) le mouvement Taïping, d'inspiration chrétienne, parti du Guandong s'étendit dans tout le sud de la Chine. Pratiquant une morale stricte, oeuvrant pour le partage des terres et l'émancipation des femmes, leurs succès inquiétèrent les puissances coloniales. Ces dernières s'allièrent à la dynastie impériale des Qing faible et partant "compréhensifs", pour écraser cette rébellion.
(7) D'inspiration religieuse, mais anti chrétienne, les Boxers (nom donné par les occidentaux à cette secte secrète qui pratiquait la boxe chinoise) apparut au Shandong et prenant de plus en plus d'influence s'étendit dans le nord de la Chine notamment à Pékin et Tianjin, assiégeant notamment les légations occidentales de Pékin. L'impératrice pensa s'appuyer sur ce mouvement contre les puissances coloniales. De nouveau, en 1900 -1901, une expédition internationale écrasa les Boxers et pour les mêmes intérêts que lors de la révolte des Taiping rétablit une dynastie docile à leurs ambitions colonialistes.
(8) Après l'écrasement de la révolte des Boxers, se développa une agitation politique qui s'étendit dans toutes les provinces, accompagnée de rébellions militaires. Cette situation aboutit à la proclamation de la République en janvier 1912 et Sun Yat Sen en fut élu président. Mais .en 1914, les militaires réussirent à rétablir un pouvoir impérial mais sans parvenir à asseoir leur autorité sur tout le pays. Il n'est guère possible de décrire en quelques mots la confusion et le chaos qui va s'abattre sur le pays pendant plus de trente ans dans l'accouchement difficile d'une révolution bourgeoise assurant la passage d'un système quasi féodal à un système capitaliste.. Entre les affrontements des "seigneurs de la guerre" (potentats militaires locaux), les puissances coloniales et l'invasion du Japon, les alliances et combats entre le Kuo Min Tang et le Parti Communiste Chinois, les insurrections ouvrières noyées dans le sang. Ce n'est que la victoire finale de l'armée populaire du Parti Communiste Chinois qui mit un terme à cette situation en 1949
(9) Julia Kristeva, Des Chinoises, Pauvert p. 156
(10)Julia Kristeva, op.cit. p 157 et suivantes
(11) Julia Kristeva, op. cit. p 181
(12) La mère de Luxun, écrivain chinois, bien qu'instruite elle-même et encourageant son fils à s'émanciper des traditions, influencée par le mouvement réformiste imposa pourtant à son fils une épouse traditionnelle qui n'avait, avant le mariage, pas vu son futur pas plus que lui ne l'avait vue. Luxun respecta toute sa vie ce mariage sans le consommer, vivant avec une femme choisie mais entretenant son épouse "légale"jusqu'à sa mort.; Luxun, La vie et la mort injuste des femmes, Mercure de France.
(13) En 1922, 30 000 ouvrières de 60 usines de Shanghai firent grève.
(14) Sous l'impulsion du Komintern le Parti Communiste Chinois se forme en 1921 par le regroupement de plusieurs tendances. Moscou impose plus tard une
désastreuse alliance avec le Kuo Min Tang. Après la rupture, il s'ensuivit une longue guerre civile (sur fond d'occupation et de guerre avec le Japon) une longue guerre civile et le repli de l'armée populaire du Parti Communiste dans les montagnes du nord dans le Shaanxi après ce qui fut appelé "La Longue Marche" en 1934. C'est de cette base que devait repartir la reconquête qui se termina en 1949;
(15)Julia Kristeva, op.cit. p 173
(16)Julia Kristeva , op.cit. pp 192 et s.
(17) Julia Kristeva, op. cit. p 196
(18) En octobre 1933, inférieurs numériquement et en équipement aux armées du Kuo Min Tang, les armées du Parti Communiste, encerclées dans le Jiangxi (sud ouest de la Chine) décident de se replier dans le Shaanxi (Nord Est de la Chine) dans une marche forcée dans des régions pauvres et montagneuses du centre de la Chine. Sur 130 000 hommes, seuls 30 000 parvinrent au but. Ce fut le début de la suprématie de Mao sur le Parti.
(19) Danielle Elisseeff , op.cit., p 93
'(20) Le Grand Bond en Avant (1958-1959). Devant les résultats décevants de l’économie, notamment dans la production agricole, Mao et son clan dans le parti décidèrent de faire appel à l’enthousiasme et à la volonté des masses pour lancer un programme économique radical impliquant la création de communes rurales et urbaines auxquelles il était assigné de réaliser la maîtrise de l’eau et l’essor d’industries locales (notamment dans des hauts fourneaux de campagne). Ce fut un désastre total qui conduisit à l’effondrement de la production agricole et à la désintégration du secteur industriel. Le résultat fut une famine dans précédent qui fit des dizaines de millions de morts.
(21)Danielle Elisseeff, op.cit. p 103
(22) La Révolution Culturelle (1966-1969) fut une ultime tentative par Mao et son clan de récupérer son pouvoir contesté par la montée de la nouvelle classe des managers portée par le développement économique. Le déchaînement d’un mouvement de jeunes dans une virulente et violente critique des dirigeants de tous ordres finit par échapper à ses promoteurs et dut être endigué par l’intervention de l’Armée Populaire. L’élimination définitive du clan de Mao n’aboutit qu’après la mort de celui-ci (1976) et le retour de Deng Xiao ping (1977) leader de la tendance managériale au sein du Parti Communiste qui fit abandonner le capitalisme d’Etat et les communes populaires pour engager résolument la Chine dans la voie capitaliste traditionnelle.
(29) Le Monde 16/1/2007. Il semble pourtant que des tolérances locales de plus en plus nombreuses assouplissent quelque peu les rigueurs de cette politique anti nataliste. En 2004, la commission de planification des naissances de Shanghai a supprimé les amendes pour le 2ème enfant illégal ( Danielle Elisseeff, op.cit. p 149) On peut penser que cet assouplissement tout comme la semi légalisation des migrants est la conséquence de pressions économiques.
(32)Certains prévoient que de 2030 à 2065 les Chinois venus au monde entre 1955 et 1975 disparaîtront massivement, faisant chuter de moitié la population chinoise (Danielle Elisseeff, op.cit. p 149)
(33) Libération 16/1/2007
(34) Perspectives Chinoises, n° 86, mars avril 2004. Endangered Daughters and Development in Asia. E. Croll, Routledge
(35) New York Times cité par Courrier International 23/12/2006
(36) Zorro, le délivreur de femmes, Libération, 30/5/2006
(37) Sur ce "tourisme d'accouchement" qui est aussi un phénomène complexe, cet ex-territoire britannique restitué à la Chine , mais avec un statut spécial , souffre d'un manque de femmes et d'un vieillissement de sa population ( Perspectives Chinoises n° 53maijuin 1999, Financial Times , 31/7/2007)
(40) Le « bol de riz en fer » fut le nom donné aux garanties données aux travailleurs des entreprises d’Etat lors de la première période d’industrialisation. Les « unités de travail » ( qui pouvaient être non seulement des usines mais aussi des établissements d’enseignement ou des unités administratives étaient de véritables cités « totales » autour du lieu de travail. On y trouvait tout ce que la vie pouvait nécessiter de la naissance à la mort et y vivre sans avoir à en sortir. Cette sécurisation autour d’un travail fur démantelé totalement dans les années 80-90 avec les restructurations et les privatisations qui jetèrent sur le pavé des millions de travailleurs, les privant soudain du cocon protecteur lié au travail.
(41) Perspectives Chinoises n° 89 mai-juin 2005
(42) Enjeux, février 2007
(43) Perspectives Chinoises n° 71, mars-avril 2002 - En 2003, le secteur d’Etat (SOE et entreprises contrôlées par l’Etat) compte plus de 150 entreprises (SOE), les plus grandes de Chine (gaz, pétrole, raffinage, acier, automobile chimie, pharrmacie, tabac) qui, restructurées sont concurrentielles. En 2001, ces entreprises assurent 28,5 du PIB e occupent 41% de la force de travail chinoise.
(44) China Labour Bulletin – Propos du Directeur du Bureau d’Etudes des Statistiques de Chine, mai 2006 ; Falling through the Floor, Migrant Women Workers’Quest for Decent Work in Dongguan, p 8
(45) "Si on veut être diplômé il faut se taire et éviter d'avoir le moindre problème avec l'administration " (Le Monde 9/8/2007°
(46) Enjeux février 2007
(47) Science Monitor cité par Courrier International 23/12/2004
(48) Science Monitor cité par Courrier International 23/12/2004
(49) Courrier International 23/12/2004)
(50 Perspectives Chinoises n° 89, mai-juin 2005
(51) Perspectives Chinoises n° 89, mai- juin 2005
(52) Perspectives Chinoises n° 89, mai_juin 2005
(53) ACFTU – All China Federation of Trade Unions – est le syndicat unique, courroie e transmission des ordres du parti dans les entreprises et parfait exécutant des plans de la direction des entreprises. Tout autre syndicat est interdit et ceux qui tentent d’en établir un se retrouvent en prison. S’il est présent dans les entreprises d’Etat ou contrôlées par l’Etat, il est rare de le trouver dans le secteur privé. Le géant américain de la distribution Wal Mart voulant s’établir en Chine a accepté la formation de sections de l’ACFTU dans ses supermarchés de Chine comme condition de son activité alors que cette firme est résolument anti syndicale ailleurs dans le monde. ACFTU jouera dans ce cas le rôle qu’il joue partout en Chine
(54)Libération 4/2/2007
(55) Financial Times 3/11/2004
(56)Libération 15/1/2007, Science Monitor cité par Courrier International 23/12/2006
(57) SEZ – Special Economic Zone – (éventuellement sous d’autres appellations) est une région géographique définie dans un Etat par le pouvoir politique et régie par des lois économiques différentes de celles en vigueur dans le reste de l’Etat, et souvent isolée physiquement pour garantir ces protections. Les plus anciennes ont été établies en Chine au début des années 1980 par Deng Xiao Ping, pour attirer les investissements étrangers et assumer une production orientée principalement vers l’exportation. La plus connue est celle de Shenzhen qui d’un petit village proche de Hong Kong est devenue une ville de 10 millions d’habitants en 20 années. D’autres SEZ furent créées en même temps : Zuhai, Shantou, Xiamen et l’île de Hainan. Depuis elles ont proliféré dans toute la Chine avec de multiples variantes.
(58) Sur le travail des enfants en Chine,China Labour Bulletin 2007
(59) Falling through the floor. Migrants Women Workers’Quest for Decent Work in Dongguan, China Labour Bulletin , septembre 2006-
( 60) Echanges n° 120 , printemps 2007, p 16 article traduit “The case of Ms Zhang: peregrinations of a young migrant worker”, Falling Through the Floor, Migrant Women Workers’ Quest for a Decent Work in Dongguan, China Labour Bulletin, septembre 2006
(61) Engendering Chinese Moderniry. The sexual Politics of Dagongmei Dormitory Labour Regime, Pun Ngai juin 2004 p 9
(62) Pun Ngai; op.cit. Le manque d’une certaine main d’oeuvre dans les zones économiques à fort taux d’exploitation du capital variable doit être mis en parallèle avec l’important réservoir de main d’œuvre disponible dans les campagnes pour l’exode rural. On pourrait rapprocher cette situation avec celle des pays industrialisés qui connaissent un taux plus ou moins élevé de chômage en regard d’un taux important d’emplois non pourvus et en analyser les répercussions sur le niveau des salaires.
(63) Il y a une contradiction entre les louanges sur la qualité du travail des migrantes et l’incroyable discipline imposée dans le travail. Le dirigeant de l’usine Flextronics de Zuhai peut déclarer « Je n’ai jamais vu le niveau de qualité et d’assiduité comme celle de la force de travail ici » » (Financial Times 29/10/2006) et le fait que la plupart des migrantes fuient dès qu’elles le peuvent vers un autre travail ou dans leur campagne d’origine
(64) Toutes les astuces patronales sont permises à la fois pou embaucher les migrantes les plus jeunes possible et pour contraindre les plus âgées (25 ans) à partir, par exemple en les affectant à des travaux plus pénibles et/ou dangereux. Par contre, dans la période d’exploitation ainsi définie, les dirigeants font tout pour freiner le départ d’une travailleuse, la contraignant souvent à quitter en laissant un ou deux mois de salaires impayés sans recours ultérieur possible. Pun Ngai , op cit. p 34
(65)Les exemples de conditions d’exploitation extrêmes sont innombrables : équipes de 12, 14,16 heures, sept jours sur sept, un jour de repos par mois, salaires très bas auxquels s’ajoutent de nombreuses amendes pour avoir parlé, fait tomber une pièce de tissu, etc…P sans compter les prélèvements pour une nourriture souvent infecte et le logement en dortoirs notoirement sous-équipés, .Pun Ngai, op.cit.
(66 ) Pun Ngai, op. cit. souligne l’intérêt pour les patrons à avoir sous la main dans ces dortoirs une main d’œuvre qui peut être mobilisée à chaque moment du jour et de la nuit entraînant une flexibilité totale, conciliant ainsi l’exploitation dans la plus value absolue avec les impératifs de l’organisation moderne de la production à flux tendu.
(67) Pun Ngai, op. cit. D’une certaine façon, la dureté des conditions de travail et le turn over qui en résulte, peut être vu comme un processus (conscient ou pas ?) de sélection des sujets les plus résistants donc les plus aptes à la surexploitation les autres étant rejetés hors ce circuit de production.
(68) Pun Ngai, op.cit ;
(69) Financial Times 11/2/2002
(70) Pun Ngai, op.cit. p 8
(71) Pun Ngai op.cit. p 4 et 12 On peut en effet voir des corps exhibés partout et des femmes par milliers se sont engagées dans des métiers dont le seul but est de plaire aux hommes (New York Times cité par Courrier International 23/12/2006
(72) Pun Ngai, op.cit. p 4 ; Perspectives Chinoises n° 86, mars-avril 2006, Ce cas précis n’est d’ailleurs qu’un des aspects du problème global de l’accès aux soins qui, pour beaucoup de Chinois est parfois une question de vie ou de mort qui attendent au dernier moment pour se faire soigner à cause du coût de la médecine. Seuls les riches ont accès au bon hôpital et là aussi, c’est la fortune qui règle le problème. « If you are Chinese, try very hard not to be ill » (Financial Times, 30/8/2007) La plupart des migrantes n’ont ni salaires durant le congé maternité, ni compensation d’aucune sorte, pas même la garantie d’être réembauchée après l’accouchement. Le taux de mortalité maternelle chez les migrantes est sensiblement plus élevé que la moyenne nationale (Perspectives Chinoises n° 86, mars avril 2006)
(73) Danielle Elisseeff, op.cit p 139 Le médecin lors de la visite prénuptiale obligatoire doit officiellement dire au fiancé si la jeune fille est vierge ou pas.
(74) Le travail fait par Pun Ngai pour montrer comment le capital dans sa mondialisation a utilise en Chine le créneau disponible de la main d’oeuvre féminine exploitable et corvéable à merci et façonnant une catégorie de sujets offrant les possibilités optimum pour cette exploitation pourrait être également fait pour l’Inde mais dans une autre catégorie de sujets. Dans ce dernier pays, c’est au contraire une catégorie de travailleurs sélectionnés par leur connaissance de l’anglais et leur niveau d’éducation qui constituent une autre catégorie de sujets d’exploitation dans des tâches bien définies. Utilisant toutes les possibilités offertes par le développement des techniques (transports ou internet), le capital peut ainsi sélectionner dans le monde entier les secteurs les plus favorables pour l’extraction de la plus value, quitte à en rechercher d’autres lorsque les précédents, pour diverses raisons dont la lutte de classe s’avèrent moins rentables.
(75)China Labour Bulletin n° 85, 9/6/2007
(76) Falling through the Floor. Migrant women Workers Quest for decent Work in Dongguan – China Labour Bulletin, septembre 2006; A second wave of Labour Unrest in China Wong Kun Yan ( Hong Kong, 2005
(77) China Labour Bulletin n° 59, 12/2/2005
(78) Echanges n° 120, printemps 2007, p 16
(79) Financial Times 3/11/2004 ; Financial Times 4/1/2006 ; Le Monde 2/3/2006
(80)Perspectives Chinoises n° 90 juillet août 2006.
(84) China as a World Factory , New Practices and Struggles of Migrant Women Workers – 2005 ; Standing up: The Workers Movement in China 200-2004 (China Labour Bulletin) ;The Chinese Working Women’s Network, Pun Ngai et Yang Lie Ming; Against The Current n° 130
Information sur le mouvement des conseils ouvriers de la gauche germano-Hollandaise, ainsi que sur la lutte de classe dans le monde.
voir en complément le site MONDIALISME.
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