Les marxistes et la question nationale (Souyri,1979)
Note de lecture de Pierre Souyri parue dans les Annales en juillet-août 1979. Le livre a été réédité par L’Harmattan en 1997.
Georges Haupt, Michel Lowy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914. Paris, Maspero, 1974, 391 p.
En établissant ce dossier qui rassemble quelques-uns des textes dont la publication a jalonné les prises de positions, tour à tour complémentaires et opposées, des théoriciens de la IIe Internationale sur la question nationale, G. Haupt, M. Lowy et C. Weill ont pris soin de ne pas privilégier les conceptions des bolcheviks. Ce choix n’a pas seulement l’avantage de faire connaitre aux lecteurs des points de vue que l’hégémonie du marxisme russe avait rejetés dans l’oubli ; il permet aussi de rompre avec une représentation banale et pourtant insoutenable qui ordonne l’histoire des théories marxistes, comme s’il existait un marxisme constituant un système cohérent et achevé, dont les bolcheviks se seraient réapproprié la méthodologie et les concepts pour déboucher, enfin, après que tous les autres théoriciens de l’époque de la II° Internationale aient interminablement erré, sur la solution juste et nécessaire de la question nationale, comme du reste de toutes les autres.
Lorsque les théoriciens qui se réclament de Marx sont contraints par les circonstances – la montée du nationalisme en Europe orientale puis en Asie – de repenser la question des nationalités dont Marx et surtout Engels s’étaient principalement occupés à l’époque des révolutions de 1848, ils ne trouvent dans les écrits des « pères fondateurs » que des indications fragmentaires, parfois contradictoires et en tout cas très fortement datées. Marx et Engels qui pensaient que l’antagonisme du capital et du travail constitue le ressort essentiel du processus historique de la société moderne, n’avaient accordé à la question nationale qu’un statut marginal et subordonné.
Celle-ci ne les intéressait que pour autant que le fait national interférait avec la lutte des classes et que la formation de grandes nations pouvait favoriser la croissance du capitalisme et du même coup celle de la négation prolétarienne de la société bourgeoise. N’envisageant les aspirations nationales que sous l’angle de leurs conséquences éventuelles pour la lutte des classes, Marx et Engels n’accordaient de légitimité qu’aux luttes nationales qui pouvaient affaiblir la contre-révolution européenne. De là leur soutien au nationalisme polonais qui se dresse contre la puissance du tsarisme et, plus tard, au nationalisme irlandais dont la victoire, pensent-ils, favoriserait a la fois l’intensification des luttes sociales en Angleterre et en Irlande. De là aussi leur hostilité furieuse envers les Slaves du Sud qui ont été utilisés par la contre-révolution en 1848 et leur haine du panslavisme qui se fait l’instrument de l’expansion russe. Engels, surtout, a multiplié contre les Slaves du Sud les épithètes injurieuses. M. Lowy, qui a relevé quelques-uns des pronostics les plus malencontreux d’Engels sur l’avenir des nations slaves et de quelques autres, montre, cependant, que les fureurs d’Engels sont les fureurs d’un révolutionnaire et non pas celles d’un chauvin allemand et d’un Slavophobe aveugle. Procédant à une analyse superficielle et erronée des causes de la contre-révolution, Engels en rejette injustement toute la responsabilité sur les Slaves, sans apercevoir que l’échec des révolutions de 1848-1849 a des racines de classe au cœur même des nations révolutionnaires. Du reste, le même Engels qui attribue à l’occasion aux peuples slaves une essence réactionnaire, n’en avait pas moins appelé, en 1848, au renversement de l’Empire des Habsbourg qui faisait obstacle à la libération des Slaves et des Italiens.
Il reste qu’Engels avait analysé les problèmes nationaux en utilisant à plusieurs reprises le concept hegelien et étranger au matérialisme historique de « peuple sans histoire », sans que Marx formule la moindre critique contre l’hégélianisme pré-marxiste de son compagnon.
Lorsque les générations postérieures se trouvent contraintes de réactualiser la question des nationalités dans la théorie marxiste, elles partent d’un héritage qui est des plus incertains et G. Haupt souligne toutes les difficultés auxquelles va se heurter leur entreprise.
D’abord des difficultés liées à la terminologie et aux concepts qui ne permettent pas toujours de différencier clairement États, nations et nationalités et qui font surgir des incertitudes et des controverses d’autant plus vives que les marxistes sont captifs des modèles occidentaux de la formation des nations qui ne leur permettent pas de comprendre ce qui est en train de s’accomplir en Europe centrale et sud-orientale à la fin du XIXe siècle. Là, à la différence de ce qui s’était passé dans les pays de l’Ouest où les États avaient été les instruments du rassemblement et de l’unification des nations, les États n’apparaissent qu’à la dernière étape, longtemps après que les nations aient commencé à s’affirmer en prenant lentement conscience d’elles-mêmes comme communautés de langue et de culture. Les marxistes devaient, en outre, faire souvent violence à leurs propres habitudes de pensée pour parvenir à admettre qu’il n’y avait pas seulement, comme le disait J. Guesde, « deux nations ; la nation des capitalistes, de la bourgeoisie, de la classe possédante d’un coté, et de l’autre la nation des prolétaires, de la masse des déshérités, de la classe travailleuse » et que le prolétariat pouvait se sentir concerné par des revendications nationales et pas seulement dans ses couches attardées et mal dégagées de l’idéologie bourgeoise. G. Haupt montre comment, vers la fin du XIX° siècle, les progrès de l’industrialisation dans l »Empire des Habsbourg bouleversent la composition sociale et nationale du prolétariat et font surgir au-dessous de la couche des ouvriers qualifiés allemands, une masse de manœuvres issus des diverses nationalités de l’Empire et qui se sentent à la fois socialement et nationalement opprimés. « Être Tchèque à Vienne, c’est être prolétaire ». Dès lors, refuser de prendre en considération les aspirations nationales ou ne leur accorder qu’une attention réticente au nom d’un rigoureux internationalisme de principe, revient à enfermer le socialisme dans des positions pétrifiées qui risquent de le rendre étranger au prolétariat réel. A mesure que le socialisme se diffuse vers l’Europe orientale, puis vers les pays extra-européens, les marxistes se trouvent contraints a remanier leur problématique de la question nationale et à reconsidérer leur vision du mouvement historique. II leur faut « désoccidentaliser » le marxisme, admettre qu’il n’est pas vrai que l’internationalisation croissante de la vie économique suffise à produire une homogénéisation de la civilisation et des cultures ouvrant la perspective d’un dépassement des particularités nationales et qu’il existe, au moins, des contre-tendances qui font que la pénétration du capitalisme chez « les peuples sans histoire » aboutit non pas à leur assimilation, mais à leur éveil national. Dans cette évolution historique du marxisme, la contribution des Autrichiens, de O. Bauer surtout, constitue une étape capitale. Sans doute les austro-marxistes sont-ils surtout préoccupés d’empêcher l’éclatement de l’empire multinational rassemblé par les Habsbourg et de contenir les forces centrifuges qui menacent de désagréger leur propre parti. Ce souci a conduit O. Bauer à élaborer une conception de la nationalité qui ampute le problème de sa dimension politique et fait abstraction du caractère de classe des productions culturelles. O. Bauer sera aussi bien attaqué par l’extrême gauche du mouvement socialiste — A. Pannekoek et Strasser qui persistent a considérer qu’il ne peut pas y avoir, pour le prolétariat, d’intérêts nationaux spécifiques —, que par Kautsky qui n’admet pas que l’avènement du socialisme puisse s’accompagner d’un approfondissement des différences nationales et par les bolcheviks qui remettront en question les conceptions « psycho-culturelles» de la nation qu’ont élaborées les austro-marxistes et les solutions que propose la social-démocratie autrichienne pour résoudre la question nationale. Pourtant, les théoriciens viennois ont contribué à secouer l’inertie de la IIe Internationale. Leurs recherches ont ouvert la voie à l’idée que la naissance des nations n’appartenait pas nécessairement au passé de l’Europe et du monde et que l’internationalisme prolétarien ne pouvait pas tourner le dos aux aspirations des nationalités opprimées.
Lorsque, à la veille de la guerre, Lénine aborde à son tour la question nationale, sa réflexion peut prendre appui sur l’ensemble des recherches faites depuis Marx et qui ont largement étendu et transformé le champ théorique du socialisme. Mais il parvient à renouveler presque complètement le problème des rapports entre les aspirations nationales et le socialisme parce qu’il le pense en fonction du thème des inégalités de développement que le capitalisme imprime au processus historique et au télescopage qui se produit dans les pays attardés entre les tâches bourgeoises démocratiques et les tâches prolétariennes de la révolution. L’effacement des particularités nationales par le développement du capitalisme qu’avait longuement souligné Kautsky se poursuit, mais il devient, au XXe siècle, contemporain d’un éveil national que suscite l’expansion du capital impérialiste vers les pays attardés. Ces deux mouvements ne sont pas nécessairement contradictoires dans la mesure ou il appartient au mouvement prolétarien de pousser jusqu’à son terme la révolution démocratique dont les aspirations nationales ne constituent qu’un élément. Dans le système théorique de Lénine, le nationalisme des peuples opprimés se trouve ainsi intégré à une stratégie cohérente de la révolution. Il s’insère dans un processus plus général au travers duquel la réalisation des aspirations nationales prépare le dépérissement des particularismes nationaux et en constitue même la condition. Comme pour Marx ou R. Luxemburg, les aspirations nationales n’ont pas pour Lénine d’intérêt intrinsèque. Elles ne sont reconnues que pour être utilisées aux fins d’un mouvement qui implique leur dépassement. Pourtant, il est impossible de ne pas constater aujourd’hui que la conception léniniste n’a pas résisté à l’épreuve des événements. M. Lowy montre que l’histoire n’a cessé de démentir les conceptions et les pronostics d’Engels. Or, quoique pour des raisons différentes, il en va de même de ceux de Lénine. La plupart des nations qui se sont constituées après 1918, puis après la désintégration des empires coloniaux, ne sont pas fait sur la base d’une subordination des aspirations nationales à un mouvement prolétarien. C’est même l’inverse qui s’est le plus souvent produit : même dans des pays où existait un mouvement ouvrier, celui-ci s’est laissé intégrer à la lutte nationale et a constitué une simple force d’appoint pour le nationalisme qui a abouti a la formation d’Etats bourgeois ou d’Etats bureaucratiques qui ont trouvé leur point d’appui principal dans la guérilla paysanne. La grande stratégie conçue par les bolcheviks n’est cohérente que dans l’abstrait ou dans l’imaginaire des théoriciens : elle n’a pas trouvé de répondant dans la pratique.
Pierre Souyri